LA SPÉCIFICITÉ MILITAIRE


Par GCA (2s) Alain Bouquin,

Président du G2S

 

Après le Billet du GCA(2s) Alain Bouquin dans le n°69 et les Focus du GCA(2s) Jean Paul Perruche dans le n°70, du général (2s) Olivier Becdelièvre dans le n°71 et du GCA Alain Bouquin(2s) dans le n°72 , nous concluons la publication d’articles sur l’avenir de l’armée de terre de la France par le Président du G2S

 

« Les soldats ne peuvent être des citoyens comme les autres, c’est pourquoi nous devons militer pour un certain nombres de mesures qui ancrent leur spécificité ».

Le soldat ne peut être entièrement un citoyen comme un autre. C’est pourquoi nous ne pouvons que CA (2S) Alain Prétendre en 2018 qu’une armée d’excellence doit avoir conservé tous les ingrédients qui fondent la spécificité militaire de ses membres peut sembler être un truisme. Et défendre ce point de vue est parfois jugé superflu… tant de choses ayant déjà été dites sur le sujet !
Pourtant, les chefs militaires, lorsqu’ils s’expriment, aiment à rappeler avec une grande constance la nature existentielle de cette notion.

Le CEMA, à l’Assemblée nationale le 21 février dernier, l’a très justement rappelé : « … je souhaite évoquer la nécessaire préservation de la spécificité militaire qui […] peut être atteinte par certains projets de transformation. Elle fait l’objet de toute mon attention ; [elle] est très directement liée à l’usage de la force, c’est-à-dire à l’obligation faite aux armées de mettre en oeuvre la force de manière délibérée. »
Le CEMAT, dans un récent article dans le Figaro ne dit rien d’autre : « L’objet premier de l’armée, son caractère fondamental, c’est la défense de la Nation, par les armes, de façon méthodique et organisée. C’est à partir de cette finalité que l’on doit penser la spécificité militaire. » Cette insistance de nos grands chefs n’est pas anodine : s’il faut inlassablement parler de spécificité et la défendre, c’est qu’elle est à la fois incontournable… et sans doute menacée. De manière factuelle, la spécificité militaire, repose sur un corpus de règles particulières, liées à l’emploi des militaires, regroupées dans un statut spécifique, et destinées à permettre leur engagement dans des conditions qui sont celles de l’action guerrière, sans possibilité de retrait. Elles sont issues de l’expérience et reconnues par le droit. Elles obligent le soldat, notamment à une disponibilité immédiate et permanente, et à la discipline. Elles fixent la nature même de sa vocation.

Pourquoi est-il vital pour nous militaires de disposer de telles règles spécifiques ? C’est parce qu’il existe dans notre état de soldat une différence fondamentale par rapport à de nombreux autres ! La mort est partie intégrante de l’exercice de notre « métier » : la mort donnée, sur ordre, et la mort reçue, acceptée par avance. « La mort au combat n’est pas un accident professionnel », nous rappelle le général BOSSER. Et le président de la République, lors de la cérémonie d’hommage au colonel BELTRAME, le redit avec une belle simplicité dans la formulation : « Accepter de mourir pour que vivent des innocents, tel est le cœur de l’engagement du soldat. »Ce qui caractérise plus encore l’emploi des armées c’est la notion « d’ultima ratio » : le dernier recours quand les autres moyens ont échoué, dans un cadre juridique tout à fait particulier, qui peut outrepasser le droit à légitime défense dans l’utilisation de la force. Cette situation nous distingue clairement des forces de sécurité. Elle est unique et à elle seule elle fonde le besoin d’un statut adapté.
Le jour où ces perspectives extrêmes devraient être gommées de notre référentiel collectif, notre armée perdrait une partie de sa raison d’être. Car elles déterminent « tout le reste » : les principes, les attitudes, les convictions, les références morales, qui constituent notre efficacité et notre guide dans l’action : discipline, disponibilité, force morale, esprit de sacrifice… La spécificité n’est donc pas accessoire, « pour faire mieux » : elle est l’essence de notre savoir-être, de nos organisations, de notre fonctionnement. Ni corporatiste, ni élitiste, elle n’est pas une forme de repli identitaire ; elle est simplement le socle des valeurs qui ont vocation à irriguer notre communauté pour lui permettre d’agir selon sa finalité.
Elle n’est pas non plus un prétexte pour « rester entre militaires » et abusivement revendiquer la totale maîtrise fonctionnelle des responsabilités à tenir au sein du ministère : elle est plus prosaïquement le constat que, à la guerre, il faut des personnels « spécifiquement militaires » pour exercer les tâches exigées dans un cadre « spécifiquement guerrier ».
Elle n’est pas un anachronisme, une forme de comportement qui convenait aux grandes guerres du passé et qui serait devenu obsolète dans les contextes conflictuels contemporains ; elle est ce qui, en tout temps et tout lieu, permet au soldat, sur des bases juridiques solides, de faire usage de la force pour protéger ses concitoyens.

