ÉLECTIONS EN INDE
MODI MENACÉ
de Jean-Raphaël Chaponnière (*)
chercheur associé à Asie21
LE PREMIER MINISTRE INDIEN JOUE SA RÉELECTION EN MAI AUSSI SUR LE FRONT DE L’EMPLOI.
En Inde, quelque 850 millions d’électeurs iront aux urnes d’avril à mai prochains. Le Premier ministre Narendra Modi joue son maintien au pouvoir. En 2014, un nouvel électeur sur trois avait voté pour lui, soit 100 millions de jeunes votants. Le candidat du parti nationaliste hindou, le BJP, promettait alors la création de dix millions d’emplois par an dans un pays où douze millions de nouveaux actifs entrent chaque année sur le marché du travail. En 2019, ils seront 133 millions à voter pour la première fois. Or ces jeunes sont moins nombreux à souhaiter la réélection du Premier ministre. Les statistiques annoncent certes une forte accélération de la croissance – sans doute dopée par la modification de l’année de base. Mais ils ne constatent aucune amélioration sur le front de l’emploi. Bien au contraire.
LA CROISSANCE S’ACCÉLÈRE, L’EMPLOI RALENTIT
Entre 1972 et 1993, l’emploi en Inde a augmenté de 2 % par an, moins vite que le PIB (4,5 %) et que la population en âge de travailler (2,4 %). Depuis, la croissance s’est accélérée : elle est désormais plus rapide qu’en Chine, où le rythme des créations d’emplois ralentit (1,5 %). Comment expliquer alors une croissance qui décélère aussi dans le pays de Narendra Modi ? Si dans les années 1990, l’allongement de la scolarité avait contribué à ce ralentissement, ce n’est plus le cas. Les créations d’emploi ne sont pas à la hauteur des besoins, une évolution inquiétante dans un pays où la population en âge de travailler augmentera de 1,7 % par an jusqu’à 2035.
La plupart des activités relèvent du secteur « non organisé », c’est-à-dire d’entreprises de moins de dix salariés et rarement déclarées. Aussi, la mesure de l’emploi n’est pas une science exacte. Selon les enquêtes menées par le Centre for Monitoring the Indian Economy (CMIE), au premier trimestre 2016, 401 millions de personnes travaillaient, un peu moins un an plus tard du fait du chaos de la démonétisation. Depuis, la situation ne se serait pas améliorée : en décembre 2018, le marché de l’emploi compterait moins de 400 millions d’actifs.
LE SECTEUR MANUFACTURIER NE CRÉE PAS D’EMPLOI
Un Indien sur deux (47 %) travaille dans l’agriculture, à l’origine de 18 % du PIB. L’Inde est loin d’avoir épuisé son gisement d’emplois agricoles et loin d’atteindre le « point de Lewis » – à partir duquel l’industrie ou les services doivent proposer des salaires plus élevés pour attirer des agriculteurs. Un seuil franchi par La Chine dans les années 2000. Selon le rapport sur l’emploi de 2016, l’Inde ne le franchira pas avant 2030. En cause, son économie ne créant pas assez d’emplois pour faire face à l’accroissement de la population en âge de travailler (14 millions) et à l’exode rural. Résultat : davantage de jeunes restent dans l’agriculture.
L’un des objectifs de l’initiative « Make in India » lancée par Modi en 2014 est de faire de l’Inde une puissance manufacturière. Paradoxalement, alors que le secteur manufacturier était la priorité, sa part dans le PIB s’est stabilisée autour de 17 %. Un pourcentage plus faible que celui constaté dans d’autres pays ayant un niveau de revenu comparable. Depuis deux ans, il aurait augmenté d’un point, selon la Reserve Bank of India. Un gain qui se serait accompagné d’une légère hausse de l’emploi jusqu’en 2016. Mais d’après All India Manufacturers’ Organization, cette hausse a été effacée par la suppression de 3,5 millions d’emplois.
L’Inde occupe de solides positions dans la pétrochimie, le raffinage, la sidérurgie, l’équipement de transport ou les biotechnologies. Mais le pays est peu présent sur le marché mondial de l’habillement. L’économie indienne dispose pourtant d’atouts : ressources en coton, savoir-faire, vaste marché intérieur. Mais elle n’a pas bénéficié de la libéralisation des échanges dans les années 2000, ni de l’érosion de la compétitivité chinoise. La part de l’Inde sur le marché mondial (3,7 %) a peu évolué depuis 2010. Elle est même inférieure à celle du Vietnam (5,4 %) et du Bangladesh (7,7 %) où ce secteur a créé 2 millions d’emplois depuis 2010. L’Inde est également absente de l’industrie électronique qui a été, après le textile, le grand créateur d’emplois en Asie orientale. L’établissement des Zones économiques spéciales dans les années 2000 n’a pas donné les résultats escomptés. Faute de sous-traitants, les grandes multinationales de l’électronique qui sont implantées, importent leurs composants.
Dans l’industrie, ce n’est pas le secteur manufacturier mais la construction qui est le plus grand employeur avec 50 millions de salariés. Le commerce de détail, le travail domestique et les petits boulots forment plus de la moitié des emplois de service, devant la santé, la formation, l’administration et enfin les services informatiques (15 %). Grâce à la pratique de l’anglais et à la libéralisation des télécommunications, ces derniers ont connu un essor spectaculaire. Ce succès est également une conséquence de la priorité donnée à la formation universitaire qui avait expliqué l’apparition d’un chômage des diplômés dès les années 1950, ainsi que la fuite de cerveaux.
À partir des années 1980, de plus en plus de sociétés étrangères ont sous-traité en Inde leurs opérations de codage et de développement des logiciels. Ces activités se sont développées à l’exportation et de plus en plus en réponse à la demande domestique. Après avoir décuplé entre 2000 et 2007, les effectifs des services informatiques ont quintuplé : ils atteignaient en 2017, quatre millions d’emploi en direct, trois à quatre fois plus si l’on intègre les emplois indirects. Depuis, les créations d’emplois ont chuté de 230 000 en 2012 à 100 000 en 2018, dont un tiers par le segment le moins sophistiqué, les centres d’appels, qui assurent un tiers des recrutements.
LE CHÔMAGE
Longtemps le problème de l’Inde a été le sous-emploi. Faute de protection sociale, les personnes à la recherche d’un job acceptaient de travailler quelques heures par jour pour des salaires inférieurs à ceux auxquels ils pouvait prétendre. Depuis quelques années, au sous-emploi structurel s’ajoute le chômage ouvert. En décembre 2018, ce dernier toucherait un peu plus de 6 % de la population et trois fois plus les diplômés. Le nombre de chômeurs, lui, a augmenté de 20 millions depuis 2012.
Le chômage touche davantage les États indiens du Nord-Est, comme le Bihar, et du Nord, à l’image du Rajasthan, mais aussi le Sud, comme au Kerala. Au niveau national, 25 millions d’indiens ont envoyé une candidature à Indian Railways qui a créé 89 000 postes. Cette offre est l’un des expédients proposés par le gouvernement confronté à la crise de l’emploi, l’un des dossiers brûlants des prochaines élections.
Il est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : « Economie de l’Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation » (Bréal, 2018) et « Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché » (Armand Colin, 270 pages, 2014).
ARTICLE PARU DANS ASIE 21 , L’atelier de prospective sur l’Asie https://www.asie21.com/
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