La lutte des Karens, en Birmanie
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Loïc Parmantier (*)
Etudiant de Science Politique
Les Karens, grands méconnus voire oubliés de l’Histoire, sont pourtant de tous les combats depuis des siècles, pour défendre leur culture et leur aspiration à une reconnaissance ethnico-nationale. L’auteur revient sur les grandes lignes de leur histoire contemporaine et de leur situation actuelle.
Il y a un peu plus de trois ans, le 1er février 2021, l’armée birmane prenait le pouvoir et arrêtait Aung San Suu Kyi et le Président Win Myint. Contrairement au passé, une révolte populaire s’enclencha, d’abord par le biais de manifestations massives avant de se transformer en véritable guerre civile.
La résistance se structure principalement autour des groupes ethniques armés, en particulier des Karens. Depuis quelques mois, l’armée ne cesse de reculer, ne contrôlant plus que les grandes villes du pays. Ses effectifs ont fondu à 100 000 hommes et elle enchaine les défaites, perdant jusqu’à des postes frontières stratégiques avec la Chine ou la frontière indienne. Sous l’égide international, des cessez-le-feu locaux ont été signés, en particulier sous la pression chinoise dans l’état du Shan. Mais parmi les opposants à la junte, un des groupes les plus déterminés est celui de l’ethnie karen.
Les Karens étaient en guerre avec l’État birman de 1948 jusqu’à la démocratisation contrôlée du pays au début des années 2010. Ils constituent actuellement un groupe important de la rébellion.
Une ethnie toujours dominée
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Les Karens forment la deuxième minorité ethnique de Birmanie après les Shan. Représentant environ 7 millions d’individus, le nom Karen regroupe en réalité une famille de groupes ethniques, partageant des langues légèrement différentes. Ils vivent dans le sud-est du pays, le long de la frontière avec la Thaïlande voisine ou réside une partie des Karens.
Originaire du Tibet, ce peuple aurait migré, il y a au moins un millénaire, pour s’installer dans l’actuelle Birmanie.
Tout au long de leur histoire, les Karens ont été soumis ou en lutte face à un pouvoir extérieur qui cherchait à les dominer. Progressivement, une volonté d’autonomie nationale s’est affirmée, incitant le pouvoir à lancer des politiques d’assimilation ou de répression à leur égard.
Originellement, les Karens sont animistes. Mais au début du XIX° siècle, l’arrivée de missionnaires contribua à la conversion au christianisme d’une une part importante de la population. Aujourd’hui, les chrétiens forment le deuxième groupe confessionnel de ce peuple, et ils ont intégré de nombreuses pratiques animistes et bouddhistes. Lorsqu’après les guerres anglo-birmanes de 1824-25, 1852 et 1885 la Birmanie est intégrée à l’Empire britannique des Indes, les Karens forment une partie de l’élite politique et intellectuelle de la région. Ils seront parmi les cadres privilégiés de l’administration coloniale. La domination britannique offre une période de répit pour cette population souvent visée par des persécutions. Durant la Seconde Guerre mondiale, contrairement à la majorité de la population birmane qui a temporairement rejoint les forces japonaises, les Karens restent fidèles aux Britanniques. Raison pour laquelle ils subissent la répression des Japonais et de l’Armée nationale birmane, du temps de sa fidélité au Japon.
L’échec de l’obtention de l’indépendance par des voies légales dans un pays en construction
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Juste après la capitulation japonaise, les Karens s’organisent pour obtenir leur indépendance auprès du Royaume-Uni et de la Birmanie. En vain. En 1946, une délégation envoyée à Londres pour que les Britanniques séparent l’ethnie du reste de la Birmanie échoue à se faire entendre. À l’inverse, leur territoire aurait pu s’étendre au sud-est de la Birmanie, le long de la frontière thaïlandaise.
Suite à cet échec l’Union nationale Karen est fondée en 1947. Au même moment se tiennent les congrès fondateurs de la Birmanie : les Conférences de Panglong de mars 1946 puis du 7 au 12 février 1947 Elles visent à définir le futur d’un pays qui est extrêmement divisé entre de multiples ethnies. Durant ces conférences, les délégués karens revendiquent un État indépendant. Mais cette perspective leur est à nouveau refusée.
Lors de la seconde conférence de Panglong, le gouvernement intérimaire décida d’ignorer les revendications de certaines minorités. Ainsi, les Karens ne purent envoyer que de simples observateurs, alors que les minorités Môns et Arakanaises ne furent pas représentées car étant considérées comme ethniquement birmanes. Ces trois minorités formeront le cœur de la guerre civile qui s’ensuivit.
Si l’accord qui a découlé de cette vaste concertation a permis la construction de l’État birman, certaines minorités, dont les Karens, se sont vu refuser le droit à la représentation lors des négociations.
Cet évènement va marquer le début de la tradition de non-consultation et de marginalisation de cette minorité importante, qui est caractéristique de la Birmanie depuis son indépendance le 4 janvier1948. Les Karens jouent également un rôle dans cet isolement interne, notamment en boycottant les élections pour l’Assemblée Constituante alors qu’ils ont des sièges réservés.
L’échec de la conférence à prendre en considération les droits de certaines minorités a, dès le début, déstabilisé le jeune pays. Dès mai 1947, une rébellion armée éclate en Arakan tandis que l’Union Nationale Karen se constitue un groupe armé, la « Karen National Defence Organisation » (KNDO) qui deviendra la « Karen National Liberation Army ». La KNDO se soulève en 1948 avec le groupe armé de la minorité Môns, le MNDO. C’est le début de combats qui dureront jusqu’à la trêve de 2011 et qui reprendront en 2021, face à des régimes militaires traditionnellement hostiles
Depuis 1962, la dictature militaire s’oppose aux Karens
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En 1962, le général Ne Win organise un coup d’État. Dès son instauration, la junte s’oppose aux minorités, en multipliant les lois centralisatrices qui suppriment ainsi les diverses autonomies dont elles jouissaient.
