JEAN ZIEGLER
ET
L’HONNEUR DES NATIONS UNIES …

On ne présente pas Jean Ziegler, l’enfant terrible de la Confédération helvétique et du Parti socialiste suisse, le sociologue d’intervention – l’un des meilleurs experts de l’Afrique, de l’Amérique Latine, sinon de l’Asie : une Tricontinentale à lui seul 
– qui dès 1976, déconstruisait les mécanismes morbides de la mondialisation à venir avec Une Suisse au-dessus de tout soupçon…S’en suivit une œuvre de plus de cinquante titres, traçant le même sillon des laboureurs de la mer pour un monde plus juste, plus équitable et plus durable !

S’en suivit une œuvre de plus de cinquante titres, traçant le même sillon des laboureurs de la mer pour un monde plus juste, plus équitable et plus durable !

A travers toutes ces vies parallèles, Jean Ziegler a aussi fait une carrière de haut fonctionnaire international : il a été rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation entre 2000 et 2008, puis vice-président du Comité consultatif du Conseil des droit de l’homme en 2009, un mandat renouvelé pour trois ans en 2016 ! Dans son dernier livre[1], il revendique un temps d’arrêt, le droit de procéder à l’inventaire du quart de siècle écoulé : « au cœur de ce nouveau travail mémoriel se rencontrent les espérances démesurées que j’ai nourries à l’égard des combats menés au sein des Nations unies, l’analyse de leurs échecs, de leurs victoires éphémères et mon souci d’évaluer la modeste part que j’y ai prise ».

Et justement, le cœur de ce retour d’expérience – et certainement l’apport le plus intéressant, le plus essentiel de ce dernier livre de Jean Ziegler – concerne le jugement critique qu’il porte sur l’Organisation des Nations unies. Contre toute attente, le sociologue des mondes du Sud ne jette pas le bébé avec l’eau du bain. Il ne sacrifie pas aux critiques récurrentes autant qu’ignorantes contre « le Machin » ! Du reste, il faut – ici – tordre le cou à un contre-sens toujours colporté par les commentateurs pressés qui, le plus souvent ne connaissent rien des Nations unies et de leur histoire. Le général de Gaulle n’a jamais qualifié l’ONU de « Machin ». La vérité vraie est la suivante : lors d’une conférence de presse un journaliste anglo-saxon lui demande ce qu’il pense de « l’UNO ». Qu’est-ce que c’est que ce « Machin » rétorque alors le Général, le journaliste rectifiant aussitôt de lui-même : « non, pardonnez-moi mon général, je voulais dire l’ONU… » Ah bon, l’ONU… et le général de reprendre le fil de son explication. Comment, du reste, aurait-il pu considérer l’Organisation mondiale comme telle alors qu’il s’était tant battu pour que la France y occupe un siège permanent au sein de son organe exécutif, le Conseil de sécurité ? Donc, répétons-le encore et encore à l’adresse des cuistres et des ignorants : oui, le général de Gaulle n’a jamais, jamais, jamais considéré les Nations unies comme un… « Machin » !

Jean Ziegler : « je veux dire mon adhésion totale et sans réserve aux principes fondateurs des Nations unies et à la pratique de solidarité que ses principes entendent concrétiser. Qu’est-ce qui m’incite à adhérer à ces textes ? Je déteste le romantisme en politique. Non, ce qui fonde mon adhésion est de l’ordre de l’eschatologie, telle qu’elle est formulée par les vieux marxistes allemands de l’Ecole de Francfort, Theodor Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse et Walter Benjamin ». Et l’auteur de ces lignes a encore dans l’oreille, l’âme et la pensée, ces paroles que lui a répétées mille fois le regretté Stéphane Hessel : « comment imaginer un monde sans Nations unies dont les agences techniques s’occupent des vaccinations, des réfugiés et des plus défavorisés sur tous les continents. Malgré tous les blocages politiques du Conseil de sécurité, les opérations de maintien de la paix ont, malgré tout de belles réussites à leur actif, dont on parle évidemment moins que leurs échecs. Mais un monde… sans Nations unies serait catastrophique et encore bien plus violent, injuste et mortifère que celui que nous connaissons ».

Alors correspondant permanent auprès de l’ONU à New York et Genève pour la Télévision suisse romande (TSR) et le quotidien La Croix, l’auteur de ces lignes se souvient régulièrement aussi de chaque Assemblée générale annuelle à New York, lorsqu’après les interventions des poids lourds du Conseil de sécurité, chacun des quelques 190 autres Etats membres pouvait, à tour de rôle, partager dans cette enceinte universelle, leur lecture du monde, leurs craintes et leurs espérances. Il est clair que dans cette institution peut se côtoyer le pire et le meilleur comme dans toute grande structure multilatérale. Mais le meilleur y supplante tellement le médiocre.

