Réserve et lien Armée-Nation
Général de corps d’armée (2s) Claude Ascensi
En dépit de déclarations entendues ici et là, la réserve militaire existe déjà et participe, dans la mesure de ses moyens, à la sécurité du territoire et à la protection de nos concitoyens. Pour autant, trois mesures urgentes seraient à prendre pour que le système actuel fonctionne pleinement :
donner à la réserve les moyens budgétaires nécessaires à l’accomplissement de ses missions,
instaurer, par voie législative, un certain nombre de contraintes à l’égard des employeurs, contraintes qui seraient compensées par un dédommagement équitable,
décentraliser et simplifier la gestion et l’emploi des volontaires, ce qui permettrait une plus grande souplesse d’intervention sur l’ensemble du territoire national.
D’autres mesures sont également envisageables, notamment l’élargissement de la réserve citoyenne et le renforcement de son rôle, ce qui permettrait de resserrer utilement les liens entre la nation et son armée, lien consubstantiels à la notion même de réserve.
Les déclarations tonitruantes qui ont suivi les tragiques évènements de ces derniers mois ont remis à l’ordre du jour les concepts de réserve opérationnelle et de garde nationale. Pour autant, ces notions ne paraissent pas très claires dans l’esprit de certains commentateurs comme dans celui de nos dirigeants. Nombre d’entre eux, du reste, découvrent ce sujet qu’ils auraient eu tout loisir de traiter et de faire avancer lorsqu’ils étaient aux affaires !
Force est de constater que tout a déjà été dit et écrit concernant la réserve opérationnelle et son homologue, la garde nationale, depuis que la professionnalisation des armées a conduit à la disparition de la réserve de masse. Laquelle comptait, rappelons-le, plusieurs millions d’hommes au plus fort de la guerre froide. Lui a succédé, en 1999, une réserve dite « d’emploi », forte de seulement quelques dizaines de milliers d’hommes, mais supposée plus disponible et plus réactive. A l’expérience, il n’en fut rien. Il paraît donc inutile de décrire, une fois de plus, une architecture idéale pour cette réserve et de disserter sur les conditions de son emploi. En revanche, il semble indispensable de convaincre les futurs décideurs de la nécessité d’appliquer quelques principes simples sans lesquels toute nouvelle tentative de mettre sur pied une réserve efficace serait vouée à l’échec.
S’agissant de l’appellation d’abord : peu importe qu’il s’agisse d’une « garde nationale » ou d’une « réserve opérationnelle ». La France n’aura jamais les moyens de s’offrir une garde nationale « à l’américaine » qui constitue, ne l’oublions pas, une véritable armée de l’intérieur disposant d’avions, d’hélicoptères, de chars, d’artillerie et d’une infanterie nombreuse, répartie sur l’ensemble du territoire. Pour des raisons culturelles, il est également hors de question de mettre sur pied une milice de citoyens en armes, pouvant, à toute heure du jour et de la nuit, faire face à une menace imprévue. Plus modestement, il faudra nous contenter du service de citoyens volontaires, prêts à consacrer de quelques jours à plusieurs semaines par an au service de la Nation (trop souvent en prélevant, aujourd’hui, ce temps sur leurs droits à congés). C’est le principe même de la réserve opérationnelle actuelle, laquelle pourrait fonctionner correctement si elle ne se heurtait à deux difficultés majeures : la disponibilité et le financement.
En matière de disponibilité, la loi du 22 octobre 1999 portant organisation de la réserve militaire et du service de défense a subordonné au bon vouloir de l’employeur (au-delà de cinq jours et sur préavis d’un mois) la possibilité de faire appel aux réservistes. Il s’ensuit une politique compliquée de partenariat entre les employeurs et la Défense, politique qui a rapidement montré ses limites. Ainsi, à l’heure actuelle, alors que la France métropolitaine compte plus de 197 000 entreprises employant 10 salariés ou plus, seules 344 d’entre elles ont passé une convention avec le ministère. C’est dire la marginalité du système ! Le problème essentiel tient au dédommagement des entreprises qui acceptent de se séparer de leurs réservistes : non seulement, elles n’obtiennent aucune compensation, mais encore on les sollicite pour qu’elles versent un complément de salaire aux salariés dont la solde de réserve est inférieure à leur revenu habituel. Il est difficile, dans ces conditions, de faire appel à leur bonne volonté ! Il faut savoir, par ailleurs, qu’aucune mesure contraignante n’existe tant à l’égard des entreprises que des réservistes. En outre, certaines administrations et entreprises publiques donnent un fort mauvais exemple en mettant des entraves, voire en s’opposant, aux absences de leurs personnels réservistes. Tant que ces problèmes ne seront pas résolus de manière simple et globale, c’est-à-dire par voie législative et donc autoritaire, nous ne pourrons disposer que d’une réserve cosmétique. Toute mesure en la matière aura bien évidemment un coût qu’il faudra assumer. Se posera alors la question essentielle du budget.
