Politique spatiale :
L’entrée en lice de l’Union européenne

Gérard Brachet (*)
Ancien directeur général du CNES, consultant en politique spatiale

 

Après un premier volet focalisé sur le rôle de l’agence spatiale européenne et les défis auxquels elle doit faire face aujourd’hui, l’auteur, dans cette seconde partie, traite du rôle croissant de l’Union européenne dans la politique spatiale européenne et des questions de gouvernance qui en découlent.

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L’apparition progressive d’un intérêt de l’Union européenne pour les questions spatiales n’est intervenue qu’au début des années 1990. Toutefois, le Centre commun de recherches de la Commission européenne était déjà très présent à travers son Institut des applications spatiales basé dans son centre d’Ispra (Italie). Les équipes de cet institut étudiaient depuis plusieurs années les applications pratiques des données de télédétection depuis l’espace.

Les programmes spatiaux initiés par la Commission européenne

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 La plus remarquable était le programme MARS qui servait directement les besoins de la Politique agricole commune (PAC) en générant des statistiques de production agricole de tous les États-membres à partir de l’analyse des images fournies par les satellites, les Landsat américains puis les SPOT (France-Belgique-Suède) à partir de 1986. L’Institut travaillait aussi sur la surveillance par satellite de la forêt tropicale et des océans, le tout en coopération étroite avec de nombreux laboratoires et équipes de recherche disséminés dans toute l’Europe. Ces travaux étaient directement en rapport avec les études sur le changement global qui se développaient rapidement dans les années 1980 et 1990.

 

La Commission européenne était, à la même époque, engagée dans la préparation et la négociation des conférences internationales sur la réduction des gaz à effet de serre (GES) qui devaient culminer par la signature du Protocole de Kyoto en 1997. Ces négociations mettaient en évidence que si la volonté politique de l’Europe de réduire sa production de GES était réelle, elle ne savait pas très bien comment s’y prendre, ni comment mesurer sur une base globale et de manière indépendante le taux de production et d’absorption de ces gaz, et en particulier le dioxyde de carbone. Il devenait donc important que les négociateurs de l’UE soient correctement informés des progrès réalisés grâce à l’observation depuis l’espace dans la mesure des paramètres clés du changement climatique. Cette nécessaire connexion entre la recherche la plus avancée et le monde des régulateurs et des politiques est à l’origine du programme Copernicus de l’Union européenne, initialement connu sous le nom de GMES (Global Monitoring for Environment and Security) mis en place au début des années 2000 à la suite de la publication de l’Appel de Baveno en 1998 (cf  Global Monitoring for Environmental Security: A manifesto for a new European Initiative, brochure publiée par le Joint Research Centre, Ispra, octobre 1998). Ce programme a reçu un financement très important de la part de l’UE, près de 8 milliards d’euros pour la période 2004-2020 et 5,4 milliards d’euros pour la période 2021-2027. Il comprend toute une série de satellites d’observation de la Terre opérationnels développés sous l’égide de l’ESA et mis en orbite à partir de l’année 2014.

Fin 2024, sept satellites « Sentinels » sont en exploitation. Ils ont notamment permis la mise en place de six services spécialisés (Copernicus Services) consacrés au climat, à l’atmosphère, à l’environnement maritime, à la cartographie des terres émergés, à la gestion des crises et à la sécurité. Une nouvelle génération de satellites Sentinels est aussi en cours de préparation, ainsi que six nouvelles missions dites « Sentinel Expansion » axées sur les priorités environnementales de l’Union européenne telles que la mesure des émissions de CO2 liées à l’activité humaine. Le programme Copernicus est un bel exemple de coopération efficace entre l’Union européenne, qui finance la plus grande partie de ce programme, et l’Agence spatiale européenne qui le cofinance. Cette dernière assure, conjointement avec EUMETSAT, le développement, le lancement, les opérations en orbite et les moyens au sol nécessaires à la réception, au stockage et à la distribution du flot de données tout à fait considérable généré par les satellites Sentinels.

Galileo, un programme de positionnement/navigation majeur

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L’autre grand programme spatial de l’Union européenne est celui de satellites de positionnement/navigation Galileo, mieux connu du grand public parce qu’il rend des services assez proches de ceux du GPS américain. Son origine est intéressante : il s’agissait alors pour l’Union européenne de réduire la dépendance de son économie vis-à-vis du GPS, qui devenait excessive du fait de son caractère monopolistique et de l’absence totale d’engagement du gouvernement américain sur la continuité et l’intégrité du signal civil du GPS, certes offert gratuitement au reste du monde mais sans aucune garantie. Pour des applications qui se multiplient à un rythme étonnant, bien au-delà des rêves les plus fous des initiateurs (militaires) du GPS, l’impact économique de ce système est considérable et pose d’autant plus la question de la dépendance par rapport à un système unique que son objectif premier est avant tout militaire, les utilisations civiles ne venant qu’au second plan.

