Le Japon : une puissance résiliente ?

(2ème partie)

Corentin Meyer
Etudiant en licence d’Information et communication

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Nous publions, ici, la suite de l’étude consacrée au Japon, à travers ses spécificités géopolitiques, géostratégiques et culturelles.

Japon, sous le prisme géopolitique : entre alliance et dépendance
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Le Japon moderne reste profondément marqué par l’empreinte de l’après-guerre. Son système politique, bâti sur le modèle britannique et façonné par les Américains sous l’occupation de 1945 à 1952, fonctionne selon une démocratie parlementaire dominée depuis plus de soixante ans par le Parti libéral-démocrate (PLD). Ce monopole de fait, rarement remis en cause dans les urnes, s’explique par une structure clientéliste, un découpage électoral favorable et une administration centrale très puissante. « Le PLD n’est pas un parti, c’est un écosystème », analyse Koichi Nakano, politologue à l’université Sophia de Tokyo. L’inertie politique est telle que, même face à l’urgence démographique ou à la crise du logement, les réponses restent fragmentaires. En 2023, l’échec de la réforme du code du travail pour limiter les heures supplémentaires en est un symbole criant : soutenue par l’opinion, elle a été sabordée par les lobbies patronaux, sous les yeux d’un Parlement passif. Cette paralysie contraste avec l’élan réformateur de l’ère Meiji (à partir de 1868), lorsque le Japon, contraint de s’ouvrir au monde sous la pression des puissances occidentales, engagea une modernisation rapide et volontaire de ses institutions, de son économie et de son armée pour éviter la domination coloniale.

Sur le plan diplomatique, le Japon évolue également, pris entre fidélité historique aux États-Unis et montée en puissance régionale de la Chine.

L’alliance entre Tokyo et Washington reste le socle de la stratégie de sécurité du Japon. Mais cette fidélité, héritée de la guerre froide, commence à fissurer. Le traité nippo-américain de 1960 autorise plus de 50 000 soldats américains à stationner sur le sol japonais, notamment à Okinawa, où les tensions locales sont vives. Sous la présidence Trump, le ton a changé : « Le Japon est un pays riche. Pourquoi devrions-nous le défendre gratuitement ? » Depuis, Tokyo a lancé un processus de réarmement inédit. Le budget militaire atteindra 43 000 milliards de yens (292 256 552 000,00 dollars) sur cinq ans à partir de 2023, et des discussions confidentielles évoquent même une forme de dissuasion nucléaire partagée avec Séoul.

Un voisinage géostratégique sous tension
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Parallèlement, le Japon doit gérer une relation complexe avec la Chine, à la fois partenaire économique vital et rival stratégique.

Avec la Chine, le Japon joue une partition dangereuse entre coopération économique et confrontation stratégique. En 2022, la Chine représentait 21 % des exportations japonaises et près de 25 % de ses importations. Mais les différends géopolitiques s’intensifient, notamment autour des îles Senkaku. En réponse, le Japon a multiplié les exercices conjoints avec les États-Unis, l’Inde et l’Australie dans le cadre du Quad. « Nous sommes sur une ligne de crête : nous devons contenir la Chine sans provoquer un choc économique », explique un conseiller de la Défense.

Dans ce contexte tendu, Tokyo explore discrètement de nouvelles alliances et cherche à renforcer son autonomie stratégique.

À mesure que les États-Unis évoquent un désengagement progressif de la péninsule coréenne, Tokyo redoute de se retrouver seul face à un environnement régional menaçant. La Corée du Nord multiplie les tirs de missiles, tandis que la Chine renforce sa présence navale autour de Taïwan. Si une autonomie nucléaire reste exclue par le gouvernement, le débat se déplace : faut-il coopérer davantage avec l’OTAN ? Faut-il assumer un leadership asiatique ? L’accord de sécurité signé avec les Philippines en 2024 ou les visites officielles au Bundestag à Berlin témoignent d’un tournant.

