Les femmes, le genre et le nucléaire pendant la Guerre froide
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Sarah Caron (*)
Master 2 de Droit public
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2ème partie – Les mouvements antinucléaires féminins de la seconde vague : les années 1970/1980 en Europe
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L’autrice parachève ici son étude sur l’influence des femmes dans les mouvements opposés à la nucléarisation des réponses à apporter aux crises interétatiques, en pleine Guerre froide.
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Nouvelle menace, nouveaux mouvements massifs
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En 1963, la première ‘victoire” incarnée par la signature conjointe d’un traité d’interdiction partielle des essais nucléaires a atténué l’attention portée aux questions antinucléaires dans les mouvements de paix.
Mais à la fin des années 1970, la menace nucléaire fait son retour, notamment en Europe par la crise des euromissiles. Les Soviétiques déploient des missiles SS20 de moyenne portée, contournant ainsi l’accord de limitation des armements stratégiques (SALT1) de 1971 qui visait à limiter le développement des missiles balistiques intercontinentaux (ICBM). L’OTAN a, en riposte, déployé ses missiles Pershing sur le sol européen. L’échec des négociations qui se sont tenues quelques années plus tard à Genève sur le retrait de ces missiles fait naître la peur d’une nouvelle course aux armements et signe le retour frappant des mouvements de paix antinucléaires féminins dans le bloc de l’Ouest, dès les années 80. Les cas des militantes anglaises et scandinaves incarnent particulièrement l’ampleur de ce renouveau.
En Angleterre, un groupe de femmes décide en 1981 de s’enchaîner puis d’installer un campement non-mixte sur la base de Greenham censée accueillir 160 missiles américains. La marche organisée vers Greenham a d’ailleurs été inspirée de celles des femmes de Stockholm vers Paris. De remarquables efforts de communication, via par exemple une newsletter quotidienne qui avait pour but d’amplifier, discuter et célébrer la voix des femmes, font grandir le mouvement jusqu’à rassembler 30 000 manifestantes le 12 décembre 1982.
Au Danemark, les « Women for Peace » se forment en 1981 pour demander le désarmement et une paix durable. Inspirées par les actions de leurs consœurs anglaises, elles montent à leur tour un ”camp pour la paix” de femmes à Ravnstrup quelques années plus tard, en 1984.
L’héritage des WSP
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Alors que Jérôme Wiesner, conseiller scientifique de J.F Kennedy, citait les WSP parmi les acteurs ayant aidé au repoussement des limites pour la signature du traité d’interdiction partielle des essais nucléaires en 1963, leur impact est indéniable, tout comme leur influence sur les mouvements de la seconde vague. L’appellation même, vingt ans plus tard, du groupe de militantes danoises (« Women for Peace ») non-anodine, témoigne explicitement de cet héritage. Elles s’organisent d’ailleurs sans leadership ni porte- parole, reprenant une des caractéristiques fondamentales des WSP dans leur volonté de rester hors de toute structure hiérarchique.
En Europe, les femmes ont en effet bien compris qu’elles pouvaient user de leur genre comme d’un atout dans le combat pour la paix contre les armes nucléaires, leurs usages et leurs effets.
La non-mixité du Greenham Common Women’s Peace Camp permettait, selon les propos des militantes, de développer stratégies d’action « typiquement féminines » face aux militaires. Effectivement, lorsqu’elles sont arrivées sur la base de Greenham, les militaires présents les ont pris pour des femmes de ménage. Un tel mépris n’est pas sans rappeler celui vécu par les WSP dans les années 60, à qui le gouverneur Robert Meyner avait par exemple lancé: « Restez dans votre propre cour, c’est là que vous êtes les plus efficaces ». L’idée reste la même: user d’une « typique féminité », et faire de ces stigmatisations une force au sein du mouvement.
On voit donc un certain essentialisme stratégique refaire surface par la mobilisation des rôles de genre traditionnels, notamment par l’imagerie de la mère au foyer. La parfaite incarnation en est l’action récurrente des femmes danoises des Women For Peace qui consistait à coudre une colombe sur des maniques afin de les vendre ensuite. La question des enfants, elle, est remise au centre du jeu. Birgit Horn, membre des Women For Peace, affirme que les femmes ne peuvent laisser leurs enfants dans un monde cruel et pointe à nouveau le devoir des mères d’essayer d’y faire quelque chose; tout comme Nicky Skinner, côté anglais, qui affirme agir par peur pour ses enfants.
