« La RUSSIE ET LE MULTILATÉRALISME »
Jean-Pierre Arrignon
03/12/2017
Conférence donnée le 24 novembre 2017 au Centre spirituel et culturel russe à Paris, lors de la réunion CIP France-Russie Rotary International
Le multilatéralisme est un concept utilisé dans le champ des relations internationales. Il se définit comme un mode d’organisation des relations interétatiques. Le concept prend sa source dans le Siècle des Lumières en ce qu’il postule que les rapports interétatiques peuvent être régis par la rationalité : la paix perpétuelle imaginée par Kant (1795). Le mot est en vérité un terme polysémique : Si nous le prenons dans une perspective positive, il s’agit d’instaurer une régulation dans les relations entre Etats ; ces derniers n’accepteront de coopérer que si un calcul rationnel montre que c’est leur intérêt. Si l’on prend le terme dans une perspective normative, il s’agit de considérer le multilatéralisme comme un projet politique visant à encourager les Etats à coopérer. Le multilatéralisme est alors investi de vertus positives et présenté aujourd’hui comme une méthode privilégiée pour la conduite des affaires internationales.
Le mot lui-même fut introduit dans le vocabulaire américain lors de l’accord du système monétaire et financier de Bretton Woods et lors du GATT (General Agreement on Trade and Tariffs). Le multilatéralisme onusien est marqué par une tradition universaliste, idéaliste, libérale et démocratique. : il s’agit d’établir un cadre qui favorise le développement du commerce et la prospérité des peuples, dans le but de diffuser les valeurs démocratiques et libérales considérées comme universelles
Nous évoquerons dans une perspective historique la démarche de la Russie dans le multilatéralisme.
La Russie entre dans le multilatéralisme surtout au XVIIIe s. ; il connaît un véritable essor au XXe s. et une transformation au XXIe s.
L’Empire russe connaît au XVIIIe et XIXe s. une importante augmentation de son territoire tant en direction du sud avec la conquête des Etats caucasiens que vers l’ouest avec les partages de la Pologne en 1772, 1793 et 1795. C’est alors que l’empire entre dans les systèmes d’alliance des Etats européens. Ainsi, en 1756, éclate la Guerre de 7 ans (1756-1763) qui oppose l’Autriche et la France à l’Angleterre et la Prusse ; la Russie d’ Elisabeth Petrovna (1741-1761) se place du côté de la France, mais elle se retire de l’alliance en 1761 sur ordre de l’éphémère empereur, pro-germanique, Pierre III (1761-1762). La Russie traditionnellement alliée de l’Angleterre craint la formation de la Prusse qui s’est emparée de la Silésie en 1741. Elle abandonne sa politique traditionnellement favorable à l’Angleterre pour rallier le camp austro-français. Ce revirement de la Russie satisfait pleinement Louis XV qui envoie près de la Tsarine Charles de Beaumont (1728-1810) plus connu sous le nom de chevalier d’Eon. C’est la première grande entrée de la Russie dans la politique européenne au côté de la France.
Face à la Révolution française, la Russie s’inquiète. Catherine II envisage même en 1796 de « rayer le nom de France de la carte européenne. » La Russie entre dans les alliances –anglo-austro-prussiennes contre la France, alliance qui échoue lors de la célèbre bataille des « trois empereurs » (Napoléon 1e, Alexandre 1e et François II du Saint-Empire romain) à Austerlitz. Toutefois, malgré le traité de Tilsit (7 juillet 1807), qui fait entrer la Russie dans le blocus continental, Napoléon 1e attaque la Russie en 1812 ; il échoue à détruire l’armée russe lors de la bataille de Borodino/la Moskova (7 septembre 1812) ; commence alors la retraite de Russie qui s’achève par l’entrée des Russes à Paris et le Congrès de Vienne (18 septembre 1814-9juin 1815) qui redessine les frontières européennes et fait de la Russie la garante de l’ordre européen en présidant la Sainte alliance créée le 26 septembre 1815. Dès lors, la Russie est garante du statu quo et, à ce titre, intervient militairement pour réprimer les révolutions européennes en Pologne en 1830 et en Hongrie en 1848, ce qui vaut à la Russie l’image d’un pays conservateur soucieux de maintenir l’ordre européen par la force de son armée, ce qui suscite l’inquiétude de l’Angleterre. La Russie porte le multilatéralisme normatif pour le maintien du statu quo.
