Chine, Russie
et menace militaire
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Général Dominique Trinquand (*)
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L’auteur, répond aux journalistes Rémi Le Bailly et Delphine Tillaux, quant à l’état de dangerosité de notre monde et ce à quoi l’Occident, l’Europe et la France en particulier, sont confrontés.
Ukraine, Gaza, Taïwan… les conflits ou zones de tension semblent se multiplier. Le monde est-il devenu plus dangereux et plus incertain qu’avant ?
La nouveauté n’est pas tant dans le nombre de conflits dans le monde que dans la montée de l’incertitude. A l’Est, pour montrer que le risque était proche, le général de Gaulle disait qu’il « était à une étape du Tour de France ». Aujourd’hui il est à 2.000 kilomètres et, en face de nous, ce n’est plus ni le pacte de Varsovie ni même l’URSS, mais la Russie, beaucoup plus petite. Mais avant les années 1990, deux blocs se faisaient face et il y avait peu d’incertitude. Au contraire, nous avions une certitude : à un moment, l’Ouest affronterait le pacte de Varsovie.
Mais le monde a changé. L’ONU dénombrait 50 pays en 1945, ils sont 193 aujourd’hui. Le G7 comptait en 1975 pour les deux tiers du PIB mondial, contre 30 % à 40 % seulement maintenant. Le monde n’est donc pas plus dangereux mais plus incertain en l’absence de blocs bien définis qui se contiennent et en raison d’une déstabilisation des systèmes de régulation, comme l’ONU. Les rapports de force ont évolué et sont plus complexes. En outre, et c’est très récent, l’utilisation de la force est devenue possible, alors qu’on n’y croyait pas.
Le fait qu’un plus grand nombre de pays détiennent l’arme nucléaire n’augmente-t-il pas le risque de dérapage ?
Quand, en 1945, les Etats-Unis ont utilisé l’arme nucléaire, ils étaient les seuls à l’avoir. Aujourd’hui neuf pays en sont dotés mais il n’est dans l’intérêt d’aucun d’entre eux de l’utiliser car ce serait la fin de la dissuasion. La Corée du Nord, l’Iran en ont besoin pour défendre leur régime tout comme la Chine face aux Etats-Unis. En Russie, c’est d’ailleurs davantage Dmitri Medvedev, le vice-président du conseil de sécurité et « fou » de Poutine, qui en parle que Vladimir Poutine lui-même. On reste dans l’ordre de l’équilibre de la terreur nucléaire.
N’assiste-t-on pas à la montée d’un bloc anti-occidental mené par la Chine, comme on l’a vu lors du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, fin août, et du défilé militaire de Pékin le 3 septembre ?
Ce sont des choses distinctes. L’Organisation de la coopération de Shanghai (OCS) concerne l’Asie, et les pays présents au sommet de l’OCS n’étaient pas tous au défilé à Pékin. L’Inde, par exemple, en était absente. Créée pour les pays en « stan », le Kazakhstan, Kirghizistan… l’OCS englobe de plus en plus de pays asiatiques, qui ont peur de la Chine et ne sont pas ses alliés, comme le Vietnam, les Philippines ou la Malaisie.
Voir un bloc uni contre l’Occident est une vision inexacte. Les mouvements des pays non alignés ou du Sud global ne constituent pas un bloc uni. Ce sont des mouvements d’opposition mais sans volonté ou capacité à créer quelque chose. Si l’on regarde le vote de février dernier à l’ONU concernant l’Ukraine, 142 pays ont voté contre la Russie. Même s’ils l’ont fait car ils ne veulent pas voir leurs propres frontières remises en cause, il faut nuancer.
Il existe tout de même une rupture avec l’Occident. D’où vient-elle ?
Pour moi le tournant date de 2002. Après l’attentat du World Trade Center, en 2001, le monde entier était au chevet des Etats-Unis. Mais, en janvier 2002, Georges Bush Junior a présenté dans son discours de politique générale « l’Axe du mal » constitué de l’Irak, de l’Iran et de la Corée du Nord, justifiant l’invasion de l’Irak. La France s’y était opposée. On se rappelle le discours de Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères français, à l’ONU. Les Américains ont envahi l’Irak qui n’avait pas l’arme nucléaire, mais n’ont pas attaqué la Corée du Nord, qui s’en est dotée, ni l’Iran proche de l’avoir. La fracture vient de ces deux poids, deux mesures. Ce fut une erreur stratégique majeure. Tous ces pays du Sud ont cessé de croire à l’ordre établi en 1945 sous la houlette des Etats-Unis.