Malgré la lecture des chiffres officiels, la part réelle du budget consacrée à la réserve a toujours été difficile à identifier dans la mesure où les activités des réservistes sont totalement intégrées à celles des forces d’active. On peut toutefois se faire une idée de l’intérêt porté à cette réserve en observant l’évolution de son budget sur les dix dernières années. En 2003, il était prévu qu’il atteigne 315 millions d’euros en 2009. Dès 2004, la programmation n’était plus respectée et il était décidé de le stabiliser autour de 120 millions d’euros annuels (gendarmerie incluse). En 2011, on assiste à un nouveau décrochage : initialement prévu à 78 millions d’euros (hors gendarmerie), le budget passe à 74 millions en exécution. En 2012, il descend à 72 millions pour se maintenir globalement à ce niveau jusqu’en 2015. Confronté aux problèmes de sécurité que nous connaissons, le ministre de la Défense a annoncé, le 10 mars dernier, une augmentation de 77% sur quatre ans. Il devrait donc passer à 125 millions d’euros en 2018. Cet effort financier important est certes indispensable, mais, pour porter tous ses fruits, il devra s’accompagner d’une identification claire du budget Réserve dans le budget Défense, de sa sanctuarisation et du suivi rigoureux de son exécution.
En matière de réserve militaire, on ne saurait passer sous silence la réserve disponible ou réserve opérationnelle de deuxième niveau (RO 2), constituée par les anciens militaires professionnels assujettis à un devoir de disponibilité cinq ans durant après la fin de leur service actif. Rappelables par décret pris en conseil des ministres, ils représentent aujourd’hui une force d’environ 120.000 hommes compétents et aguerris. Malheureusement, rien n’est prévu pour mettre sur pied un tel effectif. Une importante ressource humaine existe donc, mais, faute de suivi et de moyens, elle est inutilisable à brève échéance. C’est elle, pourtant, qui pourrait apporter un appui consistant aux forces d’active en cas de menace majeure. Il paraît donc urgent de procéder à une révision complète de la gestion, du maintien des compétences, des modalités de rappel et d’emploi de cette réserve tombée progressivement en déshérence.
Concernant l’emploi des réservistes, il faut savoir que 70% du budget solde de la réserve de l’armée de terre – premier employeur de réservistes, hors gendarmerie – sont détenus par le Commandement des forces terrestres (CFT) de Lille. On peut s’interroger sur la nécessité de concentrer entre les mains d’un seul commandement une part aussi importante de la ressource. Ne pourrait-on envisager une répartition plus équilibrée du budget et donc de l’emploi des réservistes au profit des commandements de zone de défense et de sécurité (ZDS)? Etant donné la nature des menaces, il semblerait judicieux de compléter la réserve opérationnelle actuelle par la création, dans chacune des sept ZDS, d’une réserve territoriale dont les effectifs seraient arrêtés par les états-majors régionaux (EMZDS). Ces réservistes seraient mis à la disposition du commandant de la ZDS pour faire face à une situation d’urgence. Dédiés à des missions simples de protection et de surveillance, ces « territoriaux » recevraient une formation élémentaire peu coûteuse et ne seraient astreints à aucune autre obligation qu’un entraînement périodique. Ils pourraient agir sous les ordres d’officiers de réserve, appuyés par des officiers d’active affectés aux états-majors de zone. La gestion, la formation et l’emploi de ces réservistes territoriaux seraient du ressort exclusif de la ZDS. Les conditions de leur rappel devraient être fixées par la loi et s’imposer à leurs employeurs.
