La politique arctique de l’Union européenne « à la cape »

Laurent Mayet (*)
Président du Cercle Polaire,
Ancien Représentant spécial pour les questions polaires au MAE

1ère partie

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Alors que l’Arctique mériterait un engagement déterminé autant que réactif de l’Union européenne, face aux enjeux géostratégiques et environnementaux, la posture officielle et les dispositions traduisent un immobilisme attentiste.

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Depuis la communication conjointe présentée le 13 octobre 2021, « Un engagement renforcé de l’Union européenne en faveur d’une région arctique pacifique, durable et prospère », la politique arctique de l’Union n’a fait l’objet d’aucune actualisation ni adaptation alors que le contexte géopolitique a radicalement changé avec la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine, qui a porté atteinte à la sécurité et la stabilité de la zone euro-atlantique.

Dans plusieurs pays, ce contexte a été pris en compte : le gouvernement allemand a entrepris la refonte de sa politique sur l’Arctique le 18 septembre 2024 afin de prendre en compte le nouveau contexte géopolitique qui mine l’intégrité du format de coopération circumboréale, à savoir celui des Arctic Eight (A8) : Canada, Danemark/Groenland, États-Unis, Finlande, Islande, Norvège, Russie et Suède. En France, le ministère des Armées a présenté, en mars 2025, une stratégie de défense pour l’Arctique dont l’enjeu principal est la stabilité de la région circumpolaire-Nord. Le 27 août, le ministère norvégien des Affaires étrangères a dévoilé une nouvelle stratégie Grand Nord intitulée Une politique arctique pour répondre à une nouvelle réalité dont l’une des priorités est « le renforcement des capacités de défense et la coopération avec les alliés nordiques américains et européens ». Plusieurs pays européens (Italie, Espagne, etc.) ont, par ailleurs, fait part de leur intention de préparer une nouvelle politique sur l’Arctique pour intégrer cette prévalence d’une dimension stratégique et sécuritaire dans une zone consacrée « pôle de paix et de coopération »[i] depuis la fin de la guerre froide,

Par contraste, la politique de l’Union européenne dans l’Arctique est, depuis plusieurs années, « à la cape » selon une expression de la marine à voile qui désigne la manœuvre de sécurité d’un voilier par gros temps, qui s’immobilise pour gérer la situation et voir venir. Les espoirs de rétablissement de l’ordre international ou de conciliation entre l’Ukraine et la Russie étant minces, la question de la relance de la coopération dans l’Arctique se pose, ainsi que celle du rôle que l’Union, « législateur dans une partie de l’Arctique européen », pourrait y jouer.

En 2021, l’Union européenne a révisé sa politique arctique, datant de 2016, pour y intégrer une dimension stratégique liée au développement des activités militaires russes en zone boréale qui semblait « refléter à la fois un positionnement stratégique sur la scène mondiale et des priorités intérieures, notamment un double usage des infrastructures ». La communication de 2021 a marqué un tournant sécuritaire qui rompait avec un principe fondateur de la coopération circumboréale, née au sortir de la guerre froide, à savoir l’exclusion des « sujets en lien avec la sécurité militaire »[ii]. Depuis la création du conseil de l’Arctique (CA) en 1996, ce principe avait été le garant de l’« exceptionnalisme arctique », un régime de coopération dans les hautes latitudes, préservé des tensions et des dissensions de la géopolitique aux plus basses latitudes. Ce régime de paix et de coopération allait être difficile à préserver en période de tensions, a fortiori de crises, géopolitiques, car les huit États dits « arctiques »[iii] sont à proprement parler des États subarctiques ou de moyennes latitudes[iv], dotés de territoires situés au-delà du cercle polaire arctique (66° 33’ N) sans gouvernance multilatérale sui generis à l’échelle de la région circumboréale. Le modèle « périphérique » de l’Arctique, en référence à l’opposition centre-périphérie en usage chez les géographes, constitue une grille de lecture pertinente des équilibres politiques dans la zone arctique, par-delà la mythologie opérative du « Pôle Nord, pôle de paix et de coopération ».

 « L’exceptionnalisme arctique » mis à mal

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Cette étude prolonge et actualise l’analyse de l’évolution de la politique arctique de l’Union publiée par la Fondation en novembre 2021. L’enjeu majeur était alors de « maintenir une coopération et un dialogue pacifiques et constructifs dans un contexte géopolitique en évolution, afin que l’Arctique reste une zone sûre et stable […] en intensifiant la coopération régionale et en élaborant une prospective stratégique sur les défis émergents en matière de sécurité ». La référence à un « contexte géopolitique en évolution » visait principalement le renforcement des capacités militaires dans l’Arctique russe et l’affirmation accrue de la présence russe dans les eaux et l’espace aérien arctiques.

