LA MARINE NATIONALE,
CAP SUR 2040
(2ème partie)

 

 Pierre Versaille

La semaine dernière dans le n° 56 Pierre Versaille nous a présenté dans une 1ère partie « La situation actuelle et ce qui relève de la dissuasion nucléaire »

Ce qui relève des interventions régies par des traités conclus par la France

La riposte de la Marine Nationale à la menace peut intervenir dans le cadre de traités conclus par la France.

Il peut s’agir d’abord d’une menace, venant d’un état-puissance, qui viserait le territoire national, sans avoir un caractère direct et immédiat qui relèverait de la dissuasion nucléaire, mais qui déclencherait une riposte dans le cadre de l’OTAN, par exemple. Il peut s’agir également d’une attaque d’un état-puissance contre un pays avec lequel la France est liée par un traité, donc en Europe, l’OTAN, mais aussi d’une attaque au Moyen-Orient ou en Afrique, et cette fois l’agresseur peut être aussi une organisation non-étatique, telle que l’ex soi-disant État Islamique, et cette fois l’intervention se fera sous l’égide de l’ONU.

La Force d’Action Navale et en son sein le groupe aéronaval constitué autour du « Charles de Gaulle » a ainsi été utilisé en appui tactique d’opérations terrestres, en Afghanistan (missions Héraclès et Agapanthe), en Libye (mission Harmattan) et en couverture aérienne au Proche-Orient (missions Arromanches). Formellement cela s’est fait dans le cadre de l’OTAN, avec le soutien des États-Unis, de sorte que l’intervention du groupe aéronaval français s’est toujours faite dans la position du fort au faible.

Mais en Syrie, en 2013, lorsque le soutien américain a manqué, pour une opération qui aurait été principalement menée par des forces aériennes, il n’y a pas eu d’intervention, pour des raisons sans doute plus diplomatiques que tactiques. Mais il est très vraisemblable qu’il n’y aurait pas d’engagement du groupe aéronaval dans une situation où il se trouverait dans la position du faible au fort face aux forces adverses, notamment en cas de couverture aérienne fournie par une aviation puissante basée à terre, c’est-à-dire sans la couverture d’un ou plusieurs autres groupes aéronavals, américains et/ou britannique.

C’est d’ailleurs la conclusion des enseignements de l’Histoire, il n’y a pas eu réellement de batailles aéronavales en haute mer[1], mais des opérations pour apporter une couverture aérienne ou un soutien des troupes au sol, dans des actions contre la terre, qui ont échoué lorsqu’il y a eu à peu près égalité des forces aéronavales entre l’assaillant (en l’occurrence l’Empire du Japon) et l’assailli, en mer de Corail, à Midway ou devant Guadalcanal, et qui ont réussi lorsque la supériorité de l’assaillant (les États-Unis, cette fois) était écrasante en Afrique du nord, en Italie, dans le Pacifique central, plus tard en Corée[2], et ces dernières années au Moyen-Orient.

Dans le cadre d’une coalition sous l’égide des États-Unis, un groupe aéronaval français centré sur un porte-avions, a du sens, à la fois sur le plan opérationnel et sur le plan diplomatique. Si les pays d’Europe de l’ouest et centrale ne peuvent pas compter en toutes circonstances sur le soutien américain, mais si, de fait, une coopération européenne de défense s’est mise en place autour d’un axe Londres-Paris-Berlin[3], et dispose de deux ou trois porte-avions, (un ou deux britanniques et un français), cette esquisse de coalition serait encore, au moins pour les forces navales de surface, en position du fort au faible vis-à-vis de la Flotte russe, qui n’aura pas la capacité d’une projection de force en haute mer tant qu’elle ne disposera pas d’un second porte-avions, c’est-à-dire au plus tôt après 2025.

Dans ce cas, l’interopérabilité d’un futur porte-avions français devrait plutôt être recherchée avec les porte-avions de la classe « Queen Elizabeth », porte-avions du type STOVL, à tremplin et sans brins d’arrêt, mettant en œuvre un groupe aérien mixte d’appareils à décollage court et atterrissage vertical (Lockheed F-35B) et d’hélicoptères, plutôt qu’avec des porte-avions de la classe du « Gerald R. Ford » qui seront les seuls, en Occident, du type CATOBAR, avec des catapultes électromagnétiques.

Une configuration où la Marine Nationale devrait affronter seule un groupe aéronaval russe semble aujourd’hui irréaliste. Mais on ne peut être assuré que si la menace russe intervient à un moment où, dans le Pacifique, la tension monte très fortement entre la Chine et ses voisins, il n’y aura pas un choix des États-Unis pour désigner l’adversaire à combattre en premier, qui aboutira à « China first » comme ce fut « Germany first », en 1942. Si, de surcroît, le Royaume-Uni de l’après Brexit retombe dans son « splendide isolement » de la fin du XIXe siècle, voire dans le pacifisme dont l’Allemagne nazie a su profiter à la fin des années 1930, on risque fort de se retrouver dans la situation que la France a connu en 1940, alors que les États-Unis étaient neutres et que le Royaume-Uni n’avait pas encore la pugnacité insufflée par Winston Churchill, de sorte que les agressions russe contre la Finlande et nazie contre la Norvège, même assez secondaires, n’ont pas pu être contrecarrées avec succès.

