DJIBOUTI : LE GRAND JEU !

Richard Labévière

 

En mars 2017, on pouvait se féliciter d’enregistrer un certain retour de la France à Djibouti. Un an plus tard, force est de constater la confirmation du mouvement et l’intensification d’un Grand jeu dont Djibouti est devenu l’épicentre. Cette évolution confirme l’une des principales conclusions de la Revue Stratégique de Défense et de Sécurité, remise par Arnaud Danjean au Président de la République en novembre dernier : l’un des axes stratégiques majeurs de notre pays relie la Méditerranée, le canal de Suez, la mer Rouge à l’océan Indien. Djibouti en constitue le pivot central ! Bien avant son indépendance, l’histoire de la jeune République de Djibouti n’a pas été un long fleuve tranquille. « La Grande Bretagne, qui avait établi son protectorat sur l’Egypte en 1882, se prétendit héritière de droit des possessions égyptiennes sur les rives de la mer Rouge et de l’océan Indien. Ses visées se portèrent plus particulièrement sur Zeila, Berbera et Bulhar mais Massaoua fut laissée à l’Italie. Trop prudente pour risquer une aventure jusqu’à Harar, l’Angleterre abandonna à Ménélik – roi du Choa – la conquête de cette ville. L’Ethiopie dut cependant renoncer, une fois de plus, à réaliser son rêve millénaire de possession d’un port sur la mer Rouge. Elle adressa plusieurs demandes en ce sens aux puissances européennes avec l’espoir de ménager un « couloir » éthiopien vers la mer, mais en vain. La côte fut partagée entre l’Angleterre, installée à Zeila et Berbera, l’Italie à Massaoua et Assab, et la France à Obock, puis bientôt à Tadjoura et Djibouti »1.

Ce jeu à trois va se poursuivre durant une grande partie du XXème siècle jusqu’à l’indépendance du 27 juin 1977. Aujourd’hui que cet Etat-portuaire s’impose comme une ville-monde, au sens braudélien du terme – « les informations, les marchandises, les capitaux, les crédits, les hommes, les ordres, les lettres marchandes y affluent et en repartent » -, Djibouti est au cœur d’un grand jeu, qui fonctionne désormais à cinq : sa souveraineté et son développement sont directement confrontés aux intérêts de Dubaï, ville la plus importante et émirat des Emirats arabes unis (EAU) ; les Etats-Unis sont militairement présents depuis les attentats du 11 septembre 2001 ; la Chine y a installé sa première base militaire à l’étranger ; et la France continue à tenir son rôle historique de « plus vieil allié-fondateur ».

Guerre saoudienne

A cette configuration géopolitique lourde, où l’on ne doit pas oublier la Turquie installée à Port-Soudan et Mogadiscio, viennent s’ajouter trois partenaires d’une incontournable proximité : Ethiopie, Somalie et Erythrée dans un contexte régional polarisé par une nouvelle guerre du Yémen, conflit régional opposant les Houthis du nord aux barons tribaux du sud. Avec l’appui des Etats-Unis, l’Arabie saoudite et ses alliés du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont résolument transformé cette querelle de famille en une « fitna », un combat contre les Chi’ites yéménites qu’ils accusent d’être soutenus par l’Iran.

Avant l’ingérence militaire saoudienne, on ne pouvait guère différencier les Houthis (qui, à la différence des Chi’ites duodécimains croyant en douze imams, n’en reconnaissent que six) du reste de la majorité de la population sunnite. Mais l’obsession de Riyad en a décidé autrement, saisissant cette péripétie locale et interne au Yémen pour s’ingérer une nouvelle fois dans les affaires de la « République » voisine qui fait tant horreur aux Saoud – ses habitants faisant preuve d’une insupportable arrogance consistant à organiser régulièrement dans leur pays… des élections !