La stratégie arctique européenne de 2021 se déployait sur deux fronts : un front diplomatique, avec le renforcement de « la participation de l’Union européenne à tous les groupes de travail du conseil de l’Arctique » et un front de défense, avec le développement d’une collaboration avec les pays membres et partenaires de l’OTAN, sur les défis émergents en matière de sécurité. Cette deuxième initiative ne devait pas fragiliser les équilibres au sein du conseil de l’Arctique dans lequel cinq États sur huit sont membres de l’OTAN (Canada, Danemark, Islande, Norvège et États-Unis), et deux (Finlande et Suède) des partenaires ; la Russie héritant de la figure de l’ennemi stratégique commun fédérateur. Dès lors, la question était posée de savoir si la coopération régionale dans l’Arctique, fondée sur la mise hors-jeu des questions de sécurité militaire, pourrait survivre au développement parallèle d’une coopération de diplomatie militaire clivante pour les Arctic Eight.

La réponse à ce questionnement prospectif a largement débordé le cadre des hypothèses envisagées à l’époque, et la coopération circumboréale a volé en éclats avec la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine déclenchée le 24 février 2022. Quelques jours plus tard, le 3 mars, sept des huit États membres du conseil de l’Arctique annonçaient le boycott des réunions qui devaient se tenir en Russie dans le cadre de la présidence russe entamée le 21 mars 2021. Un nouveau groupe venait d’émerger : les Arctic Seven (A7) dont l’unité tenait à l’appartenance ou au partenariat avec l’OTAN, en violation du principe d’exclusion des sujets de sécurité militaire. Le site a affiché pendant de nombreux mois le message suivant : « Les réunions du conseil de l’Arctique sont ajournées jusqu’à nouvel ordre ». Le choix d’un gel des activités plutôt qu’une exclusion d’un membre dans l’exercice de la présidence (qu’aucune disposition du règlement intérieur[v] ne prévoyait) fut alors retenue.

La « Dimension septentrionale » (DS), politique commune partagée par l’Union européenne, la Russie, la Norvège et l’Islande – avec la Biélorussie comme observateur – promeut « le bon voisinage, les partenariats équilibrés, la responsabilité commune et la transparence ». Le partenariat pour l’environnement comporte un volet de sécurité nucléaire qui vise à traiter les risques associés aux grandes quantités de combustibles et de déchets nucléaires situés en mer de Barents, héritées de l’ère soviétique. Le 8 mars 2022, ce programme de coopération transfrontalière a suspendu toutes ses activités dans lesquelles la Russie et la Biélorussie étaient impliquées, en réaction à la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine.

Le conseil euro-Arctique de la mer de Barents (CEAB) a été créé en 1993 sur les décombres de la guerre froide pour « contribuer à la paix internationale et à la sécurité » (déclaration de Kirkenes), avec pour membres la Finlande, la Norvège, la Russie, la Suède, le Danemark, l’Islande et la Commission européenne. Au terme de trente années de coopération économique dans la région Arctique, il a suspendu en mars 2022 toutes ses activités de coopération avec la Russie et, le 18 février 2023, il a enregistré la démission de la Russie. Le ministre russe des Affaires étrangères a expliqué que : « Par la faute des États occidentaux membres du CEAB, les activités du Conseil ont été paralysées depuis mars 2022. Et comme la Présidence finlandaise du CEAB n’a pas, par ailleurs, confirmé le transfert de la présidence à la Russie, prévue pour octobre 2023, en violation de la règle de rotation de la présidence, la Russie s’est estimée contrainte de se retirer (de cette enceinte) ».

En novembre 2024, la Finlande a annoncé qu’elle quitterait le CEAB à la fin de l’année 2025 car cette enceinte a perdu de son utilité préférant resserrer sa coopération sur la « région nordique » (Fig. 2) avec en particulier le conseil nordique des ministres, forum intergouvernemental de coopération de cinq pays (Danemark, Finlande, Islande, Norvège et Suède) et le conseil nordique, forum de coopération des parlementaires des pays nordiques incluant le Groenland, les îles Féroé et Åland. Une décision est attendue dans les prochains mois pour fixer l’avenir du CEAB, seule enceinte de coopération relative à l’Arctique, dans laquelle l’Union européenne a un statut de membre.    

L’émergence du groupe des sept États arctiques occidentaux (A7)

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La réaction diplomatique de l’Union européenne et des « États arctiques occidentaux », selon une dénomination chère aux autorités russes, à l’invasion militaire russe de l’Ukraine, ne s’est pas fait attendre et les enceintes de coopération sur l’Arctique circumpolaire (CA), l’Arctique de l’Est [vi](DS) ou la région euro-arctique de la mer de Barents (CEAB) auront très vite gelé leurs activités avec la Russie. Dans sa communication de 2021, l’Union européenne avait pris soin de rappeler que « la politique arctique est fondée sur la participation de l’Union aux travaux du conseil de l’Arctique, du Conseil euro-arctique de la mer de Barents et de la dimension septentrionale ». Il n’est donc pas excessif de dire que la politique de coopération de l’Union dans l’Arctique est à la cape en raison de la suspension de la coopération de l’Union européenne, des pays nordiques non membres, et plus largement, des États arctiques occidentaux (A7) avec la Russie.

