La fin de l’équilibrisme arménien ?
(2ème partie)
Interview de Vahram Ter-Matevosyan
Paul Charles (*)
Etudiant en Science politique (L3) -UCO
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Dans la continuité du thème abordé dans le N°248 (voir article), l’auteur a recueilli le témoignage du Docteur et Chercheur Vahram Ter-Matevosyan, expert des questions de géopolitique régionale, de sécurité et de construction nationale dans le Caucase du Sud et l’espace post-soviétique. Ses recherches se concentrent principalement sur l’étude des politiques étrangères arméniennes et turques. Il est notamment professeur associé et directeur du programme de sciences politiques et d’affaires internationales à l’Université américaine d’Arménie.
(Propos recueillis le 13 novembre 2024 à Erevan, Arménie.)
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Paul Charles : Pour commencer très simplement, que pourriez-vous dire de la politique étrangère arménienne d’équilibrisme ?
Vahram Ter-Matevosyan : Je pense que nous devons revenir légèrement en arrière, dans l’histoire arménienne. L’équilibre entre la Russie et l’Ouest a toujours été une priorité pour la politique étrangère arménienne, pour de nombreuses raisons. Cet équilibre a des implications pratiques, puisqu’il donne au gouvernement arménien plus de flexibilité, c’est-à-dire la possibilité de pivoter et de changer de partenaire en fonction de ses intérêts. Cela a été une tâche difficile récemment, car faire de la diplomatie avec la Russie requiert une approche non-conventionnelle.
Dans les faits, le gouvernement actuel a appris à montrer qu’il peut contester ouvertement le leadership russe, ce qui ne se faisait pas jusqu’ici. Je pense que c’est un des problèmes de ce gouvernement : le fait de toujours ramener sur l’espace public des problèmes diplomatiques sans se soucier des dégâts que cela pourrait créer. Ils font l’erreur de prioriser les avantages à court terme sans penser aux relations diplomatiques sur le long terme, et cela leur coûte beaucoup.
Paul Charles : Corrigez-moi si je me trompe, mais j’ai l’impression que l’équilibrisme arménien n’a jamais été pensé comme une stratégie durable et stable, mais plutôt comme une solution d’urgence. Était-ce pensé et voulu de cette manière ?
Vahram Ter-Matevosyan : Très certainement. Je pense que cet équilibrisme n’en était pas vraiment un, mais seulement un moyen de trouver un levier léger pour éviter l’hégémonie russe, qu’elle soit économique, politique, sociale, sécuritaire…. Seulement les conséquences furent dramatiques car, qu’on le veuille ou non, la Russie voit toujours cette région comme son jardin, c’est pourquoi elle est si sensible à l’influence étrangère. Mais si la Russie estime et apprécie autant cette région, pourquoi s’en désengager ? Simplement parce qu’ils partent du principe qu’elle leur revient naturellement, qu’ils ont gagné le droit de la contrôler il y a 200 ans. Mais la géopolitique ne fonctionne pas comme cela.
Paul Charles : D’ailleurs, il me semble que ce désengagement russe a été un problème récemment ?
Vahram Ter-Matevosyan : Les Russes sont connus pour abandonner leurs partenaires quand ils n’ont plus envie de les aider. Le problème étant qu’en faisant cela ils ne punissent pas que les régimes, mais aussi les peuples concernés. Lorsque la Russie n’est pas venue aider l’Arménie, qu’elle n’a même pas fait de déclaration condamnant l’Azerbaïdjan en 2021 et 2022, ça a bousculé la géopolitique régionale car tout le monde associait l’Arménie et la Russie. La Russie a abusé de cela, en montrant clairement que l’Arménie n’avait nulle part où aller.
Paul Charles : Mais justement, où est-ce que l’Arménie peut aller ? Puisque l’Europe ne souhaite pas une intégration plus profonde, à quoi ressemblera l’avenir arménien si le régime se détache tant de la Russie ?
Vahram Ter-Matevosyan : Et bien si on regarde les sondages récents, 58% des Arméniens souhaitent rejoindre l’Union européenne. Même si cela ne se fera sûrement pas, c’est surtout un message envoyé à la Russie pour dire que les Arméniens ne sont plus les mêmes.
L’avis général de la population vis-à-vis de la Russie n’a jamais été aussi bas, le pays est vu comme un danger alors que c’était impensable il y a encore cinq ans. Oui, le gouvernement arménien est coupable de cela, mais c’est aussi car le gouvernement russe a essayé d’utiliser la géopolitique et le conflit du Haut-Karabagh dans son intérêt. De plus, il y a un grand manque de socialisation entre les dirigeants russes et le gouvernement arménien actuel, alors qu’historiquement les deux pays discutaient de leurs relations autour d’une même table.
Paul Charles : Cela veut-il dire que l’Arménie est de plus en plus isolée dans la région ?
Vahram Ter-Matevosyan : Isolée est le terme parfait. Le gouvernement de Pashinyan pense qu’il a maîtrisé la politique étrangère de complémentarisme, mais il se trompe. Il ne devrait pas simplement faire acte de présence lors des sommets russes, mais aussi marcher côte à côte vers des intérêts communs sur des sujets spécifiques, peu importe l’état général des relations. C’est facile de quitter l’OTSC (Organisation du Traité de Sécurité Collective -alliance militaire créée en 2002 et réunissent plusieurs anciennes républiques soviétiques autour de la Russie), c’est facile de quitter l’OCS (Organisation de coopération de Shangaï créée en 2001) avec une majorité au parlement, mais que faire ensuite ?