Le discours genré est toujours ancré. Lors des piquets de grève du 12 décembre 1982 ayant rassemblé 30 000 femmes, des chaîne humaines se créent et des pancartes indiquent : “Pas de missiles de croisière s’il vous plaît, il y a de meilleures façons de prouver sa virilité. Et toi aussi Maggie ». De plus, Sarah Coote, militante du camp de Greenham, dépeint le discours des hommes comme “agressif”, une agressivité qui pousse ces femmes à vouloir occuper elles-mêmes la parole.
Et comme dans les années 1960, les militantes doivent d’ailleurs compter sur leurs maris pour prendre le relai au sein du foyer pendant les manifestations. Les femmes des mouvements reconnaissent la difficulté de trouver pour elles du temps hors de ce même foyer pour s’investir en politique. Cela nous montre le caractère indéniablement genré de la lutte antinucléaire pendant la Guerre froide : la « féminité » est ponctuellement dégainée comme une arme de défense face aux dangers nucléaires.
Des conjonctures toutefois nouvelles
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Mais pendant les 15-20 ans qui se sont écoulés entre la première et la seconde vague de mouvements antinucléaires, des événements comme Mai 68 ont façonné des mutations socio-politiques caractérisées par la prolifération des luttes. Si nous avons pu voir que les rôles de genre étaient encore bien ancrés dans la société des années 1970 et 1980, les luttes féministes, elles se diffusent aussi à grande ampleur, parallèlement aux luttes écologistes et pacifistes. C’est justement à la croisée de ces trois mouvements que s’articulent les spécificités de ce mouvement antinucléaire féminin.
Alors que leurs homologues américaines des années 60 n’excluaient pas de marcher aux côtés d’hommes et de montrer qu’elles n’étaient pas “contre” eux, les femmes des Women For Peace au Danemark témoignent par exemple, elles, d’une très ferme réticence à intégrer des hommes dans le mouvement. Inger Bjørn Andersen, une des membres, a d’ailleurs déclaré avoir découvert un univers de femmes ou les hommes étaient les bienvenus s’ils savaient « se défaire du patriarcat », condition qui ne faisait toutefois pas consensus dans la mesure où certaines refusaient de toute manière catégoriquement leur présence.
L’évolution marquante de ces mouvements tient d’une part dans le passage d’un mouvement féminin à un mouvement féministe, mais aussi d’autre part dans la dimension fortement écologiste qui y est incluse. Les femmes danoises et anglaises puisent certes de manière globale leur inspiration dans les mouvements de la première vague, mais elles sont aussi influencées par les actions de nombreuses écoféministes européennes, notamment allemandes, avant le début de la crise: comme celle de la “Badische Frauen-Initiative” (initiative des femmes de Bade) consistant en l’occupation d’un site proposé pour l’installation d’une centrale nucléaire à Whyl, en 1975. En outre, à la fin des années 70 et au début des années 80, le mouvement antinucléaire est d’autant plus propulsé mondialement par l’accident nucléaire de Three Mile Island aux Etats-Unis, en 1979, et par les peurs de ses conséquences notamment environnementales par la libération de déchets radioactifs. Il n’est pas rare non plus de voir des groupes de femmes bloquer des trains transportant des missiles comme à Cologne, en 1983, appelant à des « women’s strike » (grèves de femmes).
Dans l’esprit de protester contre le déploiement des missiles balistiques sur le sol européen, notamment les missiles américains Pershing, tout en promouvant un monde libéré des oppressions, des dangers en tout genre et de la guerre, les femmes s’unissent donc à nouveau par dizaines de milliers pour protester grâce à une arme qu’elles seules possèdent : la « féminité », et surtout le choix sur le manière de se l’approprier ou de se la réapproprier en mettant celle-ci au service de la paix et du désarmement nucléaire.
Pendant la Guerre froide, le genre noue donc une relation particulière avec la question nucléaire et surtout antinucléaire. Aussi bien dans un contexte très conservateur que dans un contexte de début d’émancipation par la lutte féministe, les femmes se mobilisent en masse et mobilisent presque systématiquement leur « féminité » en jouant des injonctions qui y sont associées, contre les armes atomiques et leurs usages.
Pendant la première ou la seconde vague, elles incarnent les trois narratives proéminentes qu’on retrouve encore et même particulièrement aujourd’hui dans le discours des femmes dans le champ nucléaire : celle de la femme en tant qu’actrice du changement, mais aussi en tant que victime et en tant que femme sous-représentée dans ce champ.
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(*) Sarah Caron est étudiante en Master 2 de Droit public – parcours Droit et politiques de défense et de sécurité nationale. Elle a préalablement validé un Master de recherche en Histoire – parcours relations internationales, guerres et conflits, ainsi qu’une licence en science politique. Elle se passionne notamment pour les questions nucléaires et spatiales, en plus des études de genre en lien avec la Guerre froide. |

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