Les femmes, le genre et le nucléaire pendant la Guerre froide
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Sarah Caron (*)
Etudiante en Master 2 de Droit public
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1ère partie
Les mouvements anti-tests nucléaires des années 1950/1960 aux Etats-Unis
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Pendant la guerre froide, la menace nucléaire plonge le monde dans un contexte dominé par la peur et la dénonciation d’un jeu diplomatique entre grandes puissances, dont les fins pourraient mettre en péril la sécurité et même la survie de l’espèce humaine.
Contre les essais nucléaires aux États-Unis où encore contre l’implantation de missiles balistiques sur le sol européen, des mouvements de paix se forment et les femmes en font particulièrement leur affaire. Des organisations et des mouvements massifs exclusivement féminins défient l’autorité politique et militaire en embrassant les codes de genre aussi bien qu’ils les transgressent.
Plus que l’implication des femmes, cet article propose d’analyser la force d’influence du genre dans les mouvements et discours antinucléaires de la première et de la seconde vague antinucléaires.
La barrière du discours genré
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D’abord, aux Etats-Unis du début des années 1950, l’opinion publique laisse sa pleine confiance aux mains des experts politiques et scientifiques pour gérer la problématique des essais nucléaires. Mais les États-Unis baignent également en plein conservatisme de genre, ce qui construit une image bien spécifique de la citoyenne américaine modèle: selon la figure de la good female citizen, à travers des injonctions qui l’assignent à un rôle de nourrice et de femme au foyer, prête à porter secours à sa nation en cas de guerre nucléaire. On attend des femmes qu’elles soient aux petits soins pour leur famille et leur patrie. On les appelle à se défendre contre l’arsenal soviétique, à protéger leur foyer et même à en faire un abri anti-atomique, ou encore à préparer des provisions de courses en cas d’attaque nucléaire. En revanche, le fait de s’élever contre les dangers de l’arsenal américain est vu comme subversif.
Cet “endiguement domestique” régit les codes de genre dès le début de la Guerre froide, notamment dans un objectif de lutter contre la menace communiste, avec l’idée que l’infusion des valeurs et rôles de genre traditionnels à la société américaine la préserverait de l’influence du communisme et des idées subversives. Toute femme s’écartant de ce modèle est vite catégorisée comme subversive, comme menace pour la sécurité nationale. Les femmes sont écartées de tout poste à haute responsabilité, et les enjeux nucléaires sont jugés trop lourds pour leur être confiés.
Ce sont donc, dans un premier temps, des hommes qui dominent les discours et les organisations anti-tests nucléaires. Plus précisément, c’est par des figures d’autorité masculine que le discours anti-tests s’articule. On en attend un certain virilisme, un discours sécuritaire, rationnel, protecteur, rassurant, sécurisant et responsable : des attributs typiquement associés à la masculinité en opposition à une féminité qui serait guidée par les émotions et la vulnérabilité.
Le tournant après Castle Bravo
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Mais à partir de 1954, après l’opération BRAVO dans les îles Marshall, le monde est témoin des retombées radioactives impressionnantes des tests. Cet essai nucléaire américain donne lieu à l’incident du Lucky Dragon en touchant gravement un groupe de pêcheurs japonais intoxiqués par les radiations, malgré le fait qu’ils étaient en dehors de la zone désignée comme dangereuse. L’ère n’est plus au « risque » mais à la certitude quant aux effets nocifs du strontium-90 qui s’accumule notamment dans le lait et touche particulièrement les enfants.
Aux États Unis, des organisations scientifiques, civils ou les deux à la fois voient le jour pour s’opposer à ces essais et comptent de plus en plus de femmes dans leurs rangs. Le Committee for a Sane Nuclear Policy (SANE) voit le jour en 1957 avec des membres comme Eleanor Roosevelt. Le Greater St. Louis Citizens’ Committee for Nuclear Information (CNI), fondé en 1958, comprend 93 femmes parmi ses 185 membres, soit une majorité.