En tout cas, c’est une hypothèse dans laquelle la mise en œuvre d’un groupe naval centré sur un porte-avions apparaitrait comme très aventureuse. Dans une position du faible au fort, situation que la Marine française a connue face la Royal Navy, de la fin du XVIIe siècle au début du XIXe siècle, il faut choisir de mener une « guerre dissymétrique »,  dont la trace demeure avec les noms à la poupe des « Forbin », « Cassard », « Jean-Bart », « Duguay Trouin » ou « Surcouf ». Au lieu de rechercher l’affrontement entre corps de bataille, comme ce fut le cas aux calamiteuses batailles du 13 prairial an II (le « Glorious First of June », selon les Anglais)[4] et de Trafalgar, il conviendrait d’opérer en protection des eaux côtières, avec des bâtiments de faible tonnage mais disposant d’armes modernes et puissantes, comme le préconisait la Jeune École de l’amiral Aube. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de penser que les tirs de missiles Kalibr contre l’EI en Syrie, en 2017, certains à grande portée depuis des frégates déplaçant 4 000 tonnes, avaient pour but de montrer que la Marine russe avait, pour le moment, la capacité de mener des opérations efficaces, du faible au fort, dans une stratégie de défense agressive. C’est une leçon qu’il faut méditer, et appliquer en la retournant à son auteur,  si besoin est.

Ce qui assure la défense des intérêts de la France sur les océans du monde

La menace peut aussi consister en une atteinte aux intérêts  de la France, qui n’émane pas d’États-puissances, telle que la piraterie, les trafics d’êtres humaines aboutissant à des réseaux d’immigration clandestine par voie maritime, comme c’est le cas entre les Comores et Mayotte, le pillage des Zones d’Exploitation Exclusive françaises etc. La piraterie par exemple a existé, et a été combattue, de tous temps. Mais la menace est renouvelée parce que les révolutions, les guerres civiles et les divers conflits du monde ont alimenté le marché illicite des armes et équipements de guerre, jusqu’aux lance-missiles, au bénéfice d’organisations terroristes. Ceci suppose de doter les patrouilleurs maritimes de moyens de défense renforcés, en artillerie anti navires et anti aérienne, et de renforcer les moyens aéronautiques, soit en hélicoptères embarqués, soit en aviation de patrouille maritime, car les opérations qui antérieurement relevaient du temps de paix, sont maintenant susceptibles de relever de la « guerre asymétrique ».

La difficulté de la conduite de cette mission tient aussi à la dispersion des zones d’opérations possibles sur les divers océans. Les Départements Territoires et Communautés d’Outre Mer se trouvent en effet dans l’Atlantique nord-ouest, dans l’Atlantique central, dans l’Océan Indien, dans le Pacifique sud, et plus encore pour les Zones d’Exploitation Exclusive dont la superficie atteint 11 millions de km² autour de Clipperton et des îles Australes, et dont le Chef d’État-major de la Marine a dit très justement qu’elles doivent être surveillées, sinon elle seront pillées et contestées.

Or pour cette mission, la Marine Nationale dispose de moyens en diminution (cf. La Marine revoit ses ambitions à la baisse pour ses futurs patrouilleurs[5]) par rapport à 1982, selon le C.E.M.M. en octobre 2017, qui souhaiterait disposer à nouveau de « deux patrouilleurs par territoire ou collectivité d’outre-mer, un bâtiment logistique, et une frégate pour aller un peu plus loin ». Cette situation est pudiquement désignée comme une « rupture capacitaire dont il faudrait éviter que de temporaire elle devienne définitive ».

Certes, quatre Bâtiments Multi-Missions (B2M) de la classe « D’Entrecasteaux », et trois patrouilleurs légers devraient avoir rejoint en 2019 les eaux de la Nouvelle-Calédonie, de la Polynésie, de la Réunion,  des Antilles et de la Guyane. Mais le programme BATSIMAR (Bâtiments de Surveillance et d’Intervention Maritime) prévu depuis 2009 pour remplacer  les patrouilleurs P400 n’a pas encore connu un début d’exécution. Or il y a urgence : sur ces dix patrouilleurs construits avant 1988 moins de la moitié est encore en service, alors que le débat n’est pas tranché, qu’il s’agisse du déplacement, de l’armement, de la capacité d’emport d’hélicoptères des navires qui leur succèderont dont l’admission en service actif n’est pas prévue actuellement avant 2024. La Marine a fait face en déclassant en Patrouilleurs de Haute Mer des avisos A69 et en utilisant les frégates de surveillance  de la classe « Floreal », tous bâtiments qui dépassent les 20 ans d’âge. C’est donc une situation qui ne peut perdurer.

