DÉFENSE, ALLIANCES ET DIPLOMATIE:
FACE À LA MENACE RUSSE

Par Pierre Versaille
Haut fonctionnaire

Le général Bentegeat a, ici même, très justement formulé la question : « La France a-t-elle encore besoin d’une défense ? » La difficulté pour combattre la tendance d’une partie de l’opinion à répondre « Non ! » tient à ce que :

– la menace d’un conflit en Europe avec un État-puissance est délibérément minimisée, objet de ce premier FOCUS

– que la réalité de la menace « djihadiste » est réduite à une lutte contre un terrorisme, perçu comme une sorte de nouvel anarchisme, qui aurait trouvé un terreau particulièrement favorable dans certains milieux musulmans des banlieues des grandes villes d’Europe occidentale. Objet du 2ème FOCUS, ci-dessous

 

Pour ce qui concerne la menace en Europe d’un État-puissance, nous sommes devant une sorte de déni de réalité. Parce que l’Alliance atlantique a été conçue à une époque où les troupes soviétiques campaient à l’ouest de Berlin, parce qu’après quarante-cinq ans de guerre froide, l’URSS a disparu, parce que les états baltes et tous les pays satellites du Pacte de Varsovie ont rallié l’OTAN, certains veulent croire qu’il n’y a plus de menace à l’est de l’Europe. Une partie de la classe politique française de droite et d’extrême droite, verrait même d’un œil assez favorable un retour vers l’alliance russe. Il y aurait beaucoup à dire, par exemple, sur l’inconséquence, pour assurer le plan de charge du chantier naval STX à Saint-Nazaire, de la construire deux porte-hélicoptères amphibies pour la Russie, qui en avait ressenti le besoin au cours du conflit qui avait abouti à l’annexion d’une province de la Géorgie en 2008.

À l’occasion du scrutin qui a permis à Vladimir Poutine d’obtenir un quatrième bail de six ans au Kremlin, il s’est même trouvé en France des commentateurs pour le présenter comme le porte-parole des Russes qui seraient ulcérés que l’Occident ne se soit pas retenu dans les années 1990, de faire adhérer à l’OTAN d’anciens pays membres de l’URSS (les États baltes), ou membres du Pacte de Varsovie. Peut-être les jeunes Russes qui votaient pour la première fois à cette occasion et qui sont nés alors que Poutine était déjà au pouvoir, n’ont-ils été que succinctement instruits de l’attaque militaire qui a conduit à l’annexion des pays baltes, en 1 940, à la suite du Pacte germano-soviétique de 1 939, ni de l’inaction de l’Armée Rouge lors de l’insurrection de Varsovie contre les Allemands en 1 944, ni de la répression brutale de toutes les contestations dans les pays d’Europe centrale pendant plus de quarante ans, à Berlin en 1 953, à Budapest en 1 956, à Prague en 1 968, en Pologne en 1 970 et pendant les années 1 980. Mais les peuples d’Europe centrale n’ont pas été frappés d’amnésie au point de croire à la possibilité d’un avenir radieux auprès d’un pays qui les a tant maltraités depuis 1 945, et nos commentateurs du moment eussent été bien inspirés d’y faire une allusion, pour expliquer l’adhésion de ces pays à l’OTAN.

Le recul de la puissance russe dans la dernière décennie du XXe siècle aussi bien sur le plan des forces militaires que sur celui de la diplomatie a été réel. Au tournant du XXIe siècle, les dirigeants russes, et au premier rang Vladimir Poutine[1], ont entamé une politique de réaffirmation de cette puissance. Le financement d’un haut niveau de dépenses d’armement (jusqu’à 4% du PIB, soit plus du double du niveau français[2]) a été rendu possible par le cours élevé jusqu’en 2014 du prix du pétrole dont la Russie est un important exportateur. Ce réarmement s’est accompagné d’un déploiement de forces avec la reprise de patrouilles de sous-marins en Atlantique nord, de vols de bombardiers stratégiques jusqu’à la limite des eaux territoriales des pays d’Europe de l’Ouest, mais tout ceci relève plutôt d’une gesticulation qui va de pair avec la protestation contre la libre circulation dans les eaux internationales des mers fermées qui baignent les côtes russes (cf. Nouvelle doctrine navale russe : quid novi ?[3]).

