Un potentiel militaire amoindri
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Olivier Passet (*)
Directeur de la recherche, Xerfi
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Même si les dirigeants européens semblent vouloir rattraper le temps perdu, il n’en demeure pas moins, selon l’auteur, que la situation globale de l’industrie de Défense, en France comme chez nos partenaires majeurs, relève de retards et de lacunes accumulées au gré des décennies passées.
Le réveil est tardif, révélant au grand jour les failles militaires européennes. En dépit des effets d’annonce, la défense n’est pas qu’affaire de flux de dépenses. Ce sont d’abord des capacités humaines et technologiques qui comportent une forte inertie. Il ne suffit pas d’augmenter les dépenses d’un pourcentage à plus de deux chiffres comme depuis 2022 pour redresser une situation. Des décennies de sous-investissement, en matériel, en R&D, en homme, cela ne se corrige pas en l’espace de quelques trimestres car c’est tout un système qui doit changer d’échelle.
Un passé de désengagement
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La déficience européenne est palpable à tous les niveaux de la chaîne militaire :
- Du côté des capacités de production de matériel, fragmentées, sous-dimensionnées en cas de conflit de haute intensité, chacun jouant sa partition nationale. L’incapacité de l’Europe à fournir 1 million d’obus à l’Ukraine d’ici le printemps a révélé la difficulté de la zone à produire un effort de guerre. Elle n’a tenu à ce jour que 30% de l’objectif fixé il y a un an et s’en approchera au mieux de 50%.
2. Du côté des forces matérielles et humaines mobilisables adaptées à chaque type de conflit.
3. Du côté de la coordination. L’Europe est toujours très loin d’un objectif de mutualisation, aussi bien au plan de la production, du commandement, des standards matériels et des formations.
4. Du côté enfin de la compétition technologique que se livrent les puissances et qui appellent à de nouvelles solutions offensives et défensives à haute intensité de R&D.
En vérité, l’Europe a baissé la garde depuis la fin de la guerre froide, persuadée qu’elle était définitivement à l’abri des conflits de haute intensité sur son territoire. Les dépenses publiques dédiées à sa défense sont édifiantes. Elles n’ont cessé de décroître tout au long des années post-guerre froide, pour ne plus représenter que 1,3% du PIB au milieu des années 2010. Et les quatre principales puissances de l’UE, France, Allemagne, Italie et Espagne, ont été motrices dans ce reflux, puisque leur part dans le total européen n’a cessé de refluer en représentant moins des deux tiers aujourd’hui.
L’Allemagne démissionnaire
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Et parmi ces quatre pays, l’Allemagne est de loin le pays le plus démissionnaire, tirant la moyenne européenne vers le bas, donnant la priorité aux objectifs de rationalisation budgétaire et concevant son industrie d’armement comme un levier d’exportation et de concurrence intra-européenne. La France pour sa part peut revendiquer un effort plus soutenu, proche du seuil des 2%. Mais en vérité, ayant le monopole de la dissuasion nucléaire au sein de l’UE, et ayant développé des moyens de projection à l’étranger son budget est structurellement augmenté par ces deux éléments. Une décomposition plus fine de ses dépenses publiques permet de mettre le doigt sur la grande faille de l’armée française. Ayant abandonné la conscription en 1997 et revendiqué la bascule sur une armée de métier, le pays pivot de la défense européenne aurait dû mettre à profit cette séquence pour équiper son armée. Or les économies opérées en matière de rémunération ou d’autres frais de fonctionnement n’ont pas été converties en équipement.
Le sous-investissement, une faiblesse structurante
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Et c’est précisément là où la défaillance européenne est la plus palpable. Son retard n’est pas humain. En effectifs, l’UE tient la comparaison avec les grandes puissances. En revanche, elle a accumulé des années de sous-investissement au nom de la raison financière. Le fossé est flagrant avec les États-Unis. Et ce sous-investissement a eu des conséquences en chaîne sur l’appareil productif européen, doublement pénalisé par le fractionnement et la faiblesse de la commandite publique.
Face à ce déficit de demande domestique, les grands groupes de l’armement européen se sont de plus en plus tournés vers l’exportation. À l’instar de la France, dont la part de production exportée est passée de 8% dans les années 1960, à 15% dans les années 1970, puis à près de 30% en 2021… une dépendance croissante aux exportations du modèle industriel sous-jacent à la défense européenne, problématique en termes de sécurité et des nœuds de contrat qui freinent aujourd’hui l’approvisionnement ukrainien.
Fractionnement, sous-dimensionnement, concurrence, externalisation et extraversion sur les marchés étrangers, c’est le résultat d’une commandite publique dépourvue de stratégie. Une déficience qui se double d’un sous-investissement dans la R&D militaire, avec un rapport de 1 à 4 entre l’Europe et les États-Unis en proportion du PIB. En dépit d’une hausse de 23% de ses dépenses militaires en l’espace de 2 ans, l’UE est encore loin de la cible des 2% du PIB liée à ses engagements auprès de l’Otan, et au-delà, c’est son complexe militaro-industriel qui reste à bâtir.
Article paru sur Xerfi Canal, le 6 mars 2024.
(*) Olivier Passet, titulaire d’un D.E.A « Monnaie, Finance, Banques », est diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris (option Service Public). Chargé de mission puis chef du service économique et financier international du Commissariat général du Plan (2000-2006), il est ensuite chef du service Économie-Finances du Centre d’analyse stratégique auprès du Premier Ministre (2006-2011) et conseiller au Conseil d’analyse économique. En septembre 2012, il rejoint le Groupe Xerfi comme directeur des synthèses économiques |
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