Ressurgissant des conflits récurrents entre les confédérations tribales du nord et du sud du Yémen, la guerre actuelle couvait depuis le début des années 2000 avant de se cristalliser et se généraliser à l’ensemble du pays à partir de 2014. Avec l’aval américain, les Saoudiens – qui ont systématiquement détruit tous les aéroports du pays – ont, curieusement, laissé intact celui du port de Mukallah. Proche de la frontière du sultanat d’Oman, ils y ont installé leurs protégés jihadistes de la Qaïda pour les lancer contre les « Chi’ites » houthis. S’ils achètent régulièrement des bateaux de guerre, les Saoudiens restent des bédouins qui n’aiment pas l’eau. Ils ont donc délégué à leurs alliés émiriens la tâche de constituer une « ceinture maritime » autour du sud de la péninsule arabique.

Et le déploiement maritime des EAU est impressionnant. Une première base est installée sur l’île yéménite de Socotra – située en mer d’Arabie, non loin de la passe orientale du golfe d’Aden. La « ceinture » s’appuie sur cinq principaux ports en eaux profondes : Aden (au Yémen à la porte du détroit de Bal el-Mandeb) ; Bosasso et Berbera (au nord de la Somalie) ; Massoua et Assab (en mer Rouge septentrionale sur territoire érythréen). Ce dispositif est coordonné depuis un état-major inter-armées installé dans l’archipel des Hanish qui commande le détroit de Bab el-Mandeb, la bien nommée porte des larmes ou des lamentations…

Cette expansion militaire émirienne s’appuie également sur une série d’investissements lourds dans de nombreux ports civils de la sous-région ; l’objectif poursuivi étant d’empêcher l’émergence d’un centre portuaire susceptible de concurrencer le rayonnement de Dubaï, la « cité-entrepôt » qui rayonne dans tout l’océan Indien de Zanzibar aux Philippines. Soutenu par les Etats-Unis pour contenir les ambitions chinoises dans la zone, ce collier de perles émirien nous ramène à Djibouti et à la grande brouille qui l’oppose désormais aux EAU.

L’affaire Abderrahman Boreh

En 2006, l’homme d’affaires d’origine djiboutienne Abderrahman Boreh favorise l’implantation de la société émirienne DP-World qui assure la gestion du port de Djibouti. Mais, lors des élections législatives de 2013, il prend le parti de l’opposition qu’il soutient financièrement. Compromis dans plusieurs affaires de corruption, il trouve refuge à Dubaï. Et lorsque l’émirat refuse de l’extrader, le président djiboutien Ismaïl Omar Guelleh (IOG) annule la concession portuaire avant de la confier à une société rivale. Les relations entre Djibouti et les EAU s’enveniment jusqu’à la rupture des relations diplomatiques en avril 2017. Dernièrement les investissements de DP-World à Djibouti sont nationalisés.

La société émirienne s’installe alors dans le port voisin de Berbera – au Somaliland -, se posant en rival potentiel avec l’appui d’Abderrahman Boreh. IOG riposte en proposant à l’Ethiopie un « accord de sécurité » permettant à l’armée éthiopienne d’opérer à partir du territoire de Djibouti. Cet appel au secours intervient alors que l’Ethiopie a exprimé, il y a deux ans, son désir de « considérer l’Ethiopie et la République de Djibouti comme un seul et unique territoire ». Ainsi l’Ethiopie serait-elle engagée dans un processus d’annexion de l’ancienne colonie française ? Où en est-on aujourd’hui ?

Selon le spécialiste de la Corne de l’Afrique Gérard Prunier – chercheur au CNRS – « le président IOG se débat entre diverses sollicitations – et menaces – contradictoires. Alors qu’il implore l’aide des Éthiopiens, il doit en même temps traiter avec les ennemis arabes de l’Éthiopie qui réclament une base militaire à Djibouti pour appuyer leurs efforts de guerre au Yémen. Depuis le 6 juin 2017, des soldats Éthiopiens sont installés dans le district de Tadjourah, sur le territoire de la République de Djibouti, suite à l’accord signé début mai entre IOG et Addis-Abeba. Le général Zakaria Cheikh Ibrahim, chef d’état-major de l’armée djiboutienne, a précisé que cet accord permet à l’armée Éthiopienne de pénétrer en territoire djiboutien sans autorisation préalable et d’utiliser les installations militaires djiboutiennes. Or, dans la zone de Tadjourah, les Éthiopiens font face aux forces érythréennes, installées à la frontière entre l’Érythrée et Djibouti depuis les heurts frontaliers de juin 2008 entre ces deux pays. Et la force d’interposition du Qatar s’est retirée l’année dernière »2.

