La politique arctique de l’Union européenne « à la cape »
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Laurent Mayet (*)
Président du Cercle Polaire,
Ancien Représentant spécial pour les questions polaires au MAE
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2de partie
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Conseil de l’Arctique, protocole de dialogue internationale et souci d’équilibrage…Entre concepts et réalité, le bilan actuel apparaît somme toute assez décevant, d’autant que l’Union européenne a très peu de poids, in fine.
Le conseil de l’Arctique, unique enceinte de coopération sur l’Arctique circumpolaire
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Le conseil de l’Arctique constitue la seule enceinte de coopération circumboréale qui réunit tous les États ayant des territoires situés au-delà du cercle polaire arctique, ainsi que les représentants des communautés autochtones de cette région. Il développe une approche globale de l’Arctique, par-delà les régionalismes (nord-américain, russe, européen, région euro-Arctique de la mer de Barents, Arctique de l’Est).
Le forum intergouvernemental du conseil de l’Arctique a ainsi créé un espace unique de relations internationales sur l’Arctique circumpolaire qui réunit les pays directement intéressés ainsi qu’une communauté d’acteurs (États, ONG, organisations interparlementaires, etc.) dotés d’un statut d’observateur.
Le conseil de l’Arctique, un lieu d’expertise scientifique au service des enjeux de gouvernance des activités humaines dans la région circumboréale est une belle idée qui, au terme de près de trente années de coopération, n’a pas accouché de règles communes concrètes et n’a jamais consolidé la dimension internationale de son expertise en raison d’un haut niveau de politisation de ses activités. Le cas de l’Union européenne est à cet égard exemplaire : important bailleur de fonds pour la recherche scientifique liée à l’Arctique, elle demande depuis 2013 un statut d’observateur, qui lui est contesté par la Russie en raison des sanctions que l’Union européenne fait peser sur cette dernière, en réaction à son agression de l’Ukraine.
Le conseil de l’Arctique joue aussi le rôle de « pré carré diplomatique » pour éviter que d’autres enceintes ne se saisissent des enjeux arctiques et pour contenir l’intérêt de la communauté internationale pour la zone boréale émergente (accessibilité accrue de l’océan Arctique et des ressources naturelles off-shore, nouvelles routes maritimes, etc.). En affichant un front uni des États situés au-delà du cercle polaire arctique, il rappelle au monde que l’Arctique, théâtre d’une transition environnementale majeure sous la pression du changement climatique, est « une région qui relève [pour une part importante] de la souveraineté, des droits souverains et de la juridiction des États arctiques »[i].
Depuis de nombreuses années, le conseil de l‘Arctique s’est employé à contenir les ardeurs de la communauté internationale : la Chine revendique un statut d’« État proche de l’Arctique » ; le Royaume-Uni s’est autoproclamé « État le plus proche de l’Arctique » ; les demandes de statut d’observateur se multiplient, et l’Union européenne, composée de vingt-sept États, susceptible de partager (environnement, transports), voire de se substituer (conservation des ressources biologiques de la mer) à la représentation des États européens, membre ou observateur, demande elle-même un statut d’observateur depuis 2013.
Cette posture du CA s’est manifestée par une politique de verrouillage diplomatique (gel de l’octroi de nouveaux statuts d’observateur, limitation du « rôle premier des observateurs » à « observer le travail »[ii]), au détriment de la dimension internationale de l’expertise scientifique. À l’heure où le format A8 vacille avec la marginalisation de la Russie, la Norvège n’a pas caché son inquiétude face à la perspective d’un conseil de l’Arctique qui « se fragmenterait en différentes organisations », dans une période où un des États arctiques occidentaux, les États-Unis, fragilise, de surcroît, la cohésion des A7 en fustigeant le multilatéralisme et en mettant en cause la réalité du changement climatique, motif central du credo du Conseil.
La coopération dans l’Arctique, levier d’équilibrage entre les puissances nordiques et la Russie
Depuis la fin de la guerre froide, la coopération internationale dans l’Arctique a toujours servi de pont entre la Russie et l’Occident. Le conseil de l’Arctique réunit les anciennes puissances antagonistes de la guerre froide, résolues à conjurer le passé stratégique de l’Arctique pour y développer un « pôle de paix et de coopération ». « Hautes latitudes, basses tensions », aura répété inlassablement le gouvernement norvégien, qui soulignait encore récemment qu’« il est important pour la Norvège de maintenir un forum international de coopération sur le Nord ». Pour la Norvège comme pour les pays nordiques, le conseil de l’Arctique est la seule enceinte de coopération qui réunit, avec un statut de membre et à un niveau ministériel, les pays nordiques, les États-Unis et la Russie. Ce multilatéralisme pondéré par la présence américaine permet d’équilibrer les relations bilatérales tendues que les pays nordiques entretiennent avec la Russie.