Que l’on songe seulement au regretté Sergio de Melo – grand diplomate et homme de terrain -, sa collaboratrice Nadia Younes – ancienne porte-parole de l’Organisation – et leurs collègues assassinés à Bagdad le 19 août 2003 par les phalanges noires de Zarqaoui, l’inventeur de ce qui allait devenir l’organisation « Etat islamique ». Que l’on songe encore, notamment à Louis Joinet – rapporteur sur les disparitions et détentions arbitraires -, à Alvaro de Soto, représentant spécial pour le Sahara occidental, à Dante Caputo du PNUD, à Staffan de Mistura, actuel représentant spécial de l’ONU pour la Syrie – l’un des métiers les plus difficiles du monde -, que l’on songe aussi à Thérèse Gastaut, elle-aussi ancienne porte-parole de l’Organisation et à bien d’autres que j’ai eu l’occasion de croiser et d’apprécier dans leurs missions respectives, toutes et tous faisant quotidiennement la grandeur et l’honneur de cette indispensable maison des Nations unies.

Jean Ziegler leur rend un vibrant hommage, mérité et porteur d’enseignement pour l’avenir : « j’ai eu avec Urquhart[2] des discussions passionnantes. Il m’a convaincu – pour la vie – de la nécessité impérieuse d’une structure internationale du type des Nations unies, de ses bienfaits potentiels ». Et l’infatigable militant contre la faim et l’injustice de nous raconter aussi ses incessants combats avec les représentants des Etats-Unis et d’Israël dont il faut toujours rappeler qu’il n’a respecté aucune – oui aucune ! – des quelques 400 résolutions adoptées par le Conseil de sécurité, l’Assemblée générale et la Commission des droits de l’homme de l’ONU sur la question palestinienne !

Auteur de plusieurs rapports explosifs sur la situation catastrophique des populations des territoires palestiniens occupés, Jean Ziegler note encore : « le rapport révélait pour la première fois à l’opinion internationale que la sous-alimentation et la faim étaient délibérément organisées par la puissance occupante dans les Territoires palestiniens. Le gouvernement de Tel-Aviv était horrifié. Sa fureur semblait inextinguible… »

Page 146, Jean Ziegler salue le courage et le professionnalisme de l’un de nos amis et collaborateurs : « Jacques-Marie Bourget, à l’époque grand reporter de Paris-Match, avait été lui aussi, en 2000 à Ramallah, victime d’un tir israélien « accidentel ». Il provenait, selon des témoins, d’un tireur installé au City Inn, le building de l’état-major israélien. Bourget fut très grièvement atteint au poumon. Au moment du tir, il discutait, assis au pied d’un mur à l’angle de la place publique face au building, en compagnie de jeunes adultes palestiniens. Des soldats israéliens étaient occupés à riposter à des jets de pierre d’adolescents. Bourget fut transporté en ambulance à l’hôpital de Ramallah, qui n’était pas suffisamment équipé pour le prendre en charge. Mais l’armée israélienne s’opposa à son transfert dans un hôpital de Jérusalem. Il fallut l’intervention du président de la République de Jacques Chirac auprès du gouvernement d’Ehoud Barak pour que l’ambulance palestinienne pût conduire le blessé à l’aéroport Ben-Gourion de Tel-Aviv, où, toujours dans le coma, il fut enfin branché sur des appareils de réanimation de l’avion médical préparé pour son transfert en France. Je n’arrêtais pas d’y penser… »

Seule faiblesse – très partielle – à la fin du livre lorsque cédant aux amicales pressions de son éditeur, le grand Jean se laisse aller à reproduire quelques boniments dominants de la bobologie dominante sur la Syrie à laquelle pourtant il ne connait pas grand-chose. Son ami Majed Nehmé – le directeur du mensuel Afrique-Asie – n’a malheureusement pas été consulté, ce qui aurait évité à l’un des plus grands sociologues contemporains ces contre-sens et concessions à l’idéologie dominante du moment. Dommage !

Malgré ces quelques trous d’air, toujours est-il que ces Chemins d’espérance constituent, sans doute, l’œuvre la plus achevée du Genevois citoyen du monde, qui par et grâce aux Nations unies, nous délivre un indispensable message d’espérance. Ce livre exceptionnel se termine ainsi par les mots du Mahatma Gandhi : « d’abord ils vous ignorent, puis ils se moquent de vous, puis ils vous combattent, puis vous gagnez ». Merci Jean, grand merci pour tout ! Bonne lecture et à la semaine prochaine.

Richard Labévière
19 février 2017

[1] Jean Ziegler : Chemins d’espérance – Ces combats gagnés, parfois perdus mais que nous remporterons ensemble. Editions du Seuil, octobre 2016.

[2] Brian Edward Urquhart, né le 28 février 1919, a été secrétaire général adjoint des Nations Unies. Il a participé à la Seconde guerre mondiale comme agent secret. Dans le film Un pont trop loin de Richard Attenborough, le personnage de Brian Urquhart est évoqué sous le nom de « Major Fuller ». En 1945, il participe aux débuts de l’ONU et conseille les premiers secrétaires généraux. Avec Stéphane Hessel, il est celui qui organise la première force de maintien de la paix, en 1956, au moment de la crise de Suez. Comme secrétaire général adjoint, il dirige les « casques bleus » au Proche-Orient et à Chypre, et participe aux négociations concernant la Namibie et le Cachemire. Il est membre du comité de parrainage du Tribunal Russell sur la Palestine dont le début des travaux a été présenté le 4 mars 2009. Il a écrit une autobiographie : A Life in Peace and War.