Par ailleurs, des unités de l’armée Éthiopienne sont également déployées face au port érythréen d’Assab dans un secteur où le territoire ne fait que quelques kilomètres de large. Par CCG ( Conseil de coopération du Golfe) interposé, Asmara bénéficie désormais d’une mansuétude américaine à laquelle l’Érythrée n’était pas habituée. Washington veut flatter le CCG qui a besoin d’Asmara. Les États-Unis ont déversé presque 10 milliards de dollars d’équipements militaires pour aider la coalition saoudienne. Enfin, même si les pouvoirs djiboutien et somalilandais sont à couteaux tirés pour des raisons commerciales, ils partagent la même réserve à l’égard de l’aventure militaire saoudienne et émirienne au Yémen. Face au rouleau compresseur arabe, l’installation massive de la Chine apparaît comme une aubaine salvatrice.

L’œil du cyclone.

Depuis cinq ans, Pékin multiplie les investissements lourds à Djibouti. En juin dernier, la première base militaire chinoise y a été inaugurée alors qu’on annonce la visite du président Xi Jin Ping en mai prochain. Avant son limogeage, Rex Tillerson a fait une tournée expresse dans la région, tenant un langage très ferme à l’encontre de Djibouti. En substance, et selon plusieurs sources diplomatiques, il a tenu à peu près ce langage au président IOG : si vous continuez à tout céder au Chinois, vous nous trouverez sur votre route et nous continuerons à balkaniser la région à partir de l’Ethiopie et de la Somalie. Pour l’heure, les Etats-Unis continuent à soutenir l’Arabie saoudite et les EAU qui poursuivent leur entreprise de fragilisation de « l’Etat fédéral de Somalie », d’importantes découvertes de gisements pétroliers et gaziers ayant été réalisées en Ogaden.

Gérard Prunier encore : « on assiste à des menées impérialistes à l’ancienne, mais selon des logiques quelque peu anachroniques qui se contredisent et s’annulent. C’est ainsi, par exemple, que Washington a le plus grand mal à réagir à cette série de conflits emboîtés – et décalés – où presque toutes les parties prenantes ( Égypte, Éthiopie, Arabie saoudite, Émirats arabes) sont ses « amis ». Où sont donc les ennemis ? Mais même ceux-ci – le Soudan et l’Érythrée – sont peu menaçants… ils sont simultanément alliés à leurs « amis » ! En revanche, entre eux et pour des raisons « archaïques », ils se prennent à la gorge les uns avec les autres. Face à ces contradictions, la Chine – souvent décrite comme l’impérialisme montant dans la région – est encore plus perdue que les États-Unis et cherche, sans y parvenir, les principes d’une logique qui lui échappe. Ni les débris du maoïsme, qui sert encore un peu à Pékin par la force de l’habitude pour les rapports diplomatiques avec les pays sous-développés non asiatiques, ni le capitalisme d’État actuel n’ont de réponses préformatées pour résoudre l’imbroglio djiboutien. Il faut donc improviser – ce à quoi les États modernes, bloqués dans la triangulation du politiquement correct, du commercialement expédient et du militairement nécessaire sont mal préparés. Paradoxalement, l’implication de toutes ces puissances accroît la marge de manoeuvre des acteurs locaux, ces derniers connaissant parfaitement les contraintes avec lesquelles ils doivent composer »3.