Tout au long du XIXe s., la progression de la Russie vers les mers chaudes du sud, Caspienne et mer Noire, suscite les craintes de l’Angleterre désireuse de s’assurer le contrôle des détroits et de protéger sa colonie de l’Inde ; C’est dans ce contexte que se déroulent les affrontements anglo-russes dans le cadre de ce que l’on appelle le « Grand jeu » par l’intermédiaire de puissances interposées la Perse et la Turquie. De ce conflit, naît l’Afghanistan rendu autonome par le traité anglo-russe de 1907, puis indépendant par le traité de Rawal-Pindi de 1921 et royaume à partir de 1926 par l’émir Amanullah.
La situation de la Russie dans le concert européen est sensiblement affectée par les défaites russes dans la guerre de Crimée (1853-1856) et du Japon (1904-1905). Dans le premier conflit qui s’achève par le traité de Paris (1856), la Russie perd le droit d’avoir une flotte militaire en mer Noire ; dans le second, après la défaite de la bataille navale de Tsushima par la flotte nipponne créée par l’ingénieur naval français Louis-Emile Bertin (1840-1929) le traité de Portsmouth (5 septembre 1905) enlève à la Russie, la région de Port Arthur, une partie de Sakhaline ; en outre, elle doit évacuer la Mandchourie rendue à la Chine. Le Japon occupe lui, la Corée.
Ces deux défaites soulignent l’affaiblissement de la Russie et son incapacité à assumer un multilatéralisme normatif. Les grandes puissances cherchent néanmoins son alliance, mais dans une perspective nouvelle, celle du multilatéralisme positif. Ce fut tout d’abord Bismarck qui parvint à créer « l’alliance des trois empereurs » : Guillaume 1e (1871-9 mars-1888), François-Joseph (1848-21 novembre 1916) et Alexandre II (1851-20 octobre 1881). Cette alliance implose après la crise franco-allemande de 1895, suite à l’adoption du plan XII de réorganisation de l’armée (1893) après l’alliance franco-russe (1892).
L’accession au pouvoir d’Alexandre III (2 mars 1881-20 octobre 1894), francophile notoire, ouvre une nouvelle perspective dont sortira l’alliance franco-russe (1892-1917) signée par les deux généraux Raoul de Boisdeffre (1839-1914) et Nicolas Nicolaevič Obroutchev (1878-1904)en 1892 et étendue à l’Angleterre en 1907 pour former la « Triple Entente ». Cette alliance fut décisive dans la victoire des alliés, non seulement par l’envoi d’un corps expéditionnaire russe de 4 brigades soit environ 40 0000 h., dont les 1e,2e et 3e brigades positionnées près de Reims, s’illustreront dans la défense du fort de la Pompelle., mais surtout sur le front de l’est où l’entrée des Russes en Prusse orientale après la victoire de Gumbinnen (20 août 1914) contraignit la Haut-Commandement allemand a transféré deux corps d’armée entiers à l’Est, permettant à Galliéni et Joffre de remporter la première bataille de la Marne (5-12 septembre 1914) qui a sauvé Paris. Le second temps fort de l’alliance est la bataille de Verdun (21 février-19 décembre 1916) sauvée aussi par l’offensive Broussilov (4juin -20 septembre 1916) à l’Est, laquelle obligea le Haut commandement allemand a transféré des corps d’armée vers l’Est pour sauver l’Autriche-Hongrie.
