Le Rojava face à la dissolution du PKK
La voie politique est-elle vraiment plausible pour le Kurdistan syrien ?
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Sarah Caron (*)
Etudiante en Master 2 de Droit public
Stagiaire chez EspritSurcouf
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Le 27 février 2025, le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan, emprisonné depuis 1999 par les autorités turques, appelait ses unités à déposer les armes et à dissoudre l’organisation. En appelant à un règlement pacifique et politique de la question kurde, cet appel a propulsé le dialogue entre les 4 Kurdistan et a ravivé un espoir de paix et d’unité kurde qui avait été abandonné depuis les années 2000.
Plus de 400 représentants des partis kurdes syriens, turcs et irakiens, par exemple, se sont réunis lors de la conférence « Unité de la position et du rang kurdes » à Qamichli, au Nord-Est de la Syrie, le 26 avril 2025. Quelques mois plus tôt, à Erbil, le 16 janvier 2025, le chef des Forces démocratiques syriennes (FDS) Mazlum Abdi rencontrait Massoud Barzani, le président du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) irakien, pour échanger sur l’avenir du PKK. Les deux partis sont pourtant historiquement rivaux, le PDK étant notamment aligné sur la Turquie.
Mais le Kurdistan syrien, qui a instauré son administration autonome du Nord Est-Syrie (AANES) sous le nom de Rojava, fait face à des spécificités qui viennent relativiser ce discours d’unité et soulève des questions quant à la possibilité d’un règlement politique de la cause kurde syrienne. Lors de cette conférence, Abdi insiste sur la priorité de l’unité de la Syrie et des droits constitutionnels tandis que Barzani appuie sur la nécessité d’une unité inter-kurde.
Ainsi, derrière cet espoir de paix, quels sont réellement les ressorts pour le Rojava ? La voie politique est-elle vraiment plausible pour le Kurdistan syrien ?
La transition politique syrienne, un obstacle au règlement pacifique de la question kurde
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D’abord, les kurdes de Syrie sont dans une position particulière de par le contexte politique laissé par le renversement du régime de Bachar Al-Assad en décembre 2024. Le gouvernement transitoire d’Ahmed Al-Charaa a tout intérêt à chercher la stabilité et l’apaisement, et cela passe par la prise en compte de la question kurde. Al-Charaa est notamment favorable au retour des kurdes à Afryn, un canton du Rojava saisi par la Turquie en 2019. Ce besoin d’apaisement et de légitimité politique a poussé le leader d’Hayat Tahrir al-Cham (HTC) à parvenir, le 10 mars 2025, à un accord historique avec les Forces démocratiques syriennes (FDS) qui contrôlent le Nord-est de la Syrie, à savoir le Rojava. L’accord marque le retour d’un espoir de paix. Il prévoit un cessez-le-feu national, la reconnaissance des droits citoyens et constitutionnels pour les kurdes, ainsi que l’intégration des forces arabo-kurdes dans les institutions de la République syrienne et dans la nouvelle armée nationale syrienne.
Cependant, les aspirations du régime transitoire diluent cet espoir de paix. Alors que les valeurs qui bercent le confédéralisme démocratique prôné par l’AANES sont portées par un rejet de l’Etat-nation et une revendication d’autonomie, Al-Sharaa affirme, lui, vouloir sortir de la logique révolutionnaire et privilégier une « mentalité d’Etat » pour préserver l’intégrité des territoires et la souveraineté nationale. Les intérêts du PYD et de ses forces armées du FDS divergent alors encore trop avec ceux d’HTC. Certains points de l’accord restent flous dans leur mise en œuvre, et ainsi, le refus d’HTC, notamment, d’intégrer les FDS aux forces nationales sur une base collective alimente des tensions ; tout comme le crucial manque de représentation kurde au sein du nouveau gouvernement syrien ayant été annoncé le 30 mars 2025.
En outre, le Nord-Est de la Syrie abrite une importante part des ressources naturelles syriennes (soit ⅔). Elles sont au cœur des intérêts économiques du nouveau régime, et cette compétition autour des ressources menace d’autant plus la stabilité nécessaire à un règlement pacifique de la question kurde en Syrie.
La transition politique syrienne, malgré l’avancée d’un tel accord, ne semble pas laisser un environnement propice aux FDS pour déposer les armes, ceux-ci craignant le renversement de certaines zones du Rojava par Damas.
Des tensions croissantes entre la Turquie et le Rojava
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Ensuite, les tensions entre Ankara et les FDS sont grandissantes et ne semblent pas prêtes à s’apaiser. L’appel d’Abdullah Öcalan, leader du PKK qui a inspiré idéologiquement le PYD dès ses débuts, ne semble pas prendre en compte la particularité du Kurdistan syrien dans ses relations avec la Turquie. Cet appel est régulièrement avancé comme un vecteur de protection du Rojava avec l’idée que Ankara ne pourrait plus mobiliser l’argument de l’affiliation au PKK pour justifier ses attaques après sa dissolution. Or, les FDS persistent à démentir tout lien organique, aujourd’hui, avec le PKK et ne se sentent absolument pas concernés par l’appel de leur leader à déposer les armes. Elles constituent donc l’exception au sein du Kurdistan aux côtés du Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK) iranien.
