Du pacte russe
au pacte vert
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Gilles Lepesant (*)
Directeur de recherche au CNRS
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En envahissant l’Ukraine, la Russie a, entre autres, provoqué une crise énergétique comparable au choc pétrolier des années 1970, une crise dépassant le seul cas du pétrole puisque la Russie est également un pourvoyeur important de gaz et de charbon. En 2021, elle était le premier fournisseur de l’Union européenne pour ces trois sources d’énergies fossiles. Cela résultait de ce que l’auteur appelle le pacte russe, aujourd’hui condamné. En remplacement, il appuie l’idée baptisée pacte vert.
La Russie est le troisième producteur mondial de pétrole (derrière les États-Unis et l’Arabie Saoudite) mais le premier exportateur. L’interdépendance énergétique entre la Russie et la Communauté européenne s’est construite par étapes, à partir des années 1960. À mesure qu’oléoducs et gazoducs ont été construits, l’interdépendance entre Est et Ouest du continent s’est renforcée. Dans les années 1990 et 2000, le réseau a été sensiblement renforcé, notamment via les mers (mer Baltique et mer Noire). Quelques jours avant une défaite électorale annoncée, Gerhard Schröder, alors chancelier allemand, conclut avec Vladimir Poutine la construction de Nord Stream 1, labellisé projet européen. S’ensuivit le projet South Stream reliant les côtes russe et bulgare, finalement abandonné. Après l’annexion de la Crimée en 2014, la part de la Russie dans les importations européennes de gaz continua d’augmenter et Nord Stream 2 fut agréé, sans soutien européen cette fois-ci.
Dans le même temps, les entreprises russes ont pris des participations dans le secteur aval. Lukoil a acquis ainsi l’unique raffinerie bulgare. Rosneft est devenu le deuxième raffineur de pétrole sur le marché allemand au gré d’achats successifs. Gazprom a fait l’acquisition d’un distributeur de détail en Allemagne et pris le contrôle du tiers des capacités de stockage de ce pays, soit les plus importantes en Europe. Des entreprises d’État russes se sont ainsi peu à peu constitué un patrimoine significatif dans plusieurs États membres, à mesure que les entreprises européennes investissaient en Russie.
Ce pacte tacite établi depuis les années 1960, l’URSS (principalement la Russie) fournissant des hydrocarbures à l’Europe occidentale et à l’Europe centrale en échange de biens de consommation et de technologies, semble aujourd’hui caduc. La crise en Ukraine montre que l’équilibre de la terreur – l’Union européenne n’imaginant pas la Russie sacrifier près de 40% de ses recettes fiscales ; la Russie n’imaginant pas l’Union européenne se priver de près de la moitié de son approvisionnement énergétique – appartient désormais au passé. Un découplage est engagé.
Du côté russe, l’illusion d’un pivot vers l’est
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Si l’effet des sanctions adoptées contre la Russie s’annonce progressif, les anticipations des acteurs économiques ont rapidement conduit à une dégradation des exportations russes au cours du premier trimestre 2022. L’Asie peut-elle suppléer le marché européen ?
S’agissant du pétrole, la Russie est devenue le deuxième pourvoyeur de la Chine (elle lui fournit 17% de ses importations). Peu avant le début de l’invasion, Rosneft et China National Petroleum Corporation (CNPC) ont signé un contrat d’approvisionnement pétrolier de dix ans renouvelant un contrat venant à échéance en 2023. L’Inde apparaît comme un autre débouché (le ministre russe des Affaires étrangères y a été dépêché en mars 2022), mais le potentiel apparaît limité à court terme. Le pays est en effet engagé avec des fournisseurs du Moyen-Orient aux prix attractifs, et si le pays a pu aider l’Iran à contourner les sanctions, la Russie est pénalisée par son éloignement.
Pour le gaz, la Russie est le troisième pourvoyeur de la Chine (pour 15% de ses importations). Gazprom et CNPC ont complété en 2021 un accord existant de 38 milliards de mètres cube (mmc) en y ajoutant 10 mmc (par comparaison, en 2021, Gazprom a livré 168 mmc à l’Union européenne). Les relations avec Pékin n’ont cessé ces dernières années de se renforcer, à mesure que les relations se sont distendues avec les partenaires européens. Un gazoduc étiré sur 4 000 km a ainsi été construit (Power of Siberia) mais sa capacité est encore limitée (18 mmc contre 55 mmc pour le seul Nord Stream 1) et il n’approvisionne le marché chinois que depuis les gisements de Sibérie orientale.
Les entreprises chinoises pourraient hésiter à contourner les sanctions et perdre ainsi d’autres marchés plus lucratifs. À plus long terme, c’est le risque d’une relation inégale que la Russie devra gérer. Elle pourrait devoir céder des actifs, dans la logique de ce qui se passa en 2014 à la suite des sanctions internationales adoptées après l’annexion de la Crimée. Une montée en puissance des acteurs chinois n’est ainsi pas exclue, en substitution aux capitaux et aux technologies de l’Occident. Le risque serait alors pour la Russie d’être dans un face-à-face avec un client chinois disposant pour sa part d’autres options.
