Le passé
se reconjugue au présent
Vincent Gourvil (*)
Docteur en Sciences Politiques
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« Le nouveau monde fait du neuf avec du vieux », telle est la thèse de l’auteur qui, en maniant le paradoxe, nous montre que le monde d’aujourd’hui est celui des retours vers le passé, vers le monde d’hier. Il assiste avec dépit au renouveau des principaux paradigmes d’antan et des blocs de la Guerre froide.
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;« L’Histoire est un perpétuel recommencement » disait l’historien grec Thucydide (400 av J-C). La guerre en Ukraine nous porte à le croire. Au-delà des commentaires superficiels, quelques vérités d’évidence s’imposent. Le monde change. Il n’est plus celui des bisounours mais plutôt celui des ours. Il n’est plus celui de la confiance mais plutôt celui de la défiance. Il n’est plus celui du droit mais plutôt celui de la force. Il n’est plus celui de la diplomatie mais plutôt celui de l’irrévérence. Il n’est plus celui du multilatéralisme mais plutôt celui de l’unilatéralisme. Il n’est plus celui de la « mondialisation heureuse » mais plutôt celui de la « démondialisation malheureuse ». Nous vivons une sorte de surprise stratégique, qui voit le retour d’un passé, présenté hier comme révolu, et marqué par le recours aux concepts du siècle dernier.
La redécouverte du tragique de l’Histoire.
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Depuis la chute du mur de Berlin et l’éclatement de l’URSS,le monde occidental évoluait dans le confort des fameux « dividendes de la paix ». Loin de ce mythe, le XXIe siècle est frappé au sceau d’un choc brutal. Qu’apprend-on de la bouche d’Emmanuel Macron peu après le lancement des hostilités par la Russie, dans son adresse du 2 mars 2022 aux Français ? « À ce retour brutal du tragique dans l’Histoire, nous nous devons de répondre par des décisions historiques ».
Ce retournement s’accompagne du retour de concepts que l’on croyait dépassés : géopolitique, géographie, Histoire, État, nation, souveraineté, indépendance, patriotisme, frontière, États-Unis en Europe via l’OTAN, déclarée, il y a peu, « en état de mort cérébrale ».
Un système international instable et dangereux, rappelant la fin du XIXe siècle, émerge en 2022. Parias et autocrates (Chinois, Iraniens, Russes, Turcs… cf. le sommet tripartite de Téhéran du 19 juillet 2022) mènent le branle. Ils laissent les démocraties rêver à leurs fantasmes, à leurs valeurs, à leur indignation à géométrie variable, à leur « arrogance désinvolte » (Hubert Védrine). Le monde est en équilibre instable, évoluant au rythme des crises, des sanctions et contre-sanctions, des guerres (froides et chaudes, globales et hybrides, militaires et économiques). Le XXIe siècle diplomatique ne reste-t-il pas à réinventer ? Or, nous sommes loin du compte au rythme où progressent les crises Le temps ne semble pas encore venu du passage de la compétition stérile à la coopération fructueuse. Le volontarisme affiché ne dit rien du changement complet de gouvernance qu’il faudrait assumer.
Faute d’un minimum de confiance entre les acteurs clés sur la scène internationale, le système multilatéral mis en place en 1945 est grippé, incapable de jouer son rôle d’amortisseur de la conflictualité. Depuis l’intervention occidentale en Libye, le Conseil de sécurité est paralysé en raison d’un clivage insurmontable entre le P3 (États-Unis, France, Royaume-Uni) et le P2 (Chine, Russie). L’ONU ressemble à s’y méprendre à la SDN. En Europe, l’OSCE ne joue plus son rôle de médiateur, de fournisseur de sécurité. À maints égards, l’Alliance atlantique est un accélérateur de tensions. La mode est à l’exclusion, à l’anathème. Toutes ces démarches sont antinomiques avec celle de multilatéralisme, qui consiste surtout à parler, à dialoguer avec ses ennemis. Comme souvent en pareil cas, existe en Occident la tentation de désigner un bouc-émissaire : la Chine, la Russie ou bien les deux, sans s’interroger sur ses propres responsabilités. Voilà où conduit cette vision irénique et manichéenne des relations internationales. Nous vivons aujourd’hui un moment important dans l’histoire des relations internationales, celui de la fin d’une illusion marquée par le retour des clivages de la Guerre froide
Le retour des blocs : l’Occident contesté.
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Toutes les grilles d’analyse sont bousculées. Les États-Unis avalent des couleuvres en Afghanistan, en Arabie saoudite. Ils n’apparaissent plus comme « la nation indispensable, celle qui voit plus loin que les autres pays » (Madeleine Albright). L’Europe ne peut plus prétendre maintenir une position de « puissance d’équilibre », un statut que se sont réappropriés d’autres (Turquie, Chine). Alors que la vulgate occidentale nous présente le monde d’une manière manichéenne, l’opposition entre le Mal (la Russie, la Chine) et le Bien (le reste du monde), la réalité est plus contrastée. Les votes à l’ONU en témoignent. Celui du 7 avril 2022 sur la suspension des droits de vote de la Russie confirme que le consensus initial était fragile. Si 93 ont voté pour, 24 ont voté contre (y compris la Chine) et 58 se sont abstenus. L’Occident ne donne plus le « la » dans le concert des nations. Ce conflit planétaire préfigure l’émergence d’un monde nouveau, un monde où les Etats-Unis perdront leur place d’unique superpuissance mondiale, où l’influence de l’Occident ne cessera de décroître.
L’Orient dominateur.
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Chine et Russie ne se laissent plus impressionner par la vision américano-centrée du monde. Elles n’ont que faire des leçons de morale sur la démocratie et les valeurs prônées à l’Ouest. Pékin et Moscou s’appuient sur une rhétorique antioccidentale de plus en plus agressive, que l’Union européenne peine à contrer, tout en faisant cause commune contre les politiques de sanctions décidées à Washington ou à Bruxelles. À l’