À l’inverse des autres Kurdistan qui avancent la dissolution comme une victoire, déposer les armes serait considéré comme une défaite pour les FDS qui admettraient de facto une affiliation avec le PKK qu’ils nient en bloc depuis des années. Cette question de l’affiliation au PKK reste un point de discorde majeur, la Turquie n’hésitant pas à rappeler combien il serait « illusoire » de considérer les YPG (« unités de défense du peuple ») et les FDS comme distinctes du PKK, organisation classée terroriste par Ankara mais aussi par l’Occident. Tant que les FDS ne se rendent pas, la Turquie considère qu’une branche du PKK subsiste.
Ainsi, alors que Ankara annonçait en début d’année la possibilité d’intensifier ses opérations au Nord-est de la Syrie, les affrontements se poursuivent aujourd’hui. La dissolution du PKK n’a pas calmé mais plutôt ravivé ces velléités. Le rapprochement turco-syrien depuis la chute du régime de Bachar Al-Assad joue également en la défaveur des FDS, d’autant plus dans le contexte de l’échec de l’accord du 10 mars. La Turquie peut désormais faire pression sur HTC et aussi utiliser l’argument d’une certaine « tergiversation » des FDS dans l’application du volet militaire de cet accord pour continuer ses offensives. Par là, elle peut continuer sa politique d’annihilation du Rojava, avec la volonté qu’on lui connaît de rayer cette région de la carte: une volonté d’ailleurs dangereusement oubliée dans la lettre d’Abdullah Öcalan qui, sans toutefois mentionner directement le Rojava, s’est prononcé contre une solution fédérale, autonome et/ou « culturaliste ».
Le Rojava, terrain fertile du djihadisme
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En outre, la possibilité du dépôt des armes par les forces kurdes de Syrie est complexifiée par la présence djihadiste accrue dans le pays, plus particulièrement au Rojava. Les FDS, les YPG et les YPJ, en coalition avec les États-Unis, jouent un rôle absolument majeur dans la lutte antiterroriste dans cette zone depuis leur victoire de la bataille de Kobané en 2014 contre l’Etat islamique. Et alors que le Rojava était déjà en pleine lutte contre le djihadisme, des groupes terroristes profitent de l’instabilité politique qui règne dans le pays depuis la chute de Bachar Al-Assad pour progresser dans ces zones et mener de plus en plus d’attaques.
Cette lutte est donc loin d’être achevée. Le 25 mai 2025, les FDS déjouaient une nouvelle attaque de l’Etat islamique à Deir ez-Zor, tuant l’auteur qui tentait de poser une bombe, avant de mener d’autres combats la même soirée contre un autre groupe terroriste, Al-Susah. Les FDS sont le bras armé de la lutte contre le djihadisme. « Désarmer » ce bras plongerait le Kurdistan syrien dans une situation nettement vulnérable, alors même qu’il est déjà sous le feu de la menace turque et potentiellement nationale.
De plus, le contexte d’une Syrie confrontée au djihadisme alimente des tensions intra kurdes qui ont du mal à laisser place à un contexte favorable à l’articulation d’une réelle unité kurde. Après la révolution du PYD, en 2012, l’entrée au Rojava était interdite pour le Conseil national kurde de Syrie, l’ENKS, par peur d’une guerre intra kurde. Le parti démocratique du Kurdistan (PDK) en Irak, qui possède une branche syrienne, le PDK-S, était lui vivement accusé d’avoir laissé s’implanter des groupes djihadistes pour affaiblir les YPG et obtenir plus d’armements des États-Unis. Le manque de combativité contre le djihadisme est un des sujets de tensions majeurs entre les différentes factions kurdes syriennes.
Les femmes, un espoir pour l’unité kurde et la démocratie ?
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Enfin, au travers de l’appel d’Abdullah Öcalan, le modèle de révolution démocratique féministe porté par le Rojava tend à inspirer et propulser un espoir de paix et d’unité kurde par la voie politique, au travers de la lutte des femmes, même si les spécificités marquées qui subsistent au Rojava viennent relativiser ce rôle « pacifique » de la femme au Moyen-Orient. L’appel à déposer les armes et à régler la question kurde pacifiquement a motivé le Tevgera Jinên Azad-TJA (« Mouvement des femmes libres ») à organiser la conférence des femmes parlementaires kurdes, qui s’est tenue le 28 et 29 mai 2025. La déclaration finale ne tarde pas à mentionner le Rojava en tant que modèle de la lutte des femmes, et souligne une unification historique des femmes du Kurdistan pour faire conjointement valoir leur cause par le combat parlementaire.
