La stratégie indopacifique française
(1ère partie)

Interview de Jérémy Bachelier (*) par Athénaïs Jalabert (*)

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L’Indo-Pacifique, qui englobe l’océan Indien et le Pacifique occidental, est devenue aujourd’hui un enjeu stratégique majeur pour les puissances mondiales au XXIe siècle. La France, avec ses territoires d’outre-mer tels que la Réunion, la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie, se positionne comme un acteur clé dans cette zone géopolitique cruciale.
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Jérémy Bachelier, chercheur au Centre des Études de Sécurité (CES) de l’Ifri et membre du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD), spécialiste des questions de puissance maritime,  de l’’action de l’État en mer, et de la présence française en Indopacifique, a bien voulu partager son analyse avec Athénaïs Jalabert.

La région Indo-Pacifique est en passe de devenir un théâtre d’opération au cœur de la rivalité sino-américaines mais aussi de contestations de puissances régionales. Aussi, la stratégie française dans la région viset-elle à renforcer la présence et l’influence de la France mais aussi à se positionner de manière claire et lisible face à ces dynamiques.

Genèse du concept d’Indopacifique

La notion d’Indopacifique est un concept né au milieu des années 2000, dans un contexte qui était celui du rapprochement entre le Japon et l’Inde : c’est par le Japon et plus particulièrement Shinzo Abe, ancien premier ministre japonais, appelait cette notion « la confluence des deux océans ». Par la suite, en 2007, ce dernier a évoqué cette notion même d’Indopacifique devant le Parlement indien, ce qui a été finalement, le lancement de ce concept. Le Japon a été vraiment celui qui a initié cette réflexion géostratégique inhérente à cette jonction des deux océans Pacifique et Indien, et à la continuité finalement qui était celle de ces deux océans, sur le plan notamment de la maritimisation.

Cela a été prolongé ensuite par l’Australie, puisque finalement l’Australie a été le premier pays, en 2013, à évoquer cette notion d’Indopacifique dans son Livre Blanc. Cela a été ensuite suivi par un certain nombre d’autres pays, notamment l’Inde, qui l’a évoqué à travers un sommet de l’ASEAN et à travers le Premier ministre Manamahan Singh, qui en 2012 l’a mentionné effectivement à la faveur d’un sommet auquel il participait.

Et puis après, c’est vraiment quelque chose qui a fait un peu effet boule de neige, les Américains ont effectivement, sous l’administration Trump, après Obama, considéré cette notion d’Indopacifique, puisqu’avant cela, Obama parlait plutôt de « pivot vers l’Asie » et ne mentionnait pas à proprement parler cette notion d’Indopacifique.

L’administration Trump a commencé́ à parler d’Indopacifique, ce qui en a fait sa concrétisation : cette appellation a provoqué un changement qui a été initié au niveau stratégique. Par exemple, on est passé de l’US PACOM à l’US INDOPACOM à Hawaï, pour la gouvernance de l’ensemble de cette région indopacifique au niveau militaire.

 

La France, quant à elle, est arrivée un peu plus tardivement sur cette notion mais a suivi tout de même avec grande attention ce qu’il s’est passé de 2007 avec Shinzo Abe jusqu’à cette création en 2018 de l’US INDOPACOM, sans vraiment entreprendre une démarche de conceptualisation de l’Indopacifique. Pour autant, il y avait déjà, dès 2013, un intérêt renouvelé dans le Livre Blanc français de cette notion, non pas « d’Indopacifique », mais « d’Asie-Pacifique », de fait des territoires ultramarins français dans le Pacifique Sud et au sud de l’océan Indien.

La France rappelait qu’elle était puissance souveraine et acteur de sécurité dans l’océan Indien et dans le Pacifique. Il y avait donc déjà, à la faveur de ce Livre blanc, une volonté renouvelée de prendre pied d’une manière plus structurante encore dans la région.

