L’ÉCONOMIE SOUTERRAINE, LA CONTREFAÇON 
ET LA MENACE TERRORISTE …

Bernard Squarcini
01/01/2018

« Le 5 décembre dernier, l’hebdomadaire en ligne prochetmoyen-orient.ch et le Centre français de recherche sur le renseignement ont tenu un colloque – Financement du terrorisme : nouveaux enjeux – qui a eu un grand succès d’audience, tant auprès du grand public que des experts.

ESPRITSURCOUF.fr continue aujourd’hui, la publication des principales interventions, alors que le ministère des Affaires étrangères prépare un sommet international sur le sujet. Devant rassembler une cinquantaine de pays, cette réunion est annoncée à Paris, pour avril 2018.

Après celles d’Alain Chouet et de Marie-Christine Dupuis-Danon nous publions l’intervention  de Bernard Squarcini »

Loin des réseaux criminels mafieux et de la grande criminalité organisée internationale, il existe un risque très important  de voir se développer  sur notre territoire  national  une économie  souterraine adossée au financement d’actions terroristes  (attentats,  soutien logistique,  prosélytisme).

Le constat qui peut être dressé est basé sur une expérience  d’une trentaine  d’années dans le recueil de renseignements analytiques  et opérationnels dédiées à la lutte contre le terrorisme,  et une mission de conseil et de consultant  auprès de la Holding  LVMH depuis 4 ans !UNIFAB.

Le 22 Février 2015, avec Jean-Marc Leclerc,  je donnais  des éléments  au quotidien Le Figaro qui titrait : «  Les terroristes  versent dans la contrefaçon – Un secteur peu risqué et lucratif» afin d’attirer l’attention des pouvoirs  publics pour lutter avec plus d’efficacité sur ces « signaux faibles», et prévenir  au mieux le risque terroriste  sur le territoire  national.

 

En effet, les micro-trafics et les micro-financements sont devenus les marqueurs des récents attentats commis en France. Il apparait de plus en plus que les profits générés par la contrefaçon et la contrebande, sont considérables pour un investissement mineur et un risque pénal très limité. Ceci dit, tous les terroristes ne sont pas des contrefacteurs, et les contrefacteurs ne sont pas des terroristes.

Devant ces éléments précurseurs, nous sommes les premiers observateurs et appelons à une adaptation des réponses  administratives ou pénales face à ce phénomène qui va en se développant sur notre territoire national et au niveau européen.

  • Ce n’est pas un phénomène nouveau,  mais le financement en général ne représentait pas le même intérêt à l’époque, comme aujourd’hui.

Lors de la guerre Froide, le Terrorisme était lié à l’activité clandestine des Etats, soit directement par leurs services, soit par des intermédiaires :   Carlos, Afghanistan, via les Talibans. Lorsque le terrorisme revêt un caractère religieux, on voit l’influence des Etats du Proche et Moyen Orient à travers un prosélytisme et le soutien financier via l’aumône religieuse (ZAKAT) ou le mécénat. Certains mouvements terroristes vont faire cependant usage, en parallèle, de cette économie souterraine :   ETA (vêtements, cigarettes) ; IRA (alcool, cigarettes, faux médicaments vétérinaires) ; HAMAS/HEZBOLLAH (faux CD, cigarettes) ; DHKPC turc (cigarettes, contrefaçon de produits de luxe). Et déjà avec e premier attentat contre le Wordl Trade Center, en février 1993, le Cheick Omar Abdelrhaman était à la tête d’un réseau vendant des vêtements contrefaits à Broadway et 1 OO  000 Tee-shirts Nike pour les J.O d’Atlanta.

En 1995, le GIA Algérien ensanglante notre territoire national selon la doctrine salafiste d’exportation du jihad à l’extérieur d’Algérie. Déjà les services avaient pointé du doigt un soutien logistique très fort aux maquis algériens à partir de France. Le financement était diversifié : contrefaçon de CD, DVD, films, parfums, vêtements et chaussures de sport et cigarettes, et permettait d’acheter des faux papiers et de la logistique technique : cartouches, médicaments, vêtements civils, etc.

En outre, au sein du GIA, Mokhtar Ben Mokhtar, chef de Khatiba qui deviendra un émir puissant organisait ses activités avec l’aide de l’alias « Mister Marlboro ». Le trafic de cigarettes évoluera vers de multiples prises d’otages et rançons dont In Amenas et Bamazko, au même moment ou le GIA devient le GSPC, avant de faire allégeance à la Qaïda en devenant AQMI (Al-qaïda au Maghreb islamique) dans la région sahélo-saharienne.

 

Alors, ce trabendo n’intéressait pas les services judiciaires d’autant plus qu’aucune action n’était commise sur notre territoire national (pas de saisie de matériel  découvert). Le financement se pratiquait aussi à l’aide de vols à mains armées : c’est le réseau Chalabi.