Le pouvoir militaire se lance dans une politique de répression à l’encontre de diverses minorités, en particulier les Karens. En réponse, le mouvement Karen va se rapprocher des autres minorités du pays.
En 1975 puis en 1976, sont organisées deux conférences les réunissant dans le but affiché de lutter non seulement contre la junte mais aussi contre le soulèvement communiste. Au cours de ces rencontres, l’Union nationale karen s’établit en leader de cette opposition. Pourtant, les Karens ne cessent de perdre du terrain face à l’armée birmane qui multiplie les exactions sur les civils, encourageant la migration de milliers d’entre eux en Thaïlande voisine où ils viennent renforcer la communauté karen déjà bien établie.
En 1988, des manifestations et des grèves massives forcent la junte militaire à faire preuve d’une certaine libéralisation politique. Le général Ne Win, abandonne le pouvoir qu’il occupait depuis 1962. Mais le répit n’est que temporaire car le 18 septembre, un nouveau coup d’État doublé d’une répression violente et massive forcent les contestataires à reculer. À partir de ce moment, la junte intensifie les exactions à l’encontre des Karens. Symbole du pouvoir qui ignore les minorités ethniques, le pays est officiellement renommé en 1989 « Myanmar », qui désigne l’ethnie birmane dans la langue du pays. Les Karens continuent d’être persécutés, avec la destruction de multiples villages et l’emprisonnement de ses membres. Progressivement, l’insurrection perd du terrain. L’armée birmane reprend même la frontière thaïlandaise qui formait la principale source de revenus du mouvement Karen. En 1995, ils perdent leur capitale, Manerplaw.
La fin de la Seconde dictature militaire et la pacification des relations
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A la fin des années 2010, le mouvement est exsangue. L’armée régulière a emprisonné la plupart des rebelles karens, et le reste de leur ethnie se trouve sans moyens ni stratégie. Mais son salut se situe dans l’affaiblissement de la junte au pouvoir.
En effet, depuis 1996, les grandes organisations internationales, comme l’ONU ou la Banque mondiale, ont progressivement pris des sanctions contre les militaires. Le soutien accordé de l’ASEAN, qu’il intègre en 1997, et l’apport financier des gazoducs de Total permettent tout juste au pays de se maintenir.
En 1990, le pouvoir en place avait été grandement discrédité en perdant des élections multipartites organisées pour réviser la Constitution et calmer la colère populaire. Traversant une forme de crise de légitimité depuis lors, le gouvernement a compensé sa fragilité en signant cessez-le-feu et divers accords avec différents groupes ethniques soulevés. Les Karens ont refusé tout compromis et ont subi en retour une focalisation de la répression militaire.
En 2007, une nouvelle série de manifestation éclata. Le pouvoir finit par céder devant leur ampleur, et en 2008 un référendum constitutionnel choisit la démocratie. Par la suite, il y a eu une libéralisation politique, notamment avec la libération d’Aung San Suu Kyi, et une série de réformes démocratiques. Les Karens choisirent ce moment pour signer avec le régime un accord de cessez-le feu, le 12 janvier 2012. Dès lors, la démocratie semblait bien prendre son envol. Le pouvoir, encore contrôlé par les militaires, agit de la sorte car l’Occident faisait de la paix avec les minorités ethniques, une des conditions de la levée des sanctions internationales.
Aujourd’hui, alors que la guerre civile a repris à la suite du coup d’État des militaires dont le parti était devenu très faible, les Karens forment une des forces majeures de la rébellion. Celle-ci, conduite sous l’autorité du « National Unity Government », revendique la prise de la moitié du pays. Cette instabilité aux frontières de la Chine, dont une partie est sous contrôle des rebelles, inquiète fortement son grand voisin. Le pays représentait le tiers du commerce extérieur de la Birmanie, et maîtrise une part importante de son économie. L’avenir du pays ne peut être considéré sans prendre en compte l’Empire du Milieu qui joue dans le pays un double-jeu en soutenant la junte mais aussi certains groupes rebelles dont l’ethnie Kokang.
Néanmoins, la lutte des Karens a aujourd’hui plus de chances que jamais de parvenir à ses objectifs, car ils se battent au sein d’un mouvement coordonné et unifié. Mais comme ils se luttent justement avec les autres mouvements insurrectionnels, leurs buts de guerre ne sont plus aussi clairs qu’avant. Pour certains, l’indépendance n’est plus nécessaire s’ils obtiennent l’autonomie au sein d’une Birmanie démocratique.
Si les forces rebelles sont difficilement quantifiables due à la diversité de mouvements composant ce qui est appelé la « Three Brotherhood Alliance », les redditions s’enchainent au sein de l’armée birmane. Cette guerre civile et sa possible fin posent la question de la gouvernance d’un pays contenant plus de 140 groupes ethniques différentes, et en particulier de la place à accorder au Karens qui luttent contre le pouvoir depuis l’indépendance de 1948.
(*) Loïc Parmantier est étudiant en troisième année de Science Politique, spécialisé dans le domaine des relations internationales. Il a également suivi une première année de licence d’histoire et effectué une partie de ses études à l’étranger au Canada. Il souhaite continuer en master l’étude des relations internationales en particulier dans les milieux de la défense et de la diplomatie. |
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