Cela a été effectivement évoqué ensuite par Jean-Yves Le Drian, qui était à l’époque ministre de la Défense, et qui a présenté la France non pas comme une puissance d’Indopacifique, mais comme une puissance de l’Asie-Pacifique. Et une fois que cette dynamique a été initiée, différentes étapes ont été observées : tout d’abord, de 2013 à 2015, un réinvestissement militaire de la marine nationale en particulier dans la région de l’océan Indien et de l’Asie, avec des opérations, des déploiements qui se sont très largement accentués et qui ont progressivement commencé à influencer le cercle des décideurs politico-militaires. C’est vraiment ensuite, en 2016, d’abord à la faveur du soutien à l’export pour les 36 Rafales que les Français ont vendus à l’Inde, puis ensuite le contrat des sous-marins avec l’Australie ainsi que le renouvellement des accords stratégiques à la faveur de cet export massif d’armement avec eux et avec l’Inde d’autre part, que véritablement, il y a eu un réinvestissement stratégique de la part de la France au sein de cette région de l’Indopacifique.

L’année 2016 a vraiment été le tournant même pour réinvestir cette région sur le plan de la défense et la sécurité de manière plus massive, couplé au fait qu’il y a eu une maritimisation du monde qui était déjà observée depuis les années 1990. Cette maritimisation s’est encore accentuée dans les années 2000 avec la montée en puissance de la Chine.

La notion d’Indopacifique augmente dans les esprits de manière progressive, d’abord sur le plan stratégique et ensuite sur le plan politique, notamment en 2018 durant le discours de Gordon Island par le Président Macron. Elle sera ensuite déclinée en 2019 puis en 2021, d’abord par une stratégie française de l’Indopacifique de la DGRIS, puis ensuite une stratégie qui sera à vocation interministérielle et essentiellement portée par le Quai d’Orsay. Une stratégie européenne de l’Indopacifique voit le jour, évidemment très largement instiguée par la France pour qu’elle puisse aboutir.

Ainsi, chaque pays a une vision géographique et/ou géostratégique de l’Indopacifique qui est très différente. Les États-Unis par exemple ne vont pas jusqu’aux côtes africaines mais s’arrêtent au milieu de l’océan Indien dès lors qu’ils partent de l’Indo-Pacifique.

La France, pour sa part, a une vision très exhaustive finalement de l’Indo-Pacifique. Elle consideère qu’elle inclut l’ensemble des océans Indiens et Pacifiques dans une continuité stratégique, là où les Américains, pour des raisons essentiellement de gouvernance militaire, se sont arrêtés effectivement au milieu de l’Océan Indien pour qu’il y ait plutôt une cohérence au niveau de la péninsule arabique sur le plan stratégique et qu’elle soit découplée de la cohérence que j’ai évoquée entre l’océan Indien et l’océan Pacifique. Tout cela dépend très largement des intérêts de chacun et de la vision qui est celle du monde de chacun des pays concernés.

 

La présence française dans l’Indopacifique

Sur le plan historique, la France possède plusieurs territoires ultramarins depuis maintenant plusieurs décennies, où ont été installées des forces militaires permanentes, des forces dites de souveraineté. Elles sont présentes à La Réunion, en Polynésie française, et puis à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, mais aussi des petits détachements comme à Mayotte. Ces forces ont un rôle très important en matière à la fois de surveillance de la Zone Economique Exclusive mais également en matière de migration clandestine en provenance des Comores, de Madagascar, du Mozambique, voire même de la Tanzanie. Cette présence militaire permanente permet déjà d’affirmer une forme de souveraineté et donc de jouer un rôle saillant dans cette région.

La présence dans la région s’est accentuée ensuite avec la création, par le gouvernement Sarkozy d’une base à Abu Dhabi qui a permis d’avoir un Etat-major pérenne alors qu’avant il était embarqué sur un bateau. Cet État-major à terre détient cette capacité d’être plus présent auprès des partenaires régionaux, ainsi que d’avoir un point d’appui logistique extrêmement important en Arabie vis-à-vis des flux énergétiques qui sont stratégiques pour la France.

Par la suite, la présence militaire de défense et de sécurité française s’est très largement accentuée avec des déploiements qui ont pris de l’ampleur entre 2013 et 2015, période un peu charnière où la France commençait à s’intéresser à la région. Mais cela ne changeait pas la donne quant à la posture française.

 Le renouvellement et l’intensification des partenariats stratégiques notamment avec l’Inde et l’Australie ont permis véritablement d’initier une forme de tactique au sein de Ministère des armées et d’amplifier très largement les déploiements aéronavals et aéromaritimes qui ont été mis en place dans cette région.

