MOURIR EN REPORTAGE…

Richard Labévière
Rédacteur en chef

 Quelle tristesse – indicible tristesse – de te voir partir ainsi Véronique, suite à tes graves blessures causées par l’explosion d’une mine à Mossoul. Lundi dernier, le même accident a fauché sur le coup le cameraman français Stéphane Villeneuve (48 ans) et votre « fixeur » irakien Bakhtiyar Addad (41 ans), ainsi qu’un autre journaliste français qui vous accompagnait – Samuel Forey – ayant été touché moins grièvement.

Véronique a été mon assistante de production à la Télévision suisse romande (TSR). Entre le 5 mars 1984 et le 29 mai 1987, nous avons partagé le même enthousiasme : ouvrir quotidiennement, pour la première fois, l’antenne de la chaine publique suisse de 12 heures à 13 h. 30 en collaborant à l’émission Midi-Public, produite par le journaliste Thierry Masselot (un ancien de l’AFP) et le réalisateur Pierre Matteuzzi. A cette époque, Véronique jouait intelligemment de ses vingt et un printemps pour convaincre les plus grands écrivains, cinéastes et artistes de venir à Genève, en directe sur notre plateau, afin de participer à la première tranche de diffusion journalière de la TSR qui comportait aussi deux journaux de dix minutes.

Sa curiosité et sa passion de l’information l’imposèrent vite comme l’une des grandes assistantes de production de la petite chaine aux grandes émissions. Depuis 1969, le journaliste Claude Torracinta était aux manettes du magazine d’information Temps Présent[1], émission dont le professionnalisme honorait l’ensemble des collaborateurs de la TSR. Bien-sûr, le rêve de Véronique était d’accéder un jour à ce cercle d’excellence qui a vu passer les plus grands réalisateurs et journalistes dont Claude Goretta, André Gazut, Paul Seban, Simon Edelstein, Gérald Mury ou Jean-Claude Chanel.

Son élégance, son humour et sa générosité feront le reste de cette « femme hors norme », comme disent les élogieux funéraires d’aujourd’hui ; mais hors norme, non pas dans la géométrie étriquée du petit monde du « grand reportage », non ! hors norme dans la réalité de ses qualités humaines, en acte et en puissance d’héroïne aristotélicienne voulant accéder au savoir absolu et à tous les secrets du monde. Intuitive, charmeuse et infatigable preneuse de notes, on la retrouve au cœur de nombreuses affaires d’Etat, confidentes des protagonistes majeurs de plusieurs scandales ayant défrayé la chronique. Le rappel et les détails de ces dossiers ne sont pas ici très utiles pour souligner son insatiable désir de comprendre les rouages les plus cachés de la puissance, du pouvoir et du réel.

Chère, très chère Véronique, tu nous as souvent embarqués dans des trucs auxquels nous n’aurions jamais osé songer comme – par exemple – la révélation des fonctions d’Edouard Balladur à la tête de la GSI (Générale de surveillance informatique) qui obligea le candidat à la présidentielle de 1995 à dévoiler son patrimoine… Pionnière peut être, gonflée, très gonflée sans doute ! Roi de Perse ou de Navarre, personne ne t’a jamais impressionné. Hors norme oui ! notamment pour vérifier les affirmations de telle ou telle dépêche par des coups de fil au milieu de la nuit, hors norme certainement pour partir au pôle nord en maillot deux pièces, mais surtout hors norme dans tes réactions de vie, de femme libre, de compassion et de joie, de don, de partage et de soif de vivre.

Alors que les professionnels de la profession nous épargnent leur rhétorique de pacotille, celle des « journalistes de combat », des « héros morts au champ d’honneur de la liberté d’informer », de ces « journalistes héroïques », de ces « correspondants de guerre » qui font la guerre pour des médias qui disent et écrivent tellement de conneries sur les causes et les protagonistes de ces mêmes guerres. Au Chili, en Argentine, au Nicaragua, en Somalie, dans les Balkans, au Rwanda, en Palestine, au Liban ou en Afghanistan, j’ai souvent rencontré nombre de parfaits crétins parmi ces fameux « correspondants de guerre », autant de Fabrice del Dongo à Waterloo ne voyant que de la fumée et des chevaux en perdition…

Les théâtres de Syrie et d’Irak constituent des viviers himalayens ! Cela donne les jurys des prix Albert Londres ou Bayeux allant jusqu’à couronner des agents d’influence de groupes salafo-jihadistes érigés en « révolutionnaires » de la liberté… Alors avant d’invoquer la sacro-sainte liberté d’informer, que nos élogieux funéraires du moment jettent seulement un œil sur l’évolution actuelle du métier.

Celle-ci n’est guère brillante ! Comme aimait à le dire le grand Albert Londres, aucun reportage ne mérite qu’on aille se faire trouer la peau ! Après nombre d’accidents et de prises d’otages, souvent imputables à d’indéniables manques de professionnalisme, voire à d’irréfléchies pressions corporatistes, sinon syndicales (mais impossible à dire !), les martyrs du « grand reportage » ont appris aux rédactions parisiennes une prudence assez cynique où il est plus facile et moins onéreux de faire appel plutôt à de vaillants pigistes qu’aux membres de leur propre staff !

La plupart du temps, les morts au champ d’honneur du « grand reportage » sont, bien-sûr, la faute à pas de chance – être là au mauvais moment et au mauvais endroit – mais sont – aussi et surtout – les victimes du modèle économique de médias qui veulent absolument, par exemple, être les premiers à entrer dans « Mossoul libéré », avant même que les forces spéciales nettoient le terrain. La belle affaire ! surtout lorsqu’on voit, écoute et lit les analyses produites par ces mêmes médias à partir de scoops souvent inutiles…

Alors oui, Véronique tu étais, et tu restes dans notre cœur une « femme hors norme », mais certainement pas selon les catégories de cette bande de crétins. On pense d’abord à ta Maman, à Bruno à Sébastien et Alexandre…, à toutes celles et ceux que tu as enchantés par tes expressions et initiatives les plus baroques, par ton âme rhizomatique si généreuse, par la douceur de tes mains et de ta voix, par ton indéfectible optimisme. Tu fus une si belle personne, tu le restes à jamais.

Richard Labévière

   

[1] Créé en 1969 par Alexandre Burger à la production et Claude Torracinta comme rédacteur en chef, la première édition de Temps Présent a été diffusée le 18 avril. C’est l’un des plus anciens magazines d’information d’Europe et le plus ancien de la TSR, primé et récompensé à de multiples reprises par des médias du monde entier.