La situation aujourd’hui est donc la conséquence des erreurs stratégiques américaines ?
Oui, d’autant qu’à partir de là, les Etats-Unis ont accumulé les maladresses. Leur stratégie en Afghanistan et en Syrie a permis l’émergence de Daech tandis qu’en renversant Saddam Hussein, ils ont affaibli les sunnites et renforcé les chiites, donc l’Iran. Cela a permis la création de « l’arc de résistance » encerclant Israël avec l’Iran, le Hamas, le Hezbollah, les houthistes.
Le fond du problème est la contestation de la politique américaine. Quant à Donald Trump, qui se présente comme le roi de la négociation, il fait ce qu’il ne faut pas faire. Ses tarifs douaniers poussent l’Inde dans les bras de la Chine.
La Chine, principale cible des Etats-Unis, constitue-t-elle une menace ?
Je ne pense pas. La Chine devrait perdre 350 millions d’habitants au cours des prochaines années, c’est donc une domination d’ores et déjà fissurée. Les Etats-Unis ont réorienté leur stratégie vers la Chine au début des années 2000, pour différentes raisons dont la fin de la menace soviétique et surtout la montée en puissance au niveau économique de la Chine avec son entrée dans l’Organisation mondiale du commerce, en 2001. Mais, pour moi, autant la Russie représente une menace militaire, autant la Chine ne l’est pas. Elle est avant tout dans la compétition pour devenir la première puissance économique.
L’armée chinoise n’est d’ailleurs pas considérée comme une bonne armée, malgré son budget et l’image qu’elle renvoie. En outre, des affrontements internes dans le Parti communiste la fragilise. La problématique en mer de Chine est technique : les fonds marins chinois sont limités, ce qui rend les sous-marins trop repérables. La Chine doit donc maîtriser ces espaces pour que les sous-marins se « diluent », qu’ils ne soient plus détectables.
Mais je ne vois pas la Chine envahir le Vietnam, le Cambodge ou la Thaïlande.
Comment évaluez-vous le risque d’affrontement Etats-Unis/Chine concernant Taïwan ?
Les responsables chinois veulent effacer le « siècle des humiliations », le XIXe siècle. Or, en 1997, Hong Kong est redevenu chinois, Macao en 1999, reste Taïwan.
La menace est réelle pour l’île mais pas sous la forme que nous anticipons car la configuration géographique est compliquée. La Chine teste les limites américaines en accroissant sa pression militaire autour de l’île, et les Américains utilisent ces frictions pour mobiliser contre la Chine. Mais, lorsque la Chine verra que, finalement, les Etats-Unis ne s’impliquent pas – surtout si une partie de la production de semi-conducteurs a été rapatriée sur le sol américain – elle exercera une pression maximale sur Taïwan, de l’intérieur. Les responsables chinois ne sont pas pressés.
Quid de la sécurité européenne ?
L’Europe se trouve seule car la défense de notre continent et de nos valeurs reposait depuis l’après-guerre sur la puissance américaine. C’est aujourd’hui un vrai problème.
Les Etats-Unis sont profondément isolationnistes, depuis toujours. Or, l’Ukraine est une guerre européenne. L’Europe a su depuis 1945 inventer un espace sans guerre après des siècles de luttes entre empires sur notre continent. Mais nous avons oublié que la guerre pouvait exister car pendant quatre-vingt ans, les Américains ont assuré notre sécurité, et nous, nous assurions le bien-être des citoyens européens. De plus, entre 1990 et 2000, nous avons raté l’arrivée de Vladimir Poutine, et les Européens n’ont pas su ouvrir les bras à la Russie après la chute de l’URSS.
Ensuite, l’Europe a fait une erreur en ne réagissant pas, en 2007, lorsque ce même Vladimir Poutine a dit, lors de la réunion de Munich, qu’il allait détruire l’unilatéralisme américain. Après, il y a eu la Géorgie, la Syrie puis la Crimée… et l’Europe n’est pas intervenue.