Si bien qu’il y a eu une intensification entre 2016 et 2021, cette dernière année est devenue une année faste en matière de déploiement opérationnel qui a été un petit peu jugulée par différentes difficultés à la fois sanitaires avec le COVID-19 et puis géostratégiques avec la guerre en Ukraine entre 2022. Mais aussi en 2024 si l’on considère le fait qu’il y avait des priorités qui étaient ailleurs. Ainsi, tous ces facteurs ont contraint effectivement de quelque peu la France mais pour autant la dynamique est bien présente et a vocation à perdurer : la marine nationale continue à déployer ses forces et puis cela s’est accentué plus récemment avec l’armée de l’air et les déploiements PEGASE (déploiement aérien en Indopacifique).

Les intérêts stratégiques français dans la région : une voie occidentale alternative 

Le thème même de position d’équilibre, quand il est traduit en anglais, est une notion appelé « balancing power ». « Balancing power” se réfère à une notion anglo-saxonne du XIXe siècle qui est tout à fait différente de ce que la France sous-entend par cette notion de position d’équilibre. Depuis la Revue nationale stratégique en 2022, il y a plusieurs équilibres qui sont recherchés : la France cherche à trouver entre plusieurs puissances émergentes une forme de stabilité et donc d’équilibre entre les puissances, que pourraient être dans le contexte actuel les Etats-Unis et la Chine. Sauf que la France n’a pas cette capacité à proprement parler de jouer une quelconque forme de balance vis-à-vis de grandes puissances avec la Chine et les Etats-Unis. Donc cette notion n’est pas très bien comprise puisqu’elle nous positionne pour certains comme une alternative, une troisième voie vis-à-vis d’un certain nombre de partenaires et d’alliés alors même que la France n’a pas vraiment cette ambition. La notion la plus adapatée serait que la France porte une voie occidentale alternative c’est-à-dire une dynamique de défense militaro-centrée comme peuvent l’être les Etats-Unis mais avec une posture plus inclusive, plus multilatérale et plus dans une recherche de compromis avec tous, qu’il soit compétiteur ou partenaire. L’idée est aussi d’éviter à terme d’arriver à une forme de bloc comme cela a pu être le cas durant la Guerre froide. La France proposerait différentes dimensions à la fois sur le plan des valeurs et de l’humanisme mais aussi sur le plan de l’export d’armement pour parler capacitaire d’avoir une alternative qui ne les oblige pas à choisir entre la Chine et les Etats-Unis.

 

La France n’a aucune intention d’être au milieu d’un théâtre géostratégique qui pourrait être celui de la Chine ou des Etats-Unis, elle est clairement un partenaire et un allié propre de celui des Etats-Unis, au sein de l’OTAN. Le fait d’avoir une proximité géographique, par les territoires ultramarins, avec la Chine ou d’autres puissances régionales, couplé à des enjeux globaux et économiques, ne permet pas de fermer la porte à des partenaires tel que la Chine. La négociation est le maître mot dans un monde globalisé. Du fait du partenariat stratégique extrêmement structurant avec les Etats-Unis, si demain il devait y avoir une analyse très simple de la part de la Chine sur Taïwan, il est fort à parier que la France jouerait un rôle direct et ou indirect auprès des Etats-Unis. Il est nécessaire également d’avoir clarification de la position de la France, qui a tenté́ d’être à plusieurs reprises notamment après les conférences de presse du Président Macron dans l’avion de retour de Chine et qui a été l’objet d’un certain nombre d’incompréhensions de la part des alliés et des compétiteurs comme l’Inde, les Etats-Unis et le Japon qui n’ont pas forcément très bien saisi la démarche que laissait le Président Macron à l’époque. Le fait d’avoir une position lisible vis-à-vis de nos partenaires réels dans la région permettra de pouvoir d’avoir des partenariats qui seront beaucoup plus aisés à mettre en œuvre, les alliés pourront plus facilement comprendre et s’associer à la démarche.