Eté 1995, notre territoire est touché à travers l’assassinat de l’imam Sahraoui et une vague d’attentats. Un émir Ben Saïd vient d’Alger pour actionner des réseaux dormants en France, issus du milieu droit commun et du prosélytisme religieux (UOIF, Tabligh).  Le financement trouve son origine en la personne d’un émir installé à Londres, mais la contrefaçon et le trabendo apparaissent en parallèle et commence à poindre.

Cependant, les services recherchent plutôt des armes et des explosifs au cours des perquisitions, il faut éviter d’autres attentats dans la foulée.

Deux enseignements sont tirés :

  • Faible coût de la campagne d’attentats (la comptabilité d’épicier est retrouvée sur des carnets de Ben Saïd) ;
  • Il y a un lien entre les réseaux de droit commun liés à l’économie souterraine (trafics divers en cité ou sur les marches) et la commission  d’attentats (choix des réseaux  de Chasse-sur-Rhône, Kelkhal et Lille).

La réponse sera judiciaire et policière : en 3 mois, arrestations et neutralisation des auteurs.

Elle sera aussi administrative au vu des éléments observés dans le temps, laissant à penser que le financement de ces actions était lié à une activité de très basse intensité  échappant « aux écrans radars »Zakat, Trabendo, Hawalla et économie  souterraine.

La panoplie réside dans le gel des avoirs, mais aussi dansla création  des PLIR et d’une task force régionale  visant à déstabiliser  ces foyers de soutien logistique.


Grâce à une plus grosse pression policière et judiciaire, la France va éviter de nouveaux attentats sur son territoire national ( environ deux par an en moyenne). La guerre se poursuivra en Afghanistan, Bosnie, Irak, et en Syrie à travers des coalitions alliées. L’Europe et la France vont être visées plus particulièrement. La menace islamiste radicale va se généraliser et s’internationaliser.

Le modus operandi des terroristes va aussi évoluer : phénomène des convertis, départ en nombre vers des zones de jihad, rôle d’Internet dans le prosélytisme radical, théorie du bon voisin et Takia  (art de la dissimulation), et problème  des « Returnees ».

Notre territoire, ou nos intérêts français à l’étranger vont être visés par des individus solitaires, ou agissant en petites équipes qui vont préparer leurs actions à l’ extérieur, avant de revenir en France pour commettre  leur action.  C’est aussi le « Homegrown Terrorism  » made in France.

Lorsqu’on fait le rapprochement entre certaines  actions religieuses fanatiques et leur financement, on voit au cas par cas, apparaître  de plus en plus fréquemment des islamistes qui se livrent à une forte économie  souterraine et à des actions,  indécelables par les services.

Le phénomène se répand de plus en plus. Les réseaux sont de très basse intensité, mais très lucratifs et peu punissables. L’intérêt des services pour ce type d’affaire n’est pas à la hauteur de nos attentes, car on ne met pas ces éléments en parallèle.

 

  • L’économie souterraine va prendre plus d’importance à partir de 2012, avec l’apparition d’une nouvelle génération de jihadistes et la multiplication des zones de jihads :

Les nouveaux modes opérationnels initiés par Mohamed Merah  en mars 2012 vont obliger les services, qui avaient pu empêcher  des attentats  depuis  1995, à examiner de plus près les micros financements, les liens entre économie  souterraine  de droit commun et les actions à caractère  jihadiste préparées  sur le territoire  national  en grande clandestinité et avec de faibles moyens.

 

Les terroristes cherchent à  ne pas attirer l’attention des services, et ont besoin de revenus réguliers  pour leurs besoins  logistiques : location d’appartements conspiratifs, caves, planques, achats d’armes et de TATP, location  de véhicules,  achat de faux papiers, voyages  et soutien aux clandestins.

Ces revenus liés à des actions discrètes, portant sur la collecte de petites sommes à répétition, sont liés à des trafics réguliers intervenant sur des territoires isolés et avec des populations contrôlées : exemple de Mohamed Merah aux Izards (vols, recel, stups, etc.) ; les frères Kouachi (drogue, Nike) ; Koulibaly/Beghal (cigarettes).

La contrefaçon de produits  de luxe, ou de grande consommation et usage courant peut alors alimenter  directement le terrorisme,  ou simplement  aider la réalisation  par des contre facteurs sympathisants islamistes qui aident la cause par des dons maquillés, et sommes reversées  pour le jihad (Trappes,  Mulhouse,  Ex-GICM  et attentats de Casa en 2007).

On donne directement et à travers des mosquées, associations humanitaires, imams, prisonniers, ou sur des comptes à l’étranger (HSBC).

Ces individus, convertis à l’action radicale, utilisent donc des méthodes de droit commun,  des micros trafics, en vue de mettre en place des micros financements très diversifies  indétectables, intracables, et conformes à la consommation liée à des actes de la vie quotidienne. Détournement des prestations sociales, faux prêts à la consommation et usage de cette panoplie complète furtive, hors de toute espèce de contrôle.