Cette fonction stratégique d’équilibrage des puissances, qui est à l’origine du développement de la coopération régionale dans l’Arctique depuis le processus de Rovaniemi et la déclaration de Kirkenes au début des années 1990, la Finlande et la Norvège partageant une frontière (terrestre ou maritime) avec la Russie, ne peut qu’avoir gagné en importance dans une période où la Russie constitue une menace pour la sécurité et la stabilité de la zone euro-atlantique, non seulement en raison de la guerre d’agression qu’elle mène en Ukraine, mais en raison de la menace qu’elle constitue pour nombre de pays d’Europe du Nord. La Norvège a ainsi lancé, le 8 mai 2025, sa première stratégie de sécurité nationale en réponse à la « situation de sécurité la plus grave que le pays ait connu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale », liée à de sérieuses menaces de la Russie, notamment la plus grande concentration au monde d’armes nucléaires, située non loin de ses frontières.
Cet enjeu d’équilibrage, au cœur du multilatéralisme arctique, a perdu un peu de son évidence, avec le tournant majeur dans les relations transatlantiques marqué par la volonté politique des États-Unis, principal contributeur de l’OTAN, de revoir à la baisse son engagement et ses investissements dans la sécurité et la stabilité de ses alliés européens. Pour autant, l’accession de la Finlande et de la Suède au statut de membre de l’OTAN, permet aux alliés nordiques et à l’OTAN de présenter un front uni vis-à-vis de la Russie dans le Grand Nord.
Entre l’expertise scientifique, le multilatéralisme arctique et la fonction stratégique de pont entre la Russie et l’Occident, le conseil de l’Arctique, a joué, depuis la fin de la guerre froide, un rôle décisif dans la mise en place, puis le développement, d’un régime de concertation régionale et internationale, sur l’avenir de cette zone émergente. Mais les temps ont changé et le mythe du pôle Nord, « pôle de paix et de coopération », a vécu. Le diagnostic de l’OTAN laisse peu de place à des accommodements et à des compromis diplomatiques : « Compte tenu des politiques et des agissements hostiles de la Russie, l’OTAN ne peut plus la considérer comme un partenaire. La Russie constitue la menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des Alliés »[iii].
Si le conseil de l’Arctique entend poursuivre ses activités d’expertise scientifique et de forum intergouvernemental référent sur les enjeux dans l’Arctique, il ne pourra pas assumer longtemps un jeu d’équilibrage avec la puissance russe dont le maniement relève désormais de la diplomatie militaire. La stratégie qui consisterait à préserver l’intégrité du Conseil des tensions que connaissent ses instances politiques en neutralisant celles-ci (gel des réunions ministérielles, suspension des relations gouvernementales avec le Kremlin) promet d’être délicate[iv] car le think tank est inféodé à ses instances politiques.
Il faudra peut-être se résoudre à marginaliser la puissance russe au sein du Conseil. La Norvège, comme les autres États nordiques, ne pourra plus compter sur le Conseil pour cultiver une coopération technique et contrebalancer ses relations tendues, avec son voisin russe. La coopération internationale sur l’Arctique ne peut plus servir de pont entre la Russie et l’Occident. Le conseil de l’Arctique doit s’efforcer de relancer la coopération avec les États arctiques occidentaux et la communauté internationale, sans la Russie. Ses statuts ne prévoient pas de procédure d’exclusion (provisoire ou définitive) d’un membre mais ils comprennent une disposition qui pourrait être mise à profit pour gérer, temporairement ou durablement, la crise qu’il traverse: « Six États arctiques constituent un quorum pour tenir une réunion ministérielle ou des Senior Arctic Official (SAO) » (article 3) ; si « tous les États ne peuvent être représentés à une réunion ministérielle (ou SAO), moyennant la règle du quorum, un relevé des décisions sera transmis aux États absents pour validation des décisions dans les 45 jours (30 jours) à compter de la réception de la notification ». Ce fonctionnement gagnerait à être présenté par le Conseil comme un fonctionnement de crise, avec l’affichage d’un format A7+1 qui nomme et stigmatise (name and shame) l’un de ses membres, plutôt que de continuer à s’abriter derrière le mythe éculé du pôle Nord, « pôle de paix et de coopération ». Ce faisant, les A7 encourent le risque d’essuyer une démission de la Russie, mais c’est un risque à prendre si l’on souhaite sortir de l’impasse.