La Révolution russe entraîna la chute de l’Empire, la formation d’une éphémère république et finalement une nouvelle structure l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques soviétique (URSS), qui dure du 30 décembre 1922 au 26 décembre 1991. Lénine en fondant cette Union sort du concept de l’Etat nation pour affirmer l’Union dans une même structure des peuples autour de l’idée nouvelle de la construction d’un Etat qui se veut plus juste, plus libre en rassemblant les classes laborieuses de tous les pays dans un même ensemble d’où le slogan « prolétaires de tous( les) pays unissez-vous/Proletarii vsekh stran soyedinyaytes » tiré du Manifeste du Parti communiste de K. Marx et F. Engels, publié en 1848. Cette devise figurait en 7 langues sur les billets de 250 et de 500 roubles émis en 1919. L’objectif est bien sûr d’éveiller la conscience politique des travailleurs de tous les pays pour les amener à contraindre leurs gouvernements à entrer dans cette nouvelle conception de l’Etat qu’est l’Union. Cette conception d’une révolution universelle est soutenue par L. Trotski ; elle est rejetée par Staline le 24 décembre 1924 par sa déclaration prônant « le socialisme dans un seul pays », déclaration adoptée par le XIVe Congrès du PCUS le 18 décembre 1925. Staline et Boukharine estiment qu’il est possible de réaliser le socialisme sans révolution internationale en développant une économie planifiée et autarcique sur le seul territoire de l’URSS ; Les autres pays doivent attendre et passer par toute une série d’étapes intermédiaires avant la révolution socialiste, comme le Front populaire (mai 1936-avril 1938) en France et le Kouo-Min-Tang en Chine (créé par Sun Yat Sen le25 août 1912, dirige la chine de 1928 à 1949 ; existe aujourd’hui à Taïwan).
La révolution du marxisme-léninisme stalinien pose l’URSS comme modèle à atteindre et espérance sociologique, culturelle et politique comme l’illustre parfaitement l’exposition universelle de Paris (25 mai-25 novembre 1937) où s’affrontent en vis-à-vis, de part et d’autre de la Tour Eiffel, les pavillons de l’Allemagne nazie et de l’URSS. Soviétique. Deux espaces politiques affichant des projets sociétaux sont face à face ; leurs affrontements divisent profondément les autres pays.
La seconde Guerre mondiale (1939-1945) et la victoire des alliés permettent à l’URSS d’étendre son influence et de constituer un véritable glacis en instrumentalisant les partis frères pour les pousser à créer les démocraties populaires. Dès lors, l’URSS, Etat continent qui s’étend de l’Europe au Pacifique, accède le 29 août 1949 au rang de deuxième puissance mondiale, par son essai nucléaire réussi à Semipalatinsk : désormais, nous sommes entrés dans un monde bipolaire autour des Etats-Unis et de l’ URSS. Cette bipolarité domine la vie politique du monde de 1947 à 1991. La tentative d’offrir une troisième voie, celle des non-alignés, lors de la conférence de Bandoeng qui rassemble 29 pays africains et asiatiques parmi lesquels (Nasser, Nehru, Soekarno et Zhou En lai) s’achève par la reconnaissance de trois principes : l’affirmation de la décolonisation et l’émancipation des peuples d’Afrique et d’Asie ; la coexistence pacifique et le développement économique ; la non-ingérence dans les Affaires intérieures des pays. Désormais le multilatéralisme s’organise autour de trois pôles.
Depuis 1991, sous l’ère de B. Eltsine (éclatement de la Yougoslavie, guerre de Tchétchénie) la Russie non seulement n’était plus en mesure de se faire entendre, ni de peser sur les processus internationaux, mais en outre elle était régulièrement humiliée. Pourtant, n’oublions pas que c’est M. S. Gorbatchev qui en 1989 a lancé le projet d’édifier « une maison commune européenne », projet auquel les Etats Unis se sont opposés suivis par les européens ! C’est aussi M.S. Gorbatchev qui a accepté la demande d’Helmut Kohl de réunification de l’Allemagne, contre l’engagement que l’Otan ne s’avancerait pas près des frontières de l’URSS ; c’est lui aussi qui a dissous le Pacte de Varsovie espérant générer ainsi une défense européenne dont la Russie ferait partie. Aujourd’hui seul l’Otan subsiste ! C’est B. Eltsine qui a proclamé non seulement l’indépendance de tous les Etats membres de l’ex-URSS mais aussi la fin du communisme. Tous ces actes ont été accomplis dans l’espérance que la Russie serait accueillie et accompagnée dans sa reconstruction par l’Europe. Il n’en fut rien. Quand l’Europe crée un « partenariat oriental », le 7 mai 2009), 6 Etats de l’ex-URSS y entrent, mais la Russie en est exclue. Cette attitude de l’Europe a suscité en Russie un profond sentiment de frustration et d’humiliation d’autant plus fort que durant la période 2004-2014, l’Europe devient ouvertement antirusse.