Cette économie souterraine se fait sous le manteau et sous les radars des services, dans l’anonymat le plus complet, suivant une impunité totale, et avec grandes rapidité et fluidité.  Elle se développe avec Internet et le Darknet dans une parfaite clandestinité et alimente les réseaux sociaux.

On est loin d’un support étatique,  ou des moyens  de Dae’ch  avec les puits de pétroles  (20), ses banques en IRAK (14) ou ses trafics de biens culturels et objets archéologiques pillés, exfiltré par les ports francs ou des filières d’antiquaires. Il conviendrait de décrire aussi le détail des connexions du trafic d’Ivoire de Boko Haram.

Une analyse des différents cas qui ont, malheureusement tendance  à se multiplier en Europe, et en France  (les Etats membres historiques  sont touchés : Londres,  Berlin, Barcelone) doit permettre  de mettre en exergue l’importance de ces micro-financements et permettre la mise en place d’une réelle politique de riposte et de prévention au niveau européen.

  1. 3. Préconisation et riposte

En général, la réponse de la chaîne opérationnelle judiciaire nous apparait encore à ce jour trop faible, face à ce terrorisme qualifie de « low Cost ».

En complément aux réponses administratives à relancer dans un souci d’anticipation et déstabilisation, il convient de sensibiliser l’autorité judiciaire sur nos besoins face à une évidence croissante.  On ne tire pas les leçons de ces pratiques, ou alors avec grand retard.

L’action de l ‘UN1FAB et des grands groupes Français  soucieux  de leur image (rapport UN1FAB de janvier  2016) a permis d’amender la loi sur la lutte contre le terrorisme  (L.2016/731  du 3 Juin 2016) en aggravant  les sanctions  liées à la contrefaçon : de 3  à 7 ans d’emprisonnement, de 500 000 à 700 000€ pour les amendes).

D’autres actions sont souhaitables dans la lutte contre la menace illicite de biens à leur contrefaçon :

 

  • Création d’un Parquet National Terroriste et d’un Parquet européen plus spécialisé
  • Circulaire DACG-instructions aux Parquets-poursuites plus systématiques-formations des magistrats sur le sujet.
  • Sensibilisation des services spécialisés et points de contacts dédiés : PJ, SP, DNRED,  SNDJ et gendarmerie (BR et SR), TRACFIN sur circulation  d’espèces, faux crédits à la consommation, contrefaçon.

Formation d’experts par les maisons, suivis internet et contrefaçon sur le Digital (anonymat et intraçabilité des flux).

  • Saisine systématique des TIRS au niveau des régions sur ces problèmes de façon préventive et mieux coordonnée.
  • Renforcement des actions pour lutter contre ces micro financements sur Internet, activité moins contrôlée car flux financiers faibles mais répétés : saisines obligatoires des noms de domaine  et compte paypal associés… Lien avec les services de renseignement pour « durcir » le côté islamiste  des dossiers, responsabiliser les acteurs.
  • Sensibilisation des juridictions des jugements sur une uniformisation de l’application des sanctions sur tout le territoire national  (financement d’une entreprise  terroriste).  Contrôle de l’effectivité de cette application.
  • Présence et plus grande disponibilité des responsables contrefaçons des marques et réactivité immédiate face aux demandes des enquêteurs pendant  les heures de garde a vue.
  • Harmonisation européenne compte tenu des lieux de transit, et points de passage avant l’arrivée sur le territoire national, et renforcement des sanctions.

Il faut éviter l’instauration, au niveau européen, de « Forum Shopping», ou l’on conduit les trafics dans des pays où la législation est plus permissive et plus tolérante(exemples :   espèces, cartes prépayées, Hawalla, compensation, BITCOIN, etc.)

Enfin, l’actualité démontre le souci d’instaurer, pour les banques et les entreprises, une véritable compliance pour éviter le risque ou par ricochet. Identification des intermédiaires, origines des flux, détection des clôtures des comptes, transferts, usage réel des prêts.

CONCLUSION

Les méthodes utilisées par la criminalité organisée et les terroristes se rejoignent. Seule l’idéologie diffère.Il faut donc analyser ces méthodes et les combattre en même temps que l’évolution des modes operandi utilisés par les jihadists liés à l’anonymat et à la clandestinité sur nos territoires.

Il convient plus qu’avant de s’occuper des signaux faibles et des flux financiers réguliers et répétés mais de faible intensité en traçant au plus près leurs auteurs, et en déstabilisant de façon régulière et continue leurs sources de revenus.

Compte tenu de la multiplication des sommes insignifiantes reversées au cas par cas, il y a lieu de resserrer d’avantage les mailles du filet avec l’aide des nouveaux outils adaptés et une nouvelle culture européenne dédiée à une riposte organisée.