L’avenir et les équilibres de la coopération internationale dans l’Arctique, étant donné qu’elle engage les relations entre la Russie et l’Occident, sont ainsi dépendants d’un éventuel règlement de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, et plus largement, de la politique étrangère de la Russie. Ce constat montre que l’exceptionnalisme arctique n’aura été qu’une parenthèse historique (post-guerre froide) et conjoncturelle (période de paix), contribuant à donner une légitimité au modèle périphérique de l’Arctique, selon lequel la zone circumpolaire-Nord est, sur le plan politique, une communauté d’États de moyennes latitudes, dotés de territoires septentrionaux. Il faut remettre les priorités diplomatiques à leur place : au-delà de la coopération dans l’Arctique, perturbée par la guerre de la Russie contre l’Ukraine, l’Union européenne, acteur majeur dans la stratégie de pressions exercées contre la Russie, se mobilise pour tenter de rétablir une paix globale, durable et juste en Ukraine, ainsi que pour le respect du droit international et de l’État de droit en Europe.
Quid de l’Union européenne dans ce contexte ?
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L’Union européenne peut se targuer de « jouer un rôle important en soutenant une coopération fructueuse dans l’Arctique et en aidant à apporter des réponses aux défis qui se posent dans cette région ». Mais la vérité est que, dans la tourmente que le conseil de l’Arctique affronte depuis mars 2022, l’Union européenne, avec son statut d’invité permanent, n’a pas un grand poids et n’est aucunement associée, pas plus que les autres observateurs, aux discussions sur l’avenir des relations internationales sur l’Arctique circumpolaire.
Depuis plusieurs années, le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) rappelle que les organes de coopération régionale dans l’Arctique dans lesquels l’Union a un statut de membre, ont gelé leur coopération avec la Russie. Ce qui ralentit voire paralyse, la coopération régionale dans la zone euro-arctique de la mer de Barents, la région de la mer Baltique et plus largement dans l’Arctique de l’Est. Le SEAE explique que « l’Union considère que la coopération sur les questions arctiques avec des partenaires de même profil (like-minded), au sein d’instances compétentes et par des canaux appropriés, doit être poursuivie ». Cette suggestion résonne comme un appel à sortir de l’impasse et à recomposer l’engagement de l’Union européenne dans l’Arctique, en l’élargissant à d’autres canaux ou enceintes de coopération, moins affectés par la géopolitique…
L’idée qu’il faille « plus d’Arctique dans l’Union européenne et plus d’Union dans l’Arctique » selon une formule d’Antti Rine, Premier ministre finlandais en 2019[v], n’éclaire pas bien cette perspective. S’agissant du renforcement de l’Union dans les affaires arctiques, cela dépend de la volonté des États de l’Arctique dont trois sont membres de l’Union, Finlande, Suède et Danemark et deux, Norvège et Islande, membres de l’Espace économique européen. Il n’est pas certain que l’Union européenne ait toujours bénéficié d’un soutien de la part des États arctiques au sein du conseil. Le veto de la Russie à tout octroi d’un statut d’observateur à l’Union européenne a servi de paravent pour masquer double jeu de la part de certains d’entre eux. Ainsi « Au plan des relations extérieures, un défaut de reconnaissance à l’échelle régionale contribue à minimiser l’engagement arctique de l’Union »[vi].
Cependant, l’Union européenne a acquis une légitimité d’acteur dans l’Arctique circumpolaire aux côtés des cinq États arctiques riverains, avec sa compétence exclusive en matière de protection des ressources marines vivantes. Cela lui a valu d’être signataire, le 3 octobre 2018, d’un accord de prévention des pêches non-règlementées dans la haute mer de l’océan Arctique central. L’idée de mettre « plus d’Arctique dans l’Union européenne », avec six États membres de l’Union dotés d’un statut d’observateur, le souhait de la Finlande de faire de la politique arctique une priorité de l’Union ou celui de la Suède de voir un large engagement de la part de tous les États membres de l’Union, n’auront pas suffi à surmonter un problème d’image de l’engagement européen sur l’Arctique au sein des institutions européennes, conduisant à ce que l’Arctique et les thèmes qui lui sont rattachés, apparaissent comme des sujets marginaux.
La consolidation de l’engagement européen sur l’Arctique semble devoir être recherchée dans une orientation plus opérationnelle de son positionnement qui prend en compte les dimensions internes et externes de sa politique, et une géographie arctique sur laquelle ces différentes dimensions peuvent être déployées.