Dernier volet de la réserve militaire, la réserve citoyenne s’est vue confier la mission délicate d’entretenir l’esprit de défense et de renforcer le lien entre la nation et son armée. On aurait pu croire qu’une telle mission mobiliserait une partie non négligeable de la communauté nationale. Il n’en est rien et les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2014, on ne comptait que 3 814 réservistes citoyens agréés par le ministère de la Défense. Ces résultats surprenants tiennent à une conception éminemment élitiste du rôle de réserviste citoyen : sollicités en raison de leur capacité (réelle ou supposée) de rayonnement, les candidats sont recrutés en fonction de leur cursus professionnel ou de leur notoriété. Sans méconnaître les services éminents rendus à la Défense par cette réserve citoyenne, il semble urgent d’élargir son recrutement à des catégories de citoyens moins favorisés, en particulier aux membres des associations patriotiques et d’anciens militaires.
En effet, citoyenne ou opérationnelle, la réserve a, de toute évidence, un rôle éminent à jouer dans la restauration de la cohésion nationale et le renforcement de l’esprit de défense. Il n’est, pour s’en convaincre, qu’à voir l’afflux de volontaires ayant suivi les attentats de novembre et de juillet. Habituée, ces vingt dernières années, à vivre dans un environnement propice à l’individualisme, la société française a pris brutalement conscience des nouveaux périls auxquels elle est exposée et de la nécessité de leur apporter une réponse collective. L’engagement dans l’une des deux réserves permet tout à la fois de se rendre utile à la société, de retrouver le goût de l’action en commun et de resserrer le lien armée-nation largement distendu depuis la suspension du service militaire. D’autres dispositifs, à la charnière des mondes civil et militaire, comme le Service militaire adapté (SMA) et le Service militaire volontaire (SMV) remplissent la même fonction et contribuent efficacement au renforcement d’une cohésion nationale souvent malmenée.
En conclusion, le développement et le succès de la réserve militaire se heurtent à des obstacles bien connus que seule une volonté politique clairement affichée permettra de surmonter. Il s’agit pour l’essentiel :
de consacrer à la réserve un budget cohérent avec l’importance des missions qui lui sont confiées,
de modifier, par voie législative, les conditions de disponibilité, d’appel et d’emploi des réservistes, ainsi que les obligations faites aux employeurs,
d’assurer aux employeurs des compensations à la mesure des contraintes qui leur sont imposées,
de compléter la réserve opérationnelle actuelle par la création d’une branche « territoriale », incluant nos forces de souveraineté, dont l’emploi serait décentralisé,
d’organiser le suivi, le maintien des compétences, les conditions de rappel et d’emploi de la réserve opérationnelle de deuxième niveau (RO 2),
d’ouvrir largement la réserve citoyenne à de nouvelles catégories de citoyens, en particulier par le biais des associations.
Bien d’autres sujets mériteraient d’être développés comme l’allégement des procédures administratives d’engagement dans la réserve ou les compensations tant financières que promotionnelles à accorder aux réservistes opérationnels, mais ils sortiraient du cadre de cette synthèse. Il n’en demeure pas moins qu’au moment où le pays est confronté à de graves problèmes de sécurité, il serait dommageable de ne pas exploiter les ressources offertes par la réserve et de ne pas lui permettre de remplir pleinement sa double vocation : la protection du territoire et le développement du lien entre la nation et son armée. Les efforts demandés en matière d’effectifs, d’organisation et de finances paraissent bien modestes en regard des résultats à en attendre.
Par le général de corps d’armée (2s) Claude Ascensi
Cet article fait partie du dossier n°18 réalisé par Le Cercle de réflexions du G2S
« Recommandations concernant la Défense aux candidats à la future élection présidentielle »
Consultable sur : http://www.gx2s.fr/
Association selon la loi de 1901, le G2S est un groupe constitué d’officiers généraux de l’armée de terre qui ont récemment quitté le service actif. Ils se proposent de mettre en commun leur expérience et leur expertise des problématiques de défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, pour donner leur vision des perspectives d’évolution souhaitables de la défense.