Pour la phase de développement et le déploiement de la constellation des satellites Galileo, la Commission européenne avait délégué à l’ESA la gestion technique du programme avec l’obligation de respecter les règles de gestion de l’UE, qui excluent la notion de garantie de retour géographique et donc bien différentes de celles de l’ESA. Le découpage des travaux industriels en six paquets principaux faisait que l’ESA jouait de facto le rôle de maître d’œuvre du développement et de la validation du système et qu’elle était la seule à même d’en garantir les performances.

Fin 2024, après de multiples retards et quelques autres soucis techniques, en particulier au niveau des horloges atomiques embarquées, trente-deux satellites ont été mis en orbite et vingt-sept sont actuellement opérationnels tandis que quelques satellites supplémentaires de la première génération sont disponibles au sol et que les satellites de la deuxième génération sont en cours de construction.  La récente qualification du nouveau lanceur Ariane 6 va permettre de reprendre un cours régulier de lancement de ces satellites au fur et à mesure des besoins après l’interruption due à l’arrêt en 2022 des lancements Soyouz depuis le centre spatial de Guyane.

La Commission européenne a créé en 2015 une agence spécialisée pour l’exploitation de Galileo, d’abord baptisée GSA, basée à Prague, qui a vu ensuite ses missions élargies et a été renommée EUSPA (European Union Space Agency). Une partie des services de Galileo ont été ouverts en 2016, dont le service ouvert (« Open Service ») qui est gratuit. Les performances sont remarquables : précision de positionnement instantanée de l’ordre de 1,5 m, meilleure que celle du GPS (2,5 à 3 m pour les récepteurs bi-fréquences – qui ne constituent qu’une faible part du marché des récepteurs GPS, la plupart étant monofréquence – et bien meilleure que le GLONASS russe ou le chinois Beidou.

Le service de très haute précision HAS (High Accuracy Service), gratuit lui aussi, qui offre un positionnement très précis, de l’ordre de 20 cm, a été ouvert au début de 2023. Quant au service PRS (Public Regulated Service), réservé aux usages gouvernementaux des États-membres de l’UE, il devrait bientôt rentrer en service.

Après de multiples rebondissements et de nombreux retards, le système Galileo européen a donc atteint le stade opérationnel.  Le budget de l’Union européenne consacré au programme Galileo au cours de la période 2021-2027 s’élève à 7,8 Milliards €.

Une bonne mesure de la crédibilité qu’a obtenu aujourd’hui le système Galileo peut être trouvée dans le fait que la plupart des puces dites « GPS » présentes dans les téléphones portables vendus sur le marché sont en réalité des puces « GPS + Galileo » qui sont capables de traiter les signaux en provenance de ces deux constellations. L’EUSPA, l’agence européenne qui gère l’exploitation de Galileo, estime qu’aujourd’hui plus de 3 milliards de terminaux sont équipés dans le monde pour recevoir les signaux Galileo.

Un autre service fourni par Galileo mérite d’être signalé, le service d’assistance à la recherche et au sauvetage (Satellite-aided Search and Rescue), où Galileo prend le relais du système SARSAT-COSPAS mis en place dans les années 1980 par le Canada, la France, les Etats Unis et l’Union soviétique, qui reposait sur des satellites en orbite basse. La place manque ici pour en décrire le fonctionnement mais il est bon de savoir que plus de 30 000 personnes en détresse ont pu ainsi être secourues depuis la mise en service de ce système en 1983.

Le programme IRIS²

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Le plus récent programme spatial initié par l’Union européenne est le programme IRIS² (Infrastructure for Resilience, Interconnection & Security by Satellites) destiné à fournir des services sécurisés de communications à haut débit à partir de la combinaison de constellations de satellites en orbite basse et en orbite moyenne.

Ce programme a été proposé en février 2022 par la Commission européenne et a fait l’objet d’un accord avec le Parlement européen et le Conseil en novembre 2022. Essentiellement destiné à assurer la souveraineté européenne dans le domaine des communications sécurisées pour les besoins gouvernementaux, ce programme comporte aussi une importante composante commerciale et à ce titre implique un partenariat étroit avec les opérateurs commerciaux de télécommunications basés dans les Etats membres de l’Union européenne. Le financement de ce programme fait appel à un partenariat public-privé entre l’Union européenne qui apporte 6 milliards € et le consortium SpaceRISE, constitué des opérateurs de télécommunication par satellites EUTELSAT SA, SES SA et HIspasat SA, qui apporte 3 Milliards €. Le contrat entre la Commission européenne et le consortium a été signé en décembre 2024 et porte sur une concession d’une durée de vingt ans. Le calendrier prévoit un déploiement de l’infrastructure spatiale en 2030.  