Je doute sincèrement qu’ils se soient posé cette question, la question des conséquences. Le gouvernement Pashinyan n’avait aucune garantie et n’a clairement pas été assez prudent. Mais d’un autre côté, il ne faut pas se laisser marcher dessus. Tout est une question d’équilibre, évidemment.
Paul Charles : Ce qui est difficile, puisque le complémentarisme ne peut pas être abandonné sans risques et conséquences pour l’Arménie et les Arméniens. Aller trop loin vers l’Ouest serait critique pour le pays.
Vahram Ter-Matevosyan : C’est difficile, en effet. Si on regarde l’histoire récente, on voit bien que l’Arménie paye le prix fort instantanément chaque fois qu’elle perturbe l’équilibre. Les enjeux sont trop hauts pour que la Russie se permette d’être laxiste dans une région post-soviétique, et tous les pays savent qu’ils se feront écraser s’ils dépassent les limites. Les pays du Caucase ont appris qu’il ne fallait pas humilier publiquement l’orgueil russe, mais l’Arménie a apparemment oublié cette leçon.
Paul Charles : Peut-on dire qu’aujourd’hui les risques sont moins hauts, puisque la Russie concentre son regard et ses moyens à l’Ouest, en Ukraine ?
Vahram Ter-Matevosyan : C’est une approche erronée que de dire que la Russie est concentrée vers l’Ukraine et ne se soucie pas du Caucase, car les empires ne fonctionnent pas comme ça. Peut-être que les moyens sont concentrés à l’Ouest, mais la Russie n’oublie rien, en particulier lorsque cela touche à son image. C’est exactement le piège dans lequel est tombé le gouvernement actuel depuis 2021, sans se soucier du destin de l’Arménie. À quoi pouvait-il bien penser en déclarant que l’Artsakh faisait partie de l’Arménie, sans même en informer la Russie ? Uniquement car l’Europe avait fait un pas vers l’Arménie en envoyant des civils pour contrôler la frontière. Lorsqu’on agit aussi stupidement, en faisant des conclusions faciles après une simple étude superficielle des faits, on en paye le prix.
Paul Charles : Il est clair que quitter l’OTSC pour se tourner vers l’Europe était une décision dangereuse, ce qui me fait me demander d’où vient l’impulsion. Était-ce dû à la pression populaire, par exemple ?
Vahram Ter-Matevosyan : Je ne pense pas qu’il y ait de pression populaire. Il y a une demande grandissante, comme les sondages le montrent, mais pas de pression. C’est pourquoi je pense d’ailleurs que l’opposition de gauche trahit la nation arménienne en faisant miroiter la promesse d’une Europe aux bras ouverts. Même si elle le souhaitait, l’Arménie ne pourrait pas remplacer l’interconnexion économique avec la Russie et a toujours 80% de ses frontières entièrement closes. Ce sont des questions auxquelles ils ne répondent pas, elles sont trop inconfortables pour les politiques arméniens.
Paul Charles : Pensez-vous que l’Arménie devrait tirer des leçons de la Géorgie, qui a tenté d’aller vers l’Ouest mais s’est fait rattraper ?
Vahram Ter-Matevosyan : Je pense que le gouvernement arménien a utilisé toutes ses ressources, il n’y a plus rien qu’il puisse faire après avoir perdu la confiance de la Russie et d’une grande partie de son propre peuple. A présent, notre gouvernement devrait probablement retourner vers la Russie pour essayer de trouver une position stable et confortable, qui lui permette de s’exprimer. Je pense que la Russie va se souvenir de certaines choses et devra prendre ses responsabilités vis-à-vis de ce qui s’est passé en Artsakh. Un peuple entier a perdu son foyer, des civils se sont faits massacrés et la Russie ne pourra pas éternellement jouer l’innocente et rester à distance. Je doute que le gouvernement soit capable de poser ces questions, étant donné qu’ils ont perdu toute confiance venant des élites russes et n’ont pas les connaissances diplomatiques pratiques nécessaires pour travailler avec les dirigeants russes.
Paul Charles : Mais est-ce qu’une opposition pourrait, dans le futur, rétablir des relations plus convenables avec la Russie ?
Vahram Ter-Matevosyan : Certains politiciens sont conscients de cela et pourraient facilement, en peu de temps, régler certaines erreurs commises par le passé. Mais encore une fois, il faudrait pour cela un gouvernement pleinement fonctionnel, car même si Poutine et Pashinyan s’asseyaient à la même table, l’implémentation est l’œuvre des bureaucrates, ministres et gouvernants. C’est pourquoi le gouvernement arménien doit apprendre de ses erreurs le plus vite possible.
Je pense que c’est une question très importante, à laquelle les gens devraient faire face sans fuir du regard. Trop d’erreurs ont été faites par le passé et les gens oublient que les choses n’ont pas toujours été ainsi. Oui, il y a toujours eu des contradictions entre Arméniens et Russes, mais une certaine amitié leur permettait de s’asseoir ensemble et de discuter franchement de chaque problème.
Malgré un équilibre des pouvoirs désavantageux, l’Arménie doit trouver de l’espace pour manœuvrer, ce qu’elle a manifestement perdu ces dernières années.
(*) Paul Charles est étudiant en 3èmeannée de sciences politiques à l’Université Catholique de l’Ouest (campus de Nantes). Il s’oriente vers le journalisme politique international. |
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