Entouré de tensions et de menaces qui s’intensifient, le Japon accélère sa transformation militaire. Face à une Chine de plus en plus agressive dans le détroit de Taïwan et une Corée du Nord qui multiplie les tirs de missiles balistiques — plus de 30 en 2022 selon le ministère japonais de la Défense —, Tokyo ne peut plus se contenter du rôle de simple « allié protégé ». En décembre 2022, le gouvernement Kishida a franchi un cap historique en annonçant le doublement du budget de la défense d’ici 2027, pour atteindre 2 % du PIB — soit environ 80 milliards de dollars par an, un niveau comparable à celui du Royaume-Uni. Ce réarmement programmé inclut l’achat de 500 missiles Tomahawk aux États-Unis, capables de frapper des cibles à plus de 1 600 km, ainsi que le développement de missiles hypersoniques. Le Japon modernise également ses forces terrestres et navales, avec 8 destroyers Aegis, plus de 300 avions de combat — dont des F-35 américains —, et la mise à jour de ses capacités cyberdéfensives. Les effectifs restent modestes : environ 240 000 membres des forces d’autodéfense (SDF), dont une majorité dans les forces terrestres. Mais l’armée japonaise évolue et se prépare désormais à des « capacités de contre-attaque »,  indiquant un changement stratégique profond. Comme l’a résumé le ministre de la Défense Minoru Kihara : « Nous ne cherchons pas la confrontation, mais nous ne serons plus naïfs face à la réalité géopolitique. » Dans ce contexte, les récents accords de coopération militaire signés avec les Philippines, l’Australie ou l’OTAN témoignent d’un Japon plus proactif, bien décidé à ne pas subir seul les secousses de l’Asie-Pacifique.

Malgré cela, le Japon soigne aussi son image à l’international par une diplomatie mesurée, misant sur le rayonnement culturel et humanitaire.

Face à la guerre en Ukraine, le Japon a surpris par une diplomatie plus active. Tokyo a alloué plus de 600 millions d’euros d’aide à la Pologne, et des universités ont accueilli des étudiants déplacés. Ce repositionnement se veut symbolique : « Le Japon doit montrer qu’il appartient aux démocraties qui agissent », déclarait en 2022 le Premier ministre Fumio Kishida. Il s’agit de peser sur la scène internationale sans se compromettre dans des engagements militaires ou migratoires impopulaires.

Dans cette stratégie d’influence, le soft power joue un rôle central — un domaine où le Japon excelle depuis des décennies.

Le soft-power culturel japonais : « une arme géopolitique douce »

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Depuis les années 1980, le Japon a su construire une forme de soft power unique, fondée sur la puissance de sa culture populaire. En effet, ce rayonnement mondial s’appuie sur le phénomène des mangas, de l’animation, du jeu vidéo, des films ou encore de la gastronomie.  Car le Japon a en quelques sortes révolutionné la culture populaire à l’échelle mondiale.

Une culture populaire aux racines profondes
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Le manga par exemple, où bande dessinée japonaise, né officiellement en 1902 grâce à Kitazawa Rakuten qui publie le premier manga moderne avec quatre cases par page et des textes dactylographiés. Par la suite, les éditeurs japonais s’inspirent des publications périodiques anglo-saxonnes et sortent, dans les années 1920, des magazines mensuels faisant la part belle aux mangas, destinés d’abord aux garçons (Shônen Club), aux filles (Shôjo Club) puis aux jeunes adultes (Yônen Club). Mais la Seconde Guerre mondiale interrompt l’envol du phénomène manga…

En 1947, alors que la production de manga repart de plus belle, Tezuka Osamu, un passionné de dessins et fan de cinéma hollywoodien (les dessins animés de Walt Disney notamment), réinvente le genre avec la publication de Shin Takarajima (La nouvelle île au trésor). Une esthétique nouvelle, un graphisme arrondi, du mouvement et de l’action : le succès est immédiatement au rendez-vous. Selon Jean-Marie Bouissou dans Pourquoi aimons-nous le manga ? Une approche économique du nouveau soft power japonais, l’intérêt international pour le manga tient à sa capacité unique à combiner une production abondante et accessible, des récits émotionnellement puissants où chacun peut se projeter, et une esthétique narrative moderne qui véhicule l’image d’un Japon créatif et universellement attractif, transportant ainsi son lecteur au sein d’une culture nouvelle et inconnue à ses yeux.

 On peut noter qu’à partir de la traduction d’Akira (1990–91), le manga a conquis 38 % du marché de la bande dessinée en France en seulement quinze ans ; fin 2005, 628 titres de 231 auteurs étaient traduits, avec plusieurs dizaines de nouveaux volumes chaque mois. Ce succès paraît étonnant car le manga puise ses racines dans un contexte culturel et historique exclusivement japonais : héritage d’un traumatisme atomique et d’un processus de modernisation rapide orienté vers la culture populaire. Depuis, bien plus que de faire vivre une certaine culture populaire, des séries de mangas ,comme One Piece qui existe depuis 1997 et qui comporte aujourd’hui 111 volumes, s’inscrivent comme des références culturelles, notamment chez les jeunes.