C’est dans ce contexte que Vladimir Poutine, toujours attaché à ne pas rompre les liens avec la tradition européenne historique millénaire de son pays, va réagir. Il a compris plus tôt que les Européens que le monde du XXIe s. a changé, qu’il y a un glissement géopolitique vers les pays émergents et surtout vers l’Asie. La Russie engage alors un multilatéralisme actif et réussi en participant à la formation des BRICS (acronyme –Brésil, Russie, Inde-Chine- apparu en 2001 dans une analyse de la banque Goldman Sachs, En 2009 première session plénière à Ekaterinbourg et 2011 entrée de l’Afrique du Sud) et de l’Organisation de coopération de Shangaï créée à Shangaï les 14/15 juin 2001. Aujourd’hui l’OCS est formée de 8 Etats membres : Russie, Chine, Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan, Ouzbékistan et depuis 2016 Inde et Pakistan ; de 4 Etats observateurs :Afghanistan (2012), Iran (2005), Mongolie (2004), Biélorussie (2015) ; de 6 Etats partenaires de discussion : Sri Lanka (2009), Turquie (2012), Cambodge (2015) Azerbaïdjan (2015), Arménie (2015) Népal 2015) ; 3 invités (Turkménistan 2012, ASEAN 2011, et CEI.) . Enfin la Russie a lancé le 29 mai 2014 l’Union économique eurasiatique en vue d’élaborer une union économique du continent eurasiatique (L’UEEA comprend la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan et depuis 2015 le Kirghizstan et le Tadjikistan. ; elle prend la suite de la CEEA, fondée le 10 oct. 2000 et dissoute le 1 janvier 2015.)
Comme nous le voyons, la Russie tisse avec l’Asie des liens de plus en plus profonds avec l’Asie ; certes, il s’agit bien de répondre à la marginalisation de la Russie par l’Europe, comme l’a montré la réduction du G8 à un G7 par l’exclusion de la Russie en 2014 à la suite de l’annexion de la Crimée et de montrer sa capacité à fédérer en dépit des sanctions qui affectent son économie et humilient le peuple russe.
Face aux attaques américano-européennes, liées au rôle présumé des hackers russes dans la vie politique intérieure des Etats-Unis et de l’Europe, Vladimir Poutine réagit avec vigueur, dans son discours lors du forum de Saint-Pétersbourg (2016), proposant la création d’un grand partenariat eurasien dans lequel pourrait entrer les pays membres, des BRICS, de l’OCS, de l’UEEA et même l’Union européenne. Le multilatéralisme positif est aujourd’hui la démarche que promeut Vladimir Poutine et qui l’oppose aux Etats-Unis. Ces derniers affirment leur attachement à l’unilatéralisme ; ils souhaitent prendre leurs décisions en toute et exclusive souveraineté, comme l’exprime le slogan du Président D.Trump « America first. » V. Poutine quant à lui a fait le choix de l’avenir en proposant une formule du polycentrisme à l’échelle mondiale. Face à ce défi, l’Europe est à l’heure du choix : la Russie appartient à l’Europe, à la civilisation européenne et elle doit le rester. Elle est aussi le pont qui relie l’Europe à l’Asie et peut faire participer l’Europe au développement asiatique. Sans le pont de la Russie, l’Europe sera condamnée au repli sur elle-même. Pour paraphraser le poème Fou d’Elsa (1963) de louis Aragon, revisité par jean Ferrat « Si la femme est l’avenir de l’homme, la Russie est bien l’avenir de l’Europe. Puissent les Européens s’en rendre enfin compte !