La SANE et le CNI commencent particulièrement à ériger les enfants en symboles de la lutte. Les femmes du CNI s’emparent exclusivement d’un projet, le « Baby Teeth Survey » et bousculent les normes en genre en exerçant leur leadership sur la dénonciation des essais nucléaires. Ce projet est lancé après une réunion organisée par Edna Gellhor, ancienne présidente de la League of Women Voters et placé sous la direction de la physicienne Louise Reiss. Il a pour objectif d’analyser la concentration radioactive en strontium 90 dans les dents de lait des enfants. Ces femmes s’occupent alors elles-mêmes de démarcher les parents, leur faire remplir des formulaires, et se font aider par l’éditrice du journal Nuclear Information, Virginia Brodine. Près d’un million de formulaires seront déposés dans les écoles, les crèches ou encore les librairies entre 1958 et 1961. L’objectif est de récolter 50 000 dents de lait par an: en seulement un mois, elles en récoltent 40 000.
Les femmes du CNI réussissent à mobiliser des dizaines de milliers d’autres femmes inquiètes pour leurs enfants, et à inspirer des projets similaires en dehors des frontières comme au Canada. On mise sur le côté supposément « sentimental » des femmes qui garderaient souvent précieusement les dents de lait de leurs bébés. Et alors que ce sentimentalisme est originellement source de discrédit dans le discours nucléaire et même anti-nucléaire, il trouve ici un intérêt dans sa capacité à mobiliser une moitié silencieuse et silenciée de la population. Les femmes du CNI plantent la graine qui contribue à faire germer un environnement propice à la mobilisation féminine dans le mouvement anti-tests nucléaires en amenant une de ses plus solides fondations via la question des enfants.
Mais la persistance de certains autres codes fait stagner le mouvement dans une division sexuée de la lutte. Les femmes restent publiquement invisibilisées, et les hommes ont justement du mal à être influencés par le Baby Tooth Survey, car se soucier des enfants est typiquement vu comme une « affaire de femmes ». Or, pour influencer les politiques nucléaires, c’est bien la sphère masculine qu’il faut influencer.
Mais surtout, ces groupes deviennent rapidement la cible d’un red-baiting qui nuit à leur crédibilité. La SANE par exemple va même jusqu’à exclure des membres qui ont invoqué le 5ème amendement devant le Comité parlementaire sur les activités anti américaines (HUAC).
Les Women Strike for Peace
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Partant de ces constats et de celui de l’inaction masculine, quelques femmes américaines se réunissent pour organiser ce qui donnera lieu à l’impressionnante grève féminine des Women Strike For Peace (WSP) le 1er novembre 1961. Ce jour, 50 000 femmes défilent dans 60 villes différentes des Etats-Unis pour protester contre les essais nucléaires, et forment leur mouvement. Elles mobilisent directement leur genre au profit de ce combat en se présentant expressément comme des mères de familles inquiètes qui se doivent d’agir pour protéger leurs enfants.
Elles proposent une nouvelle approche du discours genré en neutralisant les stigmates qu’on lui associe généralement. Les émotions sont explicitement mises en avant comme moteur principal des femmes du mouvement qui assument être poussées par la peur, la colère et la frustration. Cette approche pousse plus loin les codes de genre par l’émergence d’une responsabilité sociale spécifiquement féminine: un discours maternel au-delà de simplement parental. Dorothy J. Mock, représentante intérimaire du groupe, appelle massivement les femmes à se mobiliser tout en soulignant le fait qu’elle ait conscience de la difficulté d’abandonner, le temps d’une journée, leurs responsabilités au sein du foyer. Mais les responsabilités des femmes à l’âge nucléaire « excèdent de loin les quatre murs de leur foyer » selon elle.