De plus, le cinéma japonais occupe une place centrale dans l’histoire du 7ᵉ art mondial, notamment grâce à l’influence profonde qu’ont exercée des réalisateurs comme Akira Kurosawa, Yasujirō Ozu et Kenji Mizoguchi. Kurosawa, à travers des œuvres telles que Rashōmon (1950), Les Sept Samouraïs (1954) ou Ran (1985), a bouleversé les codes narratifs et visuels du cinéma mondial. Son usage du montage, de la narration non linéaire et des plans-séquences a inspiré des cinéastes de renom comme George Lucas, Martin Scorsese ou Sergio Leone. De son côté, Yasujirō Ozu a construit une œuvre à contre-courant, centrée sur l’intime, la famille et la lenteur du quotidien, comme dans Voyage à Tokyo (1953). Son style épuré, ses cadrages fixes à hauteur de tatami, et son refus du spectaculaire ont influencé les esthétiques minimalistes de cinéastes comme Wim Wenders ou Abbas Kiarostami. Kenji Mizoguchi, quant à lui, a marqué le cinéma avec ses longs plans fluides et ses portraits de femmes tragiques dans des fresques historiques comme Les Contes de la lune vague après la pluie (1953), soulignant un raffinement visuel et une sensibilité sociale uniques.

Dans le domaine du cinéma d’animation, l’influence du Japon est encore plus marquante, notamment grâce à l’œuvre de Hayao Miyazaki, cofondateur du Studio Ghibli. Avec des films comme Mon voisin Totoro (1988), Princesse Mononoké (1997) ou Le Voyage de Chihiro (2001), ce dernier ayant remporté l’Oscar du meilleur film d’animation, Miyazaki a imposé une nouvelle vision de l’animation : sensible, écologique, poétique et profondément humaniste. Son style mêle traditions japonaises et narration universelle, tout en créant des mondes oniriques d’une densité rare. Il a ouvert la voie à une reconnaissance mondiale de l’animation japonaise, au point que de nombreux réalisateurs occidentaux, comme Guillermo del Toro ou Pete Docter chez Pixar, revendiquent son influence. Ainsi, qu’il s’agisse de films d’auteur ou d’animation, le cinéma japonais a non seulement enrichi le langage cinématographique, mais a aussi nourri, sur plusieurs générations, l’imaginaire mondial, et renforçant le soft-power japonais, souvent à contre-courant des idéaux gouvernementaux, et qui confirme et prolonge l’identité culturelle du Japon ainsi que leur maitrise et expertise des différents arts.

Le jeu vidéo : innovation et influence mondiale
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Ce savoir-faire transparaît également dans une autre forme d’expression artistique, plus récente mais tout aussi structurante : le jeu vidéo. Le Japon, pays d’artisans et de créateurs, s’est imposé comme un pionnier incontesté dans ce 10ᵉ art émergent, en conjuguant innovation technologique, narration immersive et esthétique singulière. Plus qu’une industrie, le jeu vidéo japonais est devenu une composante majeure de son rayonnement culturel mondial, au même titre que le manga ou le cinéma.

Le fer de lance de cette révolution vidéoludique est sans conteste Nintendo. En lançant la Famicom en 1983 (connue en Occident sous le nom de NES), Nintendo ne se contente pas de remettre sur pied une industrie mondiale en crise : il pose les bases d’un nouveau langage interactif. En contrôlant rigoureusement le développement de ses jeux, en imposant des standards de qualité, et en intégrant des équipes de créateurs visionnaires, Nintendo invente un modèle industriel et culturel durable. Ses consoles successives — Game Boy, Super Nintendo, Nintendo 64, Wii, Switch — marquent chaque décennie de leur empreinte, mêlant accessibilité, design innovant, et expériences ludiques profondément liées à l’imaginaire japonais.

Dans cette galaxie, Super Mario devient rapidement une figure centrale. Créé par Shigeru Miyamoto en 1985, le plombier moustachu incarne non seulement un héros accessible et universel, mais aussi un symbole de la culture populaire japonaise triomphante. Super Mario Bros. est une révolution du jeu de plateforme, avec ses niveaux à défilement horizontal, ses mécaniques précises et sa difficulté progressive. Chaque itération majeure — Super Mario 64 (1996), Super Mario Galaxy (2007), Super Mario Odyssey (2017) — repousse les limites du médium tout en conservant une esthétique joyeuse et maîtrisée. Le personnage de Mario devient ainsi, à l’image de Mickey Mouse pour les États-Unis, une icône mondiale, incarnation de l’inventivité ludique japonaise.