 Plus grave, la Russie a mené des opérations agressives, dans la zone qui sépare les frontières de la Fédération de Russie des états membres de l’OTAN, en 2008 en Géorgie, qui se voit amputée de l’Ossétie-du-sud, en 2014 en Ukraine à qui la Russie « reprend » la Crimée, tandis que des séparatistes pro-russes mènent, avec le soutien à peine dissimulé de forces russes, un conflit de basse intensité dans le Donbass. Toutes ces actions sont menées de façon indirecte, par l’intermédiaire de forces irrégulières, ce qui permet de nier la responsabilité de l’État russe, voire lui permet d’intervenir au titre de force d’interposition comme ce fut le cas en Géorgie. Mais parce que ceci se passe toujours hors du champ couvert par l’OTAN, la réaction des pays d’Europe de l’Ouest est faible, et le plus souvent sans effet, comme on l’a vu pour l’accord de Minsk au sujet des troubles du Donbass.

Mais l’action de la Russie peut être plus directe et plus brutale encore, ainsi lorsqu’elle est intervenue en Syrie. Sous couvert de soutenir le régime officiellement en place contre l’État Islamique, la Russie, en réalité, l’a aidé à venir à bout des organisations qui le contestaient depuis le « Printemps Arabe » de 2011, sans doute avec l’arrière-pensée de conforter sa position à Tartus, au cœur du territoire alaouite qui est le fief de Bachar-el Assad et seule position au monde où la flotte russe dispose actuellement de facilités dans une mer chaude. Mais ce sont les souffrances qui ont été infligées aux populations civiles par les bombardements aériens qui ont caractérisé l’action russe, comme lors des bombardements qui avaient ravagé la Tchétchénie.

Les hommes au pouvoir au Kremlin sont sans doute parfaitement conscients qu’ils n’ont pas, pour l’instant, les moyens d’affronter l’OTAN dont la puissance militaire dépend d’abord des États-Unis, et c’est sans doute pour cela qu’ils se gardent d’une action militaire directe contre un état qui en est membre. Mais, rien n’indique qu’ils ne tenteront jamais rien, dans le cas où les États-Unis devraient, par exemple, faire face à une menace très forte de la Chine dans le Pacifique occidental, laissant les Européens se battre, momentanément en première ligne, pour Gdansk, ou pour Tromsø. C’est pourquoi il est temps que la diplomatie européenne s’engage dans l’approche d’une coopération plus active, en vue d’une défense européenne plus autonome en Europe du nord-est et en Europe du sud, mais toujours dans le cadre de l’Alliance atlantique.

On objectera au nom du principe de réalité, que la mise en place d’une défense européenne relève de l’irénisme, autrement dit qu’il y a trop de difficultés pour qu’on y parvienne jamais, que ce n’est pas par hasard que la Communauté Européenne de Défense n’a pas pu voir le jour, au début des années 1 950, qu’il y a en matière de priorités stratégiques trop de divergences entre les pays d’Europe, etc. et qu’en fait, il n’y a pas, chez les Portugais, les Maltais ou les Grecs, d’acceptation de « mourir pour Dantzig » [4]. Mais il faudrait alors admettre, si cela était vrai, que les Européens sont bien mal placés pour demander aux habitants des États-Unis de le faire à leur place, et les Français devraient alors se demander au nom de quoi les troupes d’Afrique et du Pacifique ont été envoyées au combat si loin de chez elles, au cours du siècle dernier.