Dès lors, il y a trois types d’intérêts stratégiques qui se télescopent mais qui ne sont pas à niveau équivalent. Il y a d’abord les intérêts dits fondamentaux, ils ne sont pas vitaux au sens de dissuasion nucléaire mais fondamentaux car ce sont des intérêts souverains qui sont inhérents à la France dans ses territoires ultramarins vis-à-vis de l’intégrité territoriale et l’intégrité de son domaine maritime de 9 à 11 millions de kilomètres carrés de domaine maritime français qui se trouve dans la Pacifique). Cette grandeur rend le territoire difficile à surveiller et à maîtriser surtout face à la stabilité du voisinage notamment vers le Pacifique insulaire avec sa dialectique sino-américaine qui s’intensifie avec des îles insulaires comme au Salomon, et puis dans le voisinage du sud de l’océan Indien avec le canal du Mozambique  qui est un enjeu de taille étant un objet de convoitises de la part des pêcheurs étrangers notamment chinois, et aussi les ressources d’hydrocarbures potentielles importantes qui n’ont pas encore été exploitées.

En deuxième lieu, il existe les intérêts bi-stratégiques tels que la stabilité et la liberté des échanges économiques notamment entre l’Asie et l’Europe avec l’intérêt énergétique lié à la Péninsule Arabique et évidemment aux hydrocarbures et aux gaz en provenance du Golfe Arabo-Persique. Il y a aussi la liberté des échanges dont l’objectif premier est sur le plan maritime en ce qui concerne la marine nationale : de s’assurer que les flux maritimes de l’Asie à l’Europe puissent avoir lieu dans les meilleures conditions possibles sans qu’il n’y ait d’atteinte à la sécurité de ce flux. Par exemple, la prise d’otage du détroit de Bab-el-Mandeb par les iraniens est une entrave à ce flux la communauté maritime. La liberté de navigation est aussi un aspect important puisqu’il y a des atteintes à cette liberté qui sont observées notamment en mer de Chine méridionale via la poldérisation des Spratleys ou encore des Paracels de la part de la Chine mais aussi du Vietnam. Là où la France reste à des distances raisonnables et essaye de rester à un niveau de coercition vis-à-vis des revendications chinoises ou vietnamiennes, les Etats-Unis ont une réponse avec plus d’agressivité et pénétrante.

Le troisième aspect de ces intérêts touche à la sécurité environnementale et au changement climatique, la préservation de la biodiversité, finalement tout ce sur quoi la France essaie d’être motrice en la matière. Ce changement climatique et de cette perte de biodiversité touche essentiellement les pays du Pacifique insulaire tels que l’Indonésie et les Philippines lié directement à nos territoires ultramarins. On observe aujourd’hui environ 12 mm par an d’augmentation du niveau de la mer et donc il y a d’ici la fin du siècle un certain nombre de territoires qui vont être minimum submergés comme la Polynésie française. Cela fait donc parti aujourd’hui des grands enjeux structurants où il est nécessaire d’avoir cette capacité à maitriser l’exploitation et l’exploration des fonds marins.

Enfin, il y en a beaucoup d’autres intérêts comme évidemment la préservation du droit international et du droit de la mer en particulier s’agissant de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer qui est mis à mal aujourd’hui. Egalement, la prolifération des armes de destruction massive que ce soit à l’Extrême Orient avec la Corée du Nord ou l’Iran qui sont l’objet d’embargos de la part des Nations Unies : l’objectif est de participer à des opérations multinationales pour préserver ces intérêts et lutter contre cette prolifération.

La suite paraitra de l’entretien dans le numéro 142

 

(*) Le capitaine de frégate Jérémy Bachelier est chercheur au Centre des Etudes de Sécurité (CES) de lIfri et membre du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD). Officier d’active dans la marine nationale, sa carrière professionnelle fut essentiellement tournée vers les opérations extérieures. Il a exercé des responsabilités à bord de 8 bâtiments de combat et en état-major. Il est spécialisé notamment sur les thématiques de puissance maritime, maritimisation et action de l’État en mer, sur la présence française en Indopacifique ainsi que le commandement et emploi des forces.

(*) Athénaïs Jalabert-Doury est actuellement étudiante en relations internationales à l’ILERI et stagiaire au sein de la revue Espritsurcouf. Elle se passionne notamment sur les sujets de sécurité internationale, plus particulièrement dans les zones géographiques des Amériques et de l’Europe.