Le féminisme est en effet particulièrement central à la révolution en place au Rojava depuis plus de dix ans. Son organisation politique, sociale et militaire met en œuvre le principe de Jineoloji (« la science des femmes ») à travers le slogan « Jin, Jiyan, Azadî » (« Femmes, Vie, Liberté »). Les femmes occupent notamment une place essentielle dans les combats à travers la branche féminine des YPG (« unités de défense du peuple »), les YPJ (« unité de protection des femmes »), mais aussi en politique à travers le principe de co-gouvernance par exemple: chaque bureau est dirigé par un homme et une femme.
Or, les femmes kurdes du Rojava mettent justement en lumière la manière dont elles sont spécifiquement touchées par la guerre et l’islamisme, qui renforcent les conservatismes. Trois jours avant que les autorités turques lisent l’appel d’Öcalan à la télévision, une coalition féministe prévoyait déjà un appel à déposer les armes, en affirmant que la situation était différente dans un Rojava confronté au djihadisme. Les femmes kurdes du Rojava peinent d’ailleurs à voir un autre homme qu’un djihadiste à travers la figure d’Ahmed Al-Charaa, ex-membre d’Al Qaeda et de l’Etat islamique.
Le nouveau gouvernement syrien inquiète d’autant plus les femmes du Rojava sur l’avenir de leur révolution féministe dans la mesure ou il écarte celles-ci du pouvoir et compte dans ses rangs des personnalités qui ont assassiné des militantes kurdes.
Ainsi, Nesrîn Abdullah, commandante des YPJ, affirme qu’ « ici dans le Nord-Est syrien, c’est la guerre, […] on ne peut pas déposer les armes ». Malgré une union politique historique des femmes du Kurdistan, bon nombre des femmes kurdes syriennes estiment devoir nécessairement créer un rapport de force pour défendre leur cause : un rapport de force qui les empêche d’être en mesure de déposer les armes.
En conclusion, et dans ces conditions, le Kurdistan est au cœur d’un tournant historique dont on ne peut malgré tout qu’interroger les finalités. Les intérêts et les enjeux propres de chaque Kurdistan et surtout du Rojava laissent entrevoir, dans l’ombre d’une paix et d’une unité escomptées, une entrave à la possibilité d’établir, loin du champ de bataille, une position politique commune. Malgré de sérieux rapprochements intra-kurdes, cette position commune est aussi bien rendue difficile par la lutte antiterroriste que par la menace qu’incarne le nouveau régime syrien pour la préservation et l’obtention de certains acquis politiques et sociaux kurdes.
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Rappel des principaux mouvements kurdes : SYRIE: -> Forces démocratiques syriennes (FDS) : Coalition militaire à dominance kurde, formée pendant la guerre civile syrienne de 2015. Elle contrôle le Rojava et lutte contre le djihadisme, principalement avec le soutien des Etats-Unis et de la France.
-> Parti de l’Union Démocratique (PYD): Fondé en 2003, de formation majoritairement kurde, il partage dès sa création la même base idéologique que le PKK, mais est particulièrement influencé par celui-ci à partir de 2011.
-> Conseil national kurde (ENKS): Organisation politique qui milite pour l’autonomie kurde et pour un système démocratique et décentralisé. Elle entretient de meilleures relations avec la Turquie que le PYD. -> PDK-S: Branche syrienne du PDK -> Parti démocratique progressiste kurde de Syrie (PDPKS) : Parti kurde séparatiste, soutenu par l’UPK irakien.
IRAK: -> Parti démocratique du Kurdistan (PDK): Le PDK tente d’établir un système fédéral en Syrie à l’instar du système irakien. Il est étroitement lié à l’ENKS. -> Union patriotique du Kurdistan (UPK) : Elle est issue d’une scission au sein du PDK et prône une vision laïque et antiféodale de la société kurde.
TURQUIE: -> Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) : Fondé par Abdullah Öcalan en 1978, ce parti, qui vient d’être dissous, prône le confédéralisme démocratique qui a influencé de nombreuses et diverses branches dans tout le Kurdistan. Il a notamment mené des guérillas contre le régime turc à partir de 1984. Le PKK est considéré comme une organisation terroriste par la Turquie, les Etats-Unis et l’Union Européenne. ->Parti démocratique des peuples (HDP) : Principal parti pro-kurde en Turquie, massivement réprimé par le régime turc.
IRAN : -> Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK) : Organisation qui lutte contre le régime iranien et prône le confédéralisme démocratique. -> Parti démocratique kurde iranien (PDKI) : Fondé en 1946, ce parti milite pour la démocratie et l’autonomie kurde mais s’essouffle ces dernières années face au PKK, au PDK et à l’UPK. |
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(*) Sarah Caron est étudiante en Master 2 de Droit public – parcours Droit et politiques de défense et de sécurité nationale. Elle a préalablement validé un Master de recherche en Histoire – parcours relations internationales, guerres et conflits, ainsi qu’une licence en science politique. Elle se passionne notamment pour les questions nucléaires et spatiales, en plus des études de genre en lien avec la Guerre froide |

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