La vérité est qu’il faut une volonté affirmée, et que le discours politique sache donner aux peuples l’esprit de résistance et la conscience de la nécessité de la défense, afin que ne se renouvelle pas la situation déjà vécue, il y a un peu plus de quatre-vingt ans, quand l’aboulie des démocraties occidentales a laissé le champ libre au bellicisme des puissances de l’Axe.

De surcroît, les pays d’Europe et notamment la France, ont déjà dû subir des attaques médiatiques venant de Russie, utilisant toutes les ressources des nouvelles technologies, de préférence pendant les plus importantes campagnes électorales. La dénonciation du « multiculturalisme politique» et d’un prétendu abandon des valeurs de la religion chrétienne est un classique de la propagande officielle russe, la récente campagne présidentielle en Russie l’a montré, condamnant toute mansuétude à l’égard de l’Islam et en vrac, de l’homosexualité… Tout ceci doit simplement nous conduire à l’affirmation de nos valeurs, alors que nous avons fait preuve d’une grande impréparation face aux attaques similaires par la méthode et quasi inverses sur le fond, que nous avons déjà subies, notamment de la part des djihadistes.

En conclusion, vis-à-vis de la Russie, les choses sont simples, la France doit dire ce qu’elle veut et plus encore ce qu’elle ne veut pas. Dans l’ordre international, il faut affirmer le refus de la constitution de zones d’influence comme dans cet « étranger proche » de la Russie qui est aussi celui de l’Europe, et que la puissance dominante aurait vocation à agrandir à coups d’intimidations stratégiques, dans la nostalgie d’une puissance impériale perdue il y a cent ans.

Il faut aussi combattre l’idée, si complaisamment répandue en Russie et en Chine, que l’Alliance Atlantique n’est quant à elle qu’une de ces zones d’influence, celle des États-Unis. Si elle est incontestablement une communauté de défense de nations, des deux côtés de l’Atlantique, ayant nombre de valeurs et d’intérêts communs, il n’y a pas pour les problèmes extra-européens nécessairement alignement sur les positions américaines, comme ce fut démontré lors de la seconde guerre contre l’Irak en 2 003.

Il faut donc aussi savoir réaffirmer notre attachement aux valeurs issues de la Philosophie des Lumières et inscrites dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1 948. Elles se concrétisent pour la France dans la devise de la République, Liberté (individuelle, d’opinion, d’expression, de religion, d’entreprendre), Égalité (entre les genres, d’abord, et quelle que soit l’origine ethnique ou sociale) et Fraternité (par la mise en œuvre de politiques de solidarité). Il n’y a dans ces valeurs aucune intention de prosélytisme d’un pseudo-universalisme camouflant une volonté hégémonique de l’Occident. Il n’y a surtout aucune incompatibilité reconnue de ces valeurs avec quelque civilisation que ce soit, les vies de Gandhi, de Senghor, ou de Mandela, et la gouvernance démocratique à Singapour, à Taiwan, en Corée du Sud, ou au Japon, en administrent tous les jours la preuve.

[1] Vladimir Poutine a été président du gouvernement de 1999 à 2000 et de 2008 à 2012, et président de la Fédération de Russie, par intérim de 1999 à 2000, puis en titre de 2000 à 2008 et depuis 2012.

[2] Mais compte tenu de la différence du montant du PIB, avec près de 70 milliards de dollars de dépenses militaires, en 2015, la Russie ne dépassait la France que de 25%.

[3] http://www.rusnavyintelligence.com/2017/08/nouvelle-doctrine-navale-russe-quid-novi.html

[4] Le discours médiatique a eu une bouffée d’échauffement sur l’attitude à l’égard de la Russie avec l’affaire Skripal, en attendant le prochain facteur d’emballement sur un autre sujet. Mais ce fut aussi un révélateur de la pusillanimité vis-à-vis du gouvernement russe, de la part des gouvernements que l’on vient de citer (et d’une douzaine d’autres).


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