À l’engagement diplomatique de l’Union dans la coopération multilatérale relative à l’Arctique circumpolaire – dont les enjeux et défis ont une portée mondiale – il s’agit de développer une politique plus resserrée et plus appliquée, qui se déploie dans un espace géographique arctique spécifique, l’Arctique européen (Fig.1), dans lequel l’Union a des compétences juridiques ou des capacités d’action stratégique. Cet espace correspond aux zones internes de l’Union et aux zones de coopération étroites (Norvège et Islande) où elle a des compétences juridiques pour agir.
L’Union européenne a une relation de partenariat avec le Groenland, territoire autonome du Danemark, dans le cadre l’accord des territoires et pays d’Outre-mer. Dans cette optique de recentrage de la politique de l’Union sur l’Arctique européen, le rapprochement et les partenariats européens avec les cadres de coopération nordiques ne seront pas à négliger, la région de l’Arctique européen correspondant, pour l’essentiel, au nord de la région nordique.
Ces deux propositions figuraient déjà dans la communication de 2021 : « En tant que puissance géopolitique, l’Union européenne a des intérêts stratégiques et immédiats, tant dans l’Arctique européen, que dans la région arctique au sens large ». Cependant, force est de reconnaître que, dans le contexte stratégique actuel, ces orientations ont gagné une actualité inédite et résonnent avec la logique de recentrage de la coopération régionale et internationale dans l’Arctique autour des États occidentaux, ouvrant des motifs de rapprochement et de collaboration entre États européens arctiques et non-arctiques[vii] dont l’Union européenne saura tirer parti.
À la question de savoir pourquoi l’Union européenne tarde à réviser sa politique arctique comme l’ont récemment fait l’Allemagne, la France ou la Norvège, pour y intégrer une dimension stratégique et sécuritaire, la réponse est que, d’une part, l’Union a été assez clairvoyante en anticipant ce tournant stratégique dans sa communication de 2021 et, d’autre part, qu’à la différence de puissances comme la France, la Norvège ou l’Allemagne, l’Union mène une action diplomatique et économique contre la Russie, mais ne dispose ni de moyens capacitaires, ni de forces armées propres, ni de compétences[viii],pour développer une stratégie de défense européenne dans l’Arctique.
L’idée d’une révision de la politique arctique de l’Union est dans l’air. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé, le 17 juillet 2025, lors d’un déplacement en Islande, qu’« avec le recul de la banquise arctique, de nouvelles réalités ont émergé, en particulier la présence stratégique et l’activité économique de la Russie et de la Chine. L’Europe doit s’adapter à ces nouvelles réalités et c’est pourquoi nous allons réviser notre stratégie arctique afin de s’assurer qu’elle réponde bien à ces nouveaux défis ». Il s’agit de consolider une dimension euro-nordique dans la coopération de l’Union européenne dans l’Arctique et de renforcer notamment sa position sur « l’Arctique européen » en développant des partenariats avec les enceintes de coopération nordique.
Article paru dans les Schuman Papers N°805 de la Fondation Robert Schuman, le 6 octobre 2025
Pour lire la première partie de cet article parue dans le N°267 du 31 octobre 2025, cliquez ICI
[i] Règlement intérieur, Annexe 2, article 6b, mai 2013.
[ii] Ibid. Part. V, art. 38.
[iii] OTAN, Relations avec la Russie, 9 août 2024
[iv] Chaque État arctique désigne un SAO qui a la responsabilité de discuter et de réviser les rapports remis par les groupes de travail cf. Règlement intérieur du CA, 2013.
[v] Conférence de l’Arctic Circle, Reykjavik, octobre 2019.
[vi] A. Raspotnik, The great illusion revisited : the future of the European Union’s Arctic Engagement, Konrad Adenauer Stiftung, 2020.
[vii] « État non-arctique », nom donné par le conseil de l’Arctique aux États dotés d’un statut d’observateur.
[viii] La défense reste essentiellement une prérogative nationale. Les États membres peuvent cependant décider de mener des missions militaires conjointes dans le cadre de la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC).
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(*) Laurent Mayet fut représentant spécial des Affaires étrangères pour les questions polaires (2016-2017) Ancien conseiller de Michel Rocard, ambassadeur pour les pôles de 2009 à 2016. Depuis 2006, il est président-fondateur du Cercle Polaire (think tank) et occupe les fonctions d’Ambassadeur pour les océans. Il co-dirige avec Stéphane Hergueta la revue trimestrielle « Pôles Nord & Sud » et s’est rendu dans de nombreuses zones de l’Antarctique et de l’Arctique, notamment les deux pôles géographiques. Laurent Mayet est inspecteur général de l’administration de’Éducation nationale et de la Recherche. |

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