En regard, la société doit accepter les risques qu’elle implique. Et en particulier, ce n’est pas parce que le soldat est un citoyen en armes, qu’une mauvaise transposition du droit commun, au travers d’une judiciarisation mal comprise ou mal appliquée, doit entraver son action. C’est pour l’ensemble de ces raisons qu’il convient d’en rappeler avec persévérance le caractère incontournable pour l’exercice du métier des armes. Car les atteintes à la spécificité sont nombreuses, tentantes à divers titres, et parfois non exemptes d’intentions malveillantes. Civilianisation rampante, sujétions surannées, banalisation… la spécificité militaire est une vieille dame qui peut tour à tour déranger, être instrumentalisée ou servir de repoussoir. Elle peut même occasionnellement être présentée comme un danger et stigmatisée : ne serait-elle pas d’essence réactionnaire ?…
Le CEMAT a répondu très clairement à ces interrogations : « … assumer cette spécificité militaire dans toutes ses dimensions est un enjeu crucial, ainsi qu’une condition essentielle pour disposer de la première armée européenne, au service de notre liberté et de celle de la France. » Nous qui avons vécu ces exigences dans notre chair ne pouvons que reprendre cette assertion à notre compte : la spécificité militaire est bien un des éléments majeurs qui déterminent le rang de notre armée sur la scène internationale. Elle doit à ce titre être jalousement préservée en tant que condition sine qua non de la performance opérationnelle.

 

EN GUISE DE CONCLUSION DU DOSSIER :

 

Pour résumer en une phrase les opinions qui s’expriment au travers de ce dossier, je suis tenté, de manière très laconique d’écrire qu’il faut, pour le futur de l’armée de Terre, privilégier ce qui fait la posture davantage que l’envergure, les structures ou les fournitures.
En effet, si les questions de formats, d’effectifs, d’équipements, d’organisations, de ressources… ont été peu abordées dans les fiches qui précèdent c’est que par nature elles sont très conjoncturelles. Elles ne sont que des conséquences, des modalités de mise en œuvre de décisions résultant d’un débat qui doit se concentrer sur l’effet à obtenir.

C’est pourquoi, il me semble important que toute réflexion prenne en compte les quelques principes-clefs évoqués au fil de la lecture :
▪ Le général VERNA nous rappelle avec justesse l’importance de la liberté d’action des décideurs ; sa réflexion dépasse évidemment le seul cadre de l’armée de Terre et pourrait s’appliquer aux chefs d’états-majors des trois armées ;
▪ L’histoire nous enseigne la part qui doit être donnée à la pensée militaire ; elle est avant tout une exigence de réflexion sur la guerre et ses principes, nous dit le général de BRAQUILANGES ; elle est ensuite une manière de mettre de l’intelligence dans l’action : elle se décline en termes de doctrine, de formation, de niveau d’encadrement, de préparation opérationnelle ;
▪ La capacité d’influence sur la scène internationale reste fondamentale ainsi que le rappelle le général PERRUCHE ; entraîner ses alliés, commander une coalition, entrer en premier… en sont les aptitudes associées ;
▪ L’attention doit inlassablement continuer à se focaliser sur la qualité des ressources humaines ; les efforts à leur profit doivent porter sur la rusticité, l’aguerrissement, la diversité des savoir-faire… tout en préservant la spécificité et les conditions d’exercice du métier ; car nos soldats sont toujours plus forts lorsqu’ils savent leur engagement reconnu par la Nation…
▪ Une culture de l’adaptation reste impérative, nous dit le général THOMANN : elle se traduit par des attitudes à entretenir, telles que la subsidiarité, la capacité à agir en mode dégradé, la polyvalence, la curiosité…
▪ L’aptitude et l’appétence à l’innovation, sous toutes ses formes, techniques, méthodologiques, organisationnelles, tactiques, sont une nécessité ; pour rester en tête des armées qui comptent, il faut savoir en permanence se remettre en cause et évoluer ; car l’immobilisme et l’inertie sont destructeurs.

Ces principes sont ceux sur lesquels on peut durablement construire l’excellence. Ils doivent irriguer la pensée de ceux dont la tâche va consister à définir un modèle et un format.
L’objectif ambitieux qui nous est fixé par le président de la République de rester une armée qui compte dans le monde, n’est pas trivial. Mais c’est la condition nécessaire pour que le pays puisse se défendre contre toute menace et continuer à faire entendre sa voix dans un contexte de plus en plus brutal.

 

Cet  article fait partie du dossier n°22 réalisé par Le Cercle de réflexions du G2S

«  Réflexions pour l’armée de terre de demain » publié en juillet 2018  et consultable sur : http://www.gx2s.fr/

 

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