Autre pilier de cet édifice culturel, The Legend of Zelda s’impose en 1986 comme un manifeste artistique à part entière. Toujours grâce aux différentes casquettes de Miyamoto, ce jeu propose une aventure épique où exploration, énigmes et émerveillement forment une expérience inédite. Zelda: Ocarina of Time (1998) est salué comme l’un des plus grands jeux jamais créés, avec sa narration implicite, ses univers riches et sa musique iconique. Plus récemment, Breath of the Wild (2017) bouleverse les codes du monde ouvert avec une liberté d’action rare et une esthétique contemplative inspirée des paysages japonais. Chaque opus de la série confirme la capacité du Japon à créer non pas de simples jeux, mais des mythologies vidéoludiques durables, capables de rivaliser avec les grandes épopées littéraires ou cinématographiques.

Enfin, la réussite de Pokémon, née en 1996, témoigne d’une autre forme de génie japonais : celle de la transversalité culturelle. Ce jeu de rôle, centré sur la capture et l’évolution de créatures fantastiques, devient rapidement un phénomène mondial, notamment auprès du jeune public. Mais ce succès dépasse le cadre du jeu vidéo : l’anime Pokémon diffusé dès 1997, porté par les aventures de Sacha et Pikachu, touche des millions de téléspectateurs dans le monde entier. En parallèle, les cartes à collectionner Pokémon déclenchent une fièvre mondiale sans précédent, faisant de la franchise un géant du divertissement transmedia. À travers Pokémon c’est un véritable univers transmédia qui se crée, le Japon démontrant ainsi sa capacité à créer un écosystème culturel complet, mêlant jeu, narration, objets tangibles et symboles émotionnels.

Ainsi, qu’il s’agisse de consoles innovantes, de personnages emblématiques ou d’univers narratifs cohérents, le jeu vidéo japonais a su s’imposer comme un art à part entière, prolongeant une longue tradition nationale de maîtrise des formes et des récits. En cultivant à la fois la précision artisanale, l’exigence esthétique et la puissance de l’imaginaire, le Japon a fait du jeu vidéo un outil central de son soft power, au même titre que le cinéma, le manga ou l’animation. Une preuve, une fois encore, de sa capacité unique à façonner le monde sans jamais renier son identité.

Comme le résume Koichi Iwabuchi, « Le Japon a transformé sa culture populaire en une arme géopolitique douce. »

Une modernité technologique comme vitrine internationale
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C’est notamment cette puissance tranquille que le pays entend projeter lors de l’Exposition universelle d’Osaka en 2025.

L’Exposition universelle d’Osaka, prévue en 2025, s’inscrit dans cette logique de projection d’un Japon innovant, humaniste et résolument tourné vers le futur. Le pavillon central, pensé comme un anneau flottant géant, symbolisera cette ambition. Le Japon y présentera ses avancées en matière d’intelligence artificielle, de robotique domestique, de médecine régénérative. En misant sur la séduction technologique et esthétique plutôt que sur la force, Tokyo espère incarner un futur désirable et pacifié.

Ainsi, malgré ses contradictions et ses fragilités, le Japon continue de tracer une voie singulière.

La résilience du Japon tient à sa capacité unique à conjuguer un héritage économique et culturel solide avec une adaptation constante aux défis contemporains. Si son modèle d’industrialisation dirigée par l’État et son soft power culturel restent des atouts majeurs, le pays doit désormais faire face à une croissance ralentie, à un vieillissement démographique marqué, et à un système social en mutation. Politique conservatrice, dette publique élevée et pression géopolitique complexifient ce tableau. Pourtant, c’est dans cette tension permanente entre stabilité et transformation que le Japon puise sa force, illustrant une résilience moins fondée sur la force brute que sur la capacité à se réinventer sans renier son identité.

Pour relire la première partie, cliquer ICI

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(*) Corentin Meyer est un étudiant en licence d’Information et communication – Audiovisuel et médias, à l’Université Jean-Moulin Lyon 3. Passionné par le cinéma et la littérature, il débute son parcours académique en entrant dans la CPGE Lettres du lycée Édouard Herriot à Lyon, établissement proposant la spécialité cinéma. Après avoir suivi pendant deux ans des enseignements appuyés lui permettant de mieux analyser les enjeux du monde actuel, il décide de continuer son parcours à l’université pour se former à des pratiques à la fois audiovisuelle, communicationnelle et journalistique. Il est maintenant stagiaire journaliste chez ESPRITSURCOUF.