Conclusions plus ouvertes que définitives

Pour la période couverte par la prochaine loi de programmation militaire 2018-2022, on peut considérer que la plupart des évolutions inquiétantes dont on a évoqué la prise en compte pour l’avenir ne sont pas encore suffisamment confirmées pour fonder des réorientations politiques importantes. Toutefois la rupture capacitaire des forces de surveillance et d’intervention outre mer, pour la Défense Maritime du Territoire dans le cadre de la Posture Permanente de Sauvegarde Maritime, est avérée. C’est pourquoi le programme BATSIMAR devrait être enfin mis en route, ainsi que le remplacement des pétroliers ravitailleurs dans le programme FLOTLOG et la rénovation des appareils de patrouille maritime Atlantique II.

Pour la période suivante (2022-2026), on peut penser avoir une idée plus précise sur plusieurs points, la politique américaine et la politique russe (2024 sera l’année de la deuxième élection présidentielle américaine depuis l’élection de Donald Trump et celle de la fin du futur mandat de Vladimir Poutine, qui aura 72 ans), ou l’évolution de l’Union Européenne et d’une éventuelle politique de défense européenne, compte de l’attitude du Royaume-Uni et de l’Allemagne (où 2024 sera aussi une année électorale).

Mais on aura aussi des indications sur la capacité de la Russie et de la Chine de se doter d’un ou plusieurs grands porte-avions. Dans ce domaine, on peut s’attendre à ce qu’il se passe plus de temps que prévu entre les esquisses des bureaux d’études, et la capacité de maitriser de nouveaux systèmes d’armes particulièrement sophistiqués. Enfin on aura peut-être aussi une idée de l’évolution de la menace chinoise dans le Pacifique et si elle est de nature à distraire les États-Unis de l’Alliance atlantique.

Des questions technologiques sont aussi susceptibles de connaitre des développements décisifs. Pour les missiles de croisière, y aura-t-il des progrès significatifs en matière de portée, de précision et de puissance destructrice, qui entraînerait une mise en cause du statut des porte-avions en tant que « capital ships », par rapport aux sous-marins ?  On a vu dans le passé le canon supplanter l’éperon puis l’avion armé de torpilles puis de bombes de plus en plus lourdes supplanter le gros canon. Mais l’indétectabilité des sous-marins demeurera-t-elle toujours quasi absolue ? On doit aussi se poser des questions sur les drones. On les voit actuellement comme des vecteurs de l’éclairage, et capables de mener un  combat d’attrition préparatoire, c’est-à-dire exactement  ce que l’on pensait de l’aviation embarquée avant 1940. Y-a-t-il un avenir pour les porte-avions géants, comme l’ont cru la plupart des amiraux pour les cuirassés géants, alors qu’il n’en a rien été ?

En tout cas pour la Marine Nationale, la fin des années 2020 devrait être le moment de l’achèvement du remplacement des SNA et celui du début du remplacement des SNLE. Mais qu’en sera-t-il du droit d’utiliser l’arme nucléaire ?

Les années 2030 devront être, pour la Marine Nationale, celles de la finalisation du projet et du début de la construction d’un porte-avions. Trop d’éléments actuellement imprévisibles, aussi bien politiques que techniques, sont à prendre en compte, pour avancer une réponse à la question « Faut-il un second « Charles de Gaulle » ? » L’Histoire nous enseigne la prudence. En 1946, l’Amirauté française, pour des raisons d’économies budgétaires, déjà, a décidé qu’il fallait faire du « Jean-Bart » un second « Richelieu », ce ne fut pas une décision particulièrement pertinente. Le respect du passé ne saurait tenir lieu de politique, mais sa négation  non plus. 

[1] Les seules opérations aéronavales qui n’avaient pas pour but de couvrir un débarquement ont été les attaques des bases de Pearl Harbour en 1941 et de Truk (le « Gibraltar du Pacifique ») en 1944.

[2] En Indochine, à Dien Bien Phu, l’intervention de l’aéronautique navale française n’a pas suffi pour inverser le cours des évènements, à Port-Saïd, la décision finale n’a pas résulté de la situation sur le terrain, alors que l’aéronautique navale avait « fait le job » et au Vietnam ce sont les bombardements stratégiques de l’US Air Force qui n’ont pas eu les résultats escomptés.

[3] On aura noté que la population de l’ensemble Allemagne-France-Royaume-Uni est de plus 200 de millions, celle de la Russie de 144 millions

[4] Le combat de Prairial (1er juin1794) fut une défaite cinglante mais le contre-amiral Villaret-Joyeuse a atteint l’objectif qui lui était assigné, éviter la capture par la flotte de l’amiral Howe d’un convoi de céréales arrivant des États-Unis pour éviter une pénurie de blé avant la récolte de 1794.

[5]http://www.opex360.com/2017/10/26/la-marine-revoit-ses-ambitions-la-baisse-pour-ses-futurs-patrouilleurs/#Xc2g3BfyFM8eWcLa.99.

 


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