Au-delà de la Chine, la Russie vise toutefois d’autres marchés grâce aux terminaux GNL existants et envisagés. Sur la façade pacifique, le terminal Sakhalin-2 approvisionne plusieurs marchés asiatiques. Sur la façade arctique, la péninsule de Yamal a vu se constituer (à l’aide de capitaux européens et chinois) un complexe associant des gisements, des gazoducs et un terminal GNL bientôt complété par un deuxième. Ces projets s’inscrivent dans une stratégie poursuivie depuis plusieurs années et visant à concurrencer l’Australie, les États-Unis et le Qatar sur le marché mondial du GNL.
Le transport nécessite néanmoins des navires adaptés qui sont pour l’heure fournis pour l’essentiel par des chantiers sud-coréens, soumis à la nécessité de respecter les sanctions. Au final, peu d’alternatives présentent pour la Russie les mêmes avantages que le marché européen en termes de volumes et de solvabilité. Constat similaire avec le charbon dont le quart des quantités extraites est destinée au marché européen et qui est évacué principalement via les façades de la mer Baltique et de la mer Noire. Exporter massivement vers l’Asie pour compenser l’embargo décidé par l’Union européenne le 7 avril 2022 supposerait que les deux axes ferroviaires – Transsibérien et Baïkal-Amour- Magistral (BAM) – offrent les capacités requises. Le pivot vers l’Est est engagé mais il exigera du temps.
Du côté européen, un changement de paradigme
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Si le renouveau momentané du charbon et le recours aux importations de GNL sont inévitables à court terme, l’enjeu principal concerne le long terme et porte sur la capacité des Européens à trouver une alternative au Pacte russe noué dans les années 1960.
La diversification amorcée des approvisionnements sert pour l’heure l’industrie américaine du charbon, du pétrole et du GNL pour lequel les terminaux de liquéfaction essaiment dans le golfe du Mexique. Dans son discours du 26 mars 2022 à Varsovie, le président américain résumait : « Pour commencer, l’Europe doit cesser de dépendre de la Russie pour ses énergies fossiles. Et nous, les États-Unis, allons l’aider. ». Joe Biden s’est ici inscrit dans la lignée des présidents américains qui ont dénoncé, si besoin à l’aide de sanctions, les différents projets gaziers reliant la Russie à l’Europe.
Sobriété énergétique, marginalisation des énergies fossiles, essor des énergies renouvelables, montée en puissance des technologies de stockage, valorisation de la technologie nucléaire pour certains pays : les solutions sont connues. Les discussions amorcées au Conseil et au Parlement européen autour des différentes directives proposées par la Commission européenne dans le cadre du programme « Ajustement à l’objectif 55 » permettront de mesurer l’effet de la crise ukrainienne. Les textes adoptés du pacte vert et précisant les objectifs pour 2030 se sont en effet avérés dépassés à la suite de la révision à la hausse des ambitions européennes pour atteindre la neutralité climatique dès 2050.
L’invasion russe de l’Ukraine pourrait avoir un effet d’entraînement que ni les alertes successives du GIEC, ni les plans de relance post-pandémie de Covid n’ont eu. Certains États ont déjà plaidé pour davantage d’ambition. Les quatre pays du groupe de Višegrad, dont certains présentaient le Pacte vert comme étant à l’origine de l’inflation des prix de l’énergie (Hongrie et Pologne), ont revu leur rhétorique. Dès avant l’invasion russe, l’Allemagne avait rehaussé ses objectifs, notamment pour atteindre 80% d’énergies renouvelables dans le mix électrique en 2030 (il était de 42% en 2021). « Nous avons huit ans pour atteindre les mêmes capacités de production d’énergie renouvelable que nous avons installées au cours des trente dernières années » observa le vice-chancelier, ministre allemand de l’Économie et du Climat, Robert Habeck.
Remplacer l’usage du gaz dans le chauffage et dans l’industrie s’annonce néanmoins compliqué. Une dynamique est engagée pour substituer peu à peu l’hydrogène au gaz. Si un déplacement au Qatar s’est imposé pour réduire la dépendance au gaz russe, des accords ont été noués au cours de la même période avec la Norvège et Abu Dhabi pour importer de l’hydrogène décarboné. À l’instar de l’Allemagne, les nombreux États membres convaincus par les vertus de l’hydrogène devront investir massivement dans les énergies renouvelables ou s’approvisionner auprès de pays d’Afrique, du Moyen-Orient, d’Amérique latine qui sont encore loin de pouvoir satisfaire leurs propres besoins en énergie décarbonée. Plusieurs terminaux de GNL seront construits entretemps en Europe qui, pour ne pas devenir des actifs échoués, devront le moment venu être adaptés aux importations d’hydrogène… à moins que le gaz ne conserve un rôle éminent dans le mix énergétique européen.