 « La décision des États arctiques occidentaux de geler temporairement les activités du conseil de l’Arctique n’a pas empêché la Russie de déployer son programme d’activités, excepté pour les réunions officielles, pendant ses deux années de présidence », a expliqué Nikolay Korchunov, haut fonctionnaire (Senior Arctic Official) et ambassadeur pour la coopération dans l’Arctique au ministère russe des Affaires étrangères. Au cours de sa présidence du 20 mai 2021 au 11 mai 2023, « la Russie a organisé sur son territoire 90 événements (forums, conférences, festivals, compétitions sportives, etc. dans 24 villes couvrant les neuf régions de la zone Arctique russe », selon Yury Trutnev, vice-Premier ministre. La présidence russe a ainsi fonctionné comme une « année de l’Arctique russe » et a été une période blanche au plan de la coopération régionale et internationale dans la région circumboréale.

Succédant à la Russie à la présidence, la Norvège avait annoncé qu’elle voulait relancer les activités de coopération du Conseil. La diplomatie norvégienne à l’égard de la Russie est multiforme : « Nous continuerons à coopérer dans les domaines où la Russie et la Norvège ont des intérêts communs[vii], (par exemple, la gestion des pêches en mer de Barents). Nous n’explorerons pas de nouveaux domaines de coopération avec un régime qui a lancé une agression brutale contre un État voisin. Nous avons par ailleurs, gelé presque toute la coopération gouvernementale avec le Kremlin »[viii], avait expliqué en novembre 2022 Anniken Huitfeldt, ministre norvégienne Affaires étrangères de 2021 à 2023.

Appliqué au conseil de l’Arctique, cet algorithme diplomatique conduirait à geler les réunions ministérielles tout en relançant, au niveau technique, les groupes de travail associant des experts des États membres ou des observateurs, en privilégiant le mode virtuel de visioconférence pour les réunions. Fort de ce savant paramétrage, la Norvège s’est appliquée à relancer la dynamique de coopération circumboréale de mai 2023 à mai 2025. Au terme de deux années de présidence, Espen Barth Eide, ministre norvégien des Affaires étrangères depuis 2023, confessait qu’il venait de passer « deux années difficiles », en raison des « tensions au sein du Conseil liées à la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine ainsi qu’aux menaces de mainmise des États-Unis sur le Groenland et le Canada, proférées par Donald Trump »[ix]. Au regard des thématiques de coopération très consensuelles (océan, changement climatique, développement économique durable, communautés de l’Arctique) qui avaient été retenues, le mérite de la présidence norvégienne a été qu’« à la différence d’autres organes de coopération sur l’Arctique, aucun membre n’a quitté le Conseil ni émis le souhait de geler les activités de coopération ».

D’où vient cet acharnement de la Norvège à préserver à tout prix l’intégrité du format des Arctic Eight, rendu inopérant par la crise diplomatique liée à la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine ? « Le conseil de l’Arctique est au cœur de la coopération dans l’Arctique et est irremplaçable ; il faut à tout prix maintenir ce forum vivant »[x], avait déclaré en octobre 2024 Maria Varteressian, secrétaire d’État au ministère norvégien des Affaires étrangères.

La suite au prochain numéro


Article paru dans les Schuman Papers N°805 de la Fondation Robert Schuman, le 6 octobre 2025

[i] Mikhail Gorbachev, Discours de Mourmansk, 1987.
[ii] Déclaration sur la création du Conseil de l’Arctique, Ottawa, 1996.
[iii] « États arctiques » signifie « Membre du conseil de l’Arctique », selon une définition, politique et non géographique, qui figure dans le règlement intérieur de 2013.
[iv] « Traiter l’Arctique comme une région distincte ne va pas intuitivement de soi (…). l’Arctique consiste principalement en une juxtaposition de segments septentrionaux de territoires nationaux dont les centres de gravité sont concentrés pour l’essentiel, beaucoup plus au Sud » Arctic Human Development Report, 2004.
[v] Arctic Council Rules of Procedure, 1998, révisé en 2013.
[vi] La DS comprend, aussi au plan géographique l’extrémité orientale de l’Arctique de l’Ouest avec l’Islande.
[vii] En octobre 2022, la Norvège et la Russie ont signé un accord sur les quotas de pêche en mer de Barents pour l’année 2023.
[viii] Russia conference 2022, Oslo, 15 novembre 2022.
[ix] Miranda Bryant, Norway hands over Arctic Council intact after “difficult” term as chair, Guardian, 12 mai 2025.
[x] Arctic Circle Assembly, octobre 2024.


(*) Laurent Mayet fut représentant spécial des Affaires étrangères pour les questions polaires (2016-2017) Ancien conseiller de Michel Rocard, ambassadeur pour les pôles de 2009 à 2016. Depuis 2006, il est président-fondateur du Cercle Polaire (think tank) et occupe les fonctions d’Ambassadeur pour les océans.
Il co-dirige avec Stéphane Hergueta la revue trimestrielle « Pôles Nord & Sud » et s’est rendu dans de nombreuses zones de l’Antarctique et de l’Arctique, notamment les deux pôles géographiques.
Laurent Mayet est inspecteur général de l’administration de’Éducation nationale et de la Recherche.