Après des années de désarmement, le continent doit se réarmer mais les Américains doivent nous laisser du temps pour nous organiser. Car si les pays baltes se réarment, ils le font à leur échelle. Les Polonais se réarment significativement mais ils veulent rester une base arrière pour défendre leur pays. Les Allemands sont volontaires mais toute action dépend du Bundestag. Seule la France est indépendante en matière d’arme nucléaire : les Allemands tout comme les Britanniques sont liés aux Américains. Nous sommes donc le village gaulois face aux Romains.
Quelle peut être l’issue du conflit en Ukraine ?
Les troupes ukrainiennes tiennent remarquablement depuis trois ans et demi, mais elles sont dans une situation difficile. L’Ukraine ne pourra pas reconquérir les territoires perdus.
Donc la ligne ukrainienne, qui est la ligne européenne, et celle de Donald Trump avant l’entrevue d’Anchorage (15 août 2025) est celle d’un cessez-le-feu sur les positions actuelles. Un peu comme en Corée, sans reconnaissance des territoires occupés, un gel des positions. Mais il faut des garanties de sécurité, comme en Corée du Sud, une zone démilitarisée et des soldats, en l’occurrence européens, puisque pour Donald Trump l’Ukraine est une question européenne.
Pour cela, les Américains doivent aider au maximum l’armée ukrainienne, sanctionner la Russie beaucoup plus sévèrement, enfin, aider les Européens, tant qu’ils ne sont pas prêts. Il faut étouffer l’économie russe, qui est une économie de guerre et qui ne va pas bien. Vladimir Poutine a intérêt à ce que cette guerre continue car il est dans une logique idéologique, l’empire russe, etc. Mais il oublie que son économie dépend des exportations et que la démographie recule. La Russie va donc au-devant de difficultés importantes à moyen terme. Mais d’ici là le conflit risque de s’enliser. Sur le front, à court terme, il faut surveiller la bataille autour de la forteresse de Pokrovsk, dont la prise affaiblirait significativement la position ukrainienne.
Croyez-vous à une attaque sur les pays baltes ?
Non. Il s’agit plus d’une déstabilisation qui s’appuie sur la minorité russe de ces pays. En outre, des soldats européens et américains sont déjà présents dans les différents pays baltes.
Les hôpitaux français sont en alerte. La guerre est si proche de nous ?
Les hôpitaux français se préparent à accueillir des blessés de guerre mais c’est une préparation normale si l’on envisage d’envoyer des soldats en Ukraine. Les militaires se préparent toujours au pire.
Les populations aujourd’hui ne sont plus prêtes à mourir pour leur pays, cela pourrait poser problème ?
Pourquoi mourir ? Je ne dirais pas cela. Jusqu’en 1997 les hommes faisaient leur service militaire, ils n’avaient pas le choix et à la fin ils étaient de bons soldats, prêts à défendre leur pays. J’ai formé des bataillons pendant vingt ans et je leur disais : « Je vous ai formé pour que vous ne soyez pas de la chair à canon. » Il n’y a plus de conscription mais malgré cela, 60 % des moins de 25 ans seraient prêts à s’engager pour défendre leur pays en cas de guerre, selon une enquête de l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire de 2023. Par ailleurs, on n’arrive pas à intégrer dans la réserve tous ceux qui demandent à en faire partie.
Le parapluie nucléaire français peut-il être étendu à nos voisins européens ?
Etendre la protection française aux Européens voudrait dire étendre les intérêts vitaux de la France aux Européens mais pas que 27 pays soient autour de la table et puissent décider. Seul le président français peut appuyer sur le bouton. Par ailleurs, si nous faisons payer cette protection, nous perdons notre indépendance. C’est étonnant, d’ailleurs, que les Européens soient d’accord pour que les Etats-Unis décident de leur protection mais pas la France.
La diplomatie classique a-t-elle disparu ?
Bismarck disait que la diplomatie sans armée est comme une musique sans instrument. Mais lors de la dernière réunion à Washington, où les Européens ont accompagné le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, ils sont venus avec un élément à mettre sur la table : la coalition des volontaires. C’est un des instruments de notre diplomatie. Nous avons des éléments à faire valoir, tout n’est pas perdu.
Interview paru dans Les Echos Investir, le 1er octobre 2025.
Propos recueillis par Rémi Le Bailly et Delphine Tillaux.
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