S’agissant des énergies renouvelables, seules deux technologies ont un potentiel significatif, l’éolien et le photovoltaïque, les principaux sites d’hydroélectricité étant déjà équipés et un recours à grande échelle à la biomasse paraissant improbable. Concernant l’éolien, les oppositions locales ont conduit en Allemagne à un effondrement des capacités installées (1,5 GW installé en 2020 contre 5 GW en 2017). La France envisageait un doublement de ses capacités dans l’éolien d’ici à 2030, mais en 2022 l’objectif a été reporté à 2050. Les oppositions locales s’expriment avec d’autant plus d’efficacité que les procédures de planification s’étirent sur de nombreuses années. Rétive aux éoliennes, la Bavière s’est opposée à une refonte des procédures de planification.
Le déploiement du photovoltaïque se heurte à moins de résistance et la France comme l’Allemagne prévoient que les capacités, installées chaque année, soient supérieures à celles prévues pour l’éolien. Si le défi de l’intermittence se pose aussi, la principale limite réside dans la valeur ajoutée en termes industriels d’une forte expansion du photovoltaïque. 80% environ des panneaux solaires européens sont importés de Chine tandis que dans l’éolien, l’industrie européenne domine plusieurs segments de la chaîne de valeur. Le potentiel de l’éolien marin est significatif mais, à ce jour, trois pays en Europe (Royaume-Uni, Allemagne, Pays-Bas) concentrent 75% des capacités installées. Depuis l’invasion russe de l’Ukraine, plusieurs États membres ont revu à la hausse leurs objectifs en la matière (Allemagne, Belgique, France, Pays-Bas, Portugal) ainsi que le Royaume-Uni. Une refonte des procédures de planification s’impose pour réduire des délais parfois conséquents, à moins que l’éolien flottant, plus éloigné des côtes, ne prenne le relais.
Energie renouvelables : pour le climat et pour la sécurité
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L’invasion de l’Ukraine par la Russie a réactualisé la question de la sécurité énergétique et a accrédité l’idée que les énergies renouvelables peuvent bénéficier à la fois au climat et à la sécurité. Elle a probablement condamné la principale interdépendance entre les économies européennes et l’économie russe (aucun pays européen n’expédie vers la Russie plus de 20% de ses exportations). Comme toutes les crises d’approvisionnement provoquées par la Russie ces dernières années, elle a d’ores et déjà contribué à accélérer l’intégration européenne dans le domaine énergétique.
Depuis ses origines, le Pacte vert constitue un défi pour les voisins de l’Union européenne dans la mesure où sa mise en œuvre aboutira inévitablement à réduire drastiquement les importations d’hydrocarbure, et donc les rentrées fiscales de pays fournisseurs comme la Russie et l’Algérie. Si son succès paraît plus probable avec la crise ukrainienne, il implique des efforts financiers conséquents qui devront épargner les ménages les moins aisés, des ruptures technologiques et un rapport de force renouvelé avec les opposants à l’éolien.
Assimiler transition et indépendance énergétique serait en outre excessif. Une voiture électrique requiert six fois plus de métaux qu’un véhicule classique ; une éolienne neuf fois plus qu’une centrale à gaz. Or, la géographie de la production des métaux nécessaires à la transition s’avère plus concentrée que celle des hydrocarbures. S’agissant du pétrole et du gaz, les trois principaux pays fournisseurs extraient moins de 50% de la production mondiale tandis que pour le cuivre, le nickel, le cobalt, les terres rares et le lithium, trois pays contrôlent entre 50 et 90% de l’extraction mondiale de chacune de ces matières premières (le Chili, le Pérou, la Chine dans le cas du cuivre, l’Indonésie, les Philippines, la Russie dans le cas du nickel, la République démocratique du Congo, la Russie, l’Australie dans le cas du cobalt, la Chine, les États-Unis, le Myanmar dans le cas des terres rares, l’Australie, le Chili, la Chine dans le cas du lithium).
La vulnérabilité n’est donc pas moindre dans le cas des énergies renouvelables que dans celle des énergies fossiles. Les aspirations des États-Unis à atteindre la « vraie indépendance énergétique », l’accent mis par les Européens sur la souveraineté augurent d’une recomposition de la géographie mondiale de l’énergie, probablement plus fragmentée, compatible avec le scénario d’une « démondialisation ». Si le commerce n’est pas nécessairement facteur de paix, l’autarcie en matière énergétique ne l’est pas davantage et est illusoire. Il conviendra donc, le moment venu, de repenser nos interdépendances avec nos différents fournisseurs, dont notre voisin russe.
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(*) Gilles Lepesant est directeur de recherche au CNRS (Géographie- Cités). Il est chercheur associé au Centre Marc Bloch (Berlin) et à l’Asian Center for Energy Studies (Hong Kong). Cet article est une production de la Fondation Robert Schuman Retrouvez l’ensemble des articles sur le site : www.robert-schuman.eu La Fondation Robert Schuman, créée en 1991 et reconnue d’utilité publique, est le principal centre de recherches français sur l’Europe. Elle développe des études sur l’Union européenne et ses politiques et en promeut le contenu en France, en Europe et à l’étranger. Elle provoque, enrichit et stimule le débat européen par ses recherches, ses publications et l’organisation de conférences. La Fondation est présidée par Jean Dominique Giuliani. |
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