Le genre est, pour la première fois, placé comme épicentre de la lutte contre les essais nucléaires. Par là, les WSP usent d’un certain essentialisme stratégique qui vise à trouver un équilibre entre transgression et normativité. Le mouvement est dépeint comme étant composé de mères au foyer ordinaires, apolitiques, pacifiques, féminines et non pas féministes, qui ne souhaitent ni s’opposer aux hommes ni aux États-Unis spécifiquement. Tout cela leur permet de redéfinir la manière dont s’articulent les injonctions de la good female citizen (et plus largement de la femme dans la construction de son image comme “source de paix”, directement liée aux stéréotypes de la femme sage, douce, vulnérable) sans en changer le fond. Cette stratégie vise à rallier un maximum de femmes à leur cause et à maximiser les chances d’être écoutées alors même qu’elles sortent des rôles préconçus pour elles en occupant l’espace et la parole sur ces questions.
Peu avant la grève du 1er novembre, le Baltimore Sun relaye une déclaration de Dagmar Wilson qui, éteignant sa cigarette en souriant, dit : « C’est nous qui préparerons les soupes que nos maris donneront à nos enfants.» juste après avoir affirmé que les WSP n’avaient rien à voir avec les suffragettes, qu’elles ne se mettaient pas en grève contre leur mari, et qu’elles le faisaient autant pour eux que pour elles. Et en effet, tout ce qui est généralement associé au cliché de la militante hystérique est proscrit : elles parlent d’éviter « l’attitude de panique », assurant qu’elles n’essayent pas d’être « agressives ».
Les WSP construisent l’image de leur féminité avec et non contre la masculinité. Elles valorisent la complémentarité et non l´affrontement des genres, en prétendant vouloir apporter la touche féminine nécessaire à l’avancement des négociations sur les essais nucléaires. L’homme est décrit comme un animal rationnel qui doit se lever pour le « challenge » de résoudre les conflits par les compromis et la négociation, devant se nourrir d’une sensibilité typiquement féminine. Les rôles de genre ne sont plus perçus comme des obstacles à la lutte anti-tests, mais comme une passerelle vers son succès.
Une réponse unique au red-baiting qui les touche
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Malgré tout, les WSP effraient les autorités qui vont jusqu’à craindre une inversion des rapports de force. La traditionnelle chasse aux communistes qui touche les mouvements de paix, d’autant plus féminins, n’échappe pas au groupe. Mais leur manière inédite de répondre aux accusations et aux questions de l’HUAC fait toute la différence et vient renforcer le mouvement plutôt que de le faire couler. Les WSP font preuve d’une tenace solidarité avant, pendant et après les auditions. Des membres se proposent d’elles-mêmes pour témoigner sans avoir été convoquées, viennent soutenir leurs homologues le jour venu, et manifestent même la veille.
Le 11 décembre 1962, la salle d’auditions de l’HUAC est imprégnée d’une ambiance unique. Chaque témoignage donne lieu à une standing-ovation et d’applaudissements de la part des autres membres, décidés spontanément quelques minutes avant le début des auditions. Les femmes se rendent même à l’audition avec leurs bébés.
Elles décident d’user de l’humour et de la répartie pour renverser la situation et décrédibiliser les accusations qui leur sont conférées. Lorsqu’on demande à Dagmar Wilson si elle laisserait une communiste à la tête de l’organisation, elle répond qu’elle ne souhaite pas contrôler qui intègre dans le mouvement. On lui demande alors si elle laisserait des nazis et des fascistes y pénétrer, ce à quoi elle répond sur un ton sarcastique: « Si seulement nous pouvions les avoir de notre côté! ». Des bouquets de fleurs sont aussi lancés à la fin des auditions, le tout dans une atmosphère euphorique inédite à ce type de contexte. Les WSP estiment être ressorties gagnantes, et fières de l’avoir fait « de manière féminine ». Au final, le red-baiting subi leur a permis, par leur manière unique d’y faire face, de mettre en avant leur mouvement et leur stratégie au détriment de l’HUAC qui a été décrédibilisée.
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La suite au prochain numéro
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(*) Sarah Caron est étudiante en Master 2 de Droit public – parcours Droit et politiques de défense et de sécurité nationale. Elle a préalablement validé un Master de recherche en Histoire – parcours relations internationales, guerres et conflits, ainsi qu’une licence en science politique. Elle se passionne notamment pour les questions nucléaires et spatiales, en plus des études de genre en lien avec la Guerre froide.
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