 

 

L’importance des capacités de surveillance de l’espace

 

Pour être complet il faut signaler enfin les efforts de l’Union européenne pour développer progressivement une capacité européenne de surveillance de l’espace. Pour le moment ces efforts consistent surtout à tenter de coordonner les investissements et les capacités des Etats membres qui ont déjà investi dans ce domaine, surtout la France et l’Allemagne et dans une moindre mesure l’Espagne et l’Italie. Nous y reviendrons dans la troisième partie de cet article, consacrée aux moyens spatiaux européens à vocation de défense et de sécurité.

 

L’implication croissante de l’Union européenne dans les programmes spatiaux, avec en particulier sa forte orientation vers les services, est une excellente chose mais soulève une question intéressante : qui exerce dorénavant la responsabilité de la définition de la politique spatiale européenne ?  Pendant longtemps cette responsabilité a été exercée par le Conseil de l’ESA qui se réuni à intervalles réguliers au niveau des ministres en charge de l’espace. Toutefois, il est apparu que les ministres en charge de l’espace au sein des Etats membres de l’Union européenne, réunis en formation dite « Conseil de compétitivité », disposaient d’une légitimité sans cesse croissante pour influencer la politique spatiale européenne si bien que des réunions simultanées de ces deux Conseils ont été régulièrement organisées ces dernières années afin de garantir leur cohérence. Une telle réunion baptisée « Space Council » a eu lieu à Toulouse en février 2022 et une autre à Séville en novembre 2023. Cette dernière a été particulièrement notable puisqu’elle a lancé le principe d’un changement de méthode pour le financement des programmes de lanceurs européens : plutôt qu’un financement direct par l’ESA des développements, comme cela était la règle jusqu’à présent, et sous une forte pression en provenance de la Commission européenne, l’ESA s’oriente désormais vers l’achat de services de lancements dans un contexte de concurrence entre les acteurs du secteur. Il est trop tôt pour dire si cette nouvelle approche, pour l’instant limitée aux petits lanceurs, donnera les résultats espérés en termes de compétitivité sur le marché international mais il est clair que cette décision ébranle sérieusement l’un des piliers historiques de la politique spatiale européenne. 

 

Un autre impact important de la montée en puissance de l’Union européenne dans le domaine spatial est le rôle croissant qu’elle est amenée à jouer pour renforcer l’architecture de défense et de sécurité des Etats européens dans le nouveau contexte géopolitique que nous connaissons aujourd’hui. Ceci se traduit en particulier par des initiatives de programmes à vocation duale affirmée tels que Galileo, IRIS² et bientôt à vocation strictement défense, qui ne feront pas forcément appel à l’expertise de l’ESA pour leur réalisation. Là encore, il est un peu tôt pour en juger mais il est clair que l’équilibre des relations entre l’Union européenne et l’ESA en sera affecté.

 

La troisième et dernière partie de cette étude sera consacrée aux programmes à vocation de défense et de sécurité qui sont, pour la plupart, conduits au niveau national.

 (*) Gérard Brachet, de formation, est ingénieur diplômé de l’Ecole nationale supérieure d’aéronautique (Sup’Aéro-1967), et titulaire d’un Master of Sciences in Aeronautics and Astronautics de l’Université de Washington (Seattle -1968). Il a travaillé au Centre National d’Etudes Spatiales de 1970 à 1983 puis a occupé les fonctions de Président Directeur Général de la société Spot Image de 1982 à 1994.

De la fin 1994 à 2002, il retourne au CNES, comme Directeur des programmes jusqu’à fin 1996 puis Directeur scientifique et enfin Directeur général de 1997 à 2002.  En 1997, il devient président du Committee on Earth Observation Satellites (CEOS) qui regroupe vingt agences spatiales et sept organisations internationales. De 2004 à 2015, il est consultant auprès de grandes sociétés du secteur aérospatial et d’organisations publiques, en particulier la Commission européenne et l’Agence spatiale européenne (ESA). De 2006 à 2008, il est président du Comité pour les Utilisations Pacifiques de l’Espace Extra Atmosphérique des Nations Unies (UN-COPUOS). En 2012 et 2013, il est reconnu comme expert français au sein du groupe d’experts gouvernementaux mis en place par le Secrétaire Général des Nations Unies afin d’élaborer des mesures de transparence et de confiance (TCBMs) dans le domaine spatial.

Gérard Brachet est Officier de l’Ordre National du Mérite et Officier de la Légion d’Honneur.