Dans cet environnement composite – qui rappelle les Balkans d’avant 1914 ou le Croissant fertile d’après 1947 -, Djibouti fait figure d’œil du cyclone, la République portuaire pâtissant et bénéficiant à la fois de son exceptionnelle géographie de carrefour stratégique. Dans ce contexte, le président IOG fait feu de tout bois diplomatique. Dimanche dernier à New Delhi, il assistait à la clôture du premier sommet fondateur de l’Alliance solaire internationale (ASI) – imaginée par l’Inde et la France lors de la COP-21 fin 2015 -, clôturant la visite d’Emmanuel Macron. Sur la photo, IOG est placé juste derrière le président français qui barre la Une de La Nation, le premier quotidien de Djibouti.

La France en position d’arbitrage. 

C’est une première : le Groupe d’affaires franco-djiboutien (GAFD) s’est monté en moins de trois mois, à la vitesse d’un TGV. Deux vice-présidents : le Djiboutien Kadra Douksiett et le Français Stéphane Rémon avec, pour l’instant quelques 25 membres, 400 millions d’euros de chiffre d’affaires et un potentiel de 3000 emplois dans un contexte qui connaît 40 à 50% de chômage structurel. L’approche se veut aussi qualitative, avec plusieurs programmes de formation en direction de la jeunesse, tournés vers les nouvelles technologies ; « des formations à l’écoute et adaptées aux besoins de Djibouti », souligne l’un des chefs d’entreprise animateur du GAFD ; « face au tsunami chinois, il s’agit, notamment de diversifier l’offre portuaire ».

Fin janvier, un contrat a été signé – à hauteur de 250 millions d’euros – avec la société française Rubis-Energie pour un terminal de stockage pétrolier à Damer-Jog, entre Djibouti et le Somaliland, une nouvelle zone portuaire en pleine extension. Les deux prochaines années verront la demande énergétique tripler. Le Français Akuo-Energie a, également négocié un protocole d’un montant de 70 millions d’euros pour développer l’énergie solaire et la valorisation des espaces agricoles. Enfin, la chaîne hôtelière Onomo prévoit différentes implantations à hauteur d’une quinzaine de millions d’euros. Enfin, le leader mondial du transport maritime CMA-CGM étudie une arrivée djiboutienne en douceur, afin de ne pas mettre en péril (compte-tenu du contexte régional) ses intérêts à Dubaï ; « le transporteur marseillais ayant parfaitement compris qu’il ne peut faire l’impasse sur les énormes potentiels de l’avenir djiboutien », précise Jean-François Moulin, expert du fret maritime.

Dernièrement, les sénateurs Philippe Paul, Bernard Cazeau, Gilbert-Luc Devinaz, Hugues Saury et le conseiller Marc Schor de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées, ont assisté à l’accostage du BPC Dixmude (effectuant la Mission Jeanne d’Arc 2018 de qualification des Officiers-élève de l’Ecole navale) après une visite de la base navale française. L’enjeu d’une telle visite, qui devrait annoncer la venue de la ministre de la Défense Florence Parly, est de prendre la juste mesure d’une consolidation nécessaire de la présence militaire française à Djibouti.Bas du formulaire

La rapidité d’exécution du Groupe d’affaires franco-djiboutien a valeur de symptôme, quant à l’impérieuse nécessité pour les Djiboutiens de sortir d’une quadrature du triangle EAU/Etats-Unis/Chine. Parallèlement à la base française d’Abou Dabi aux EAU, qui a davantage valeur de vitrine de nos industries de défense, celle de Djibouti prend de plus en plus d’importance en matière de besoins opérationnels stratégiques. « Dans tous les cas de figure, et lorsque la situation régionale se tend, Djibouti revient naturellement vers son plus vieux partenaire historique qui n’a jamais fait défaut », conclut un officier supérieur français en poste à Djibouti ; « l’histoire commune des deux pays se poursuit avec une France, désormais en position privilégiée d’arbitrage et d’assurance de souveraineté, si les investissements suivent et si notre présence militaire se consolide ».

Etymologiquement, djab bouti, signifie sans doute le lieu où le monstre a été vaincu !

1 Philippe Oberlé et Pierre Hugot : Histoire de Djibouti – Des origines à la République. Editions Discorama, 2014.
2 Conversation avec l’auteur, 13 mars 2018.
3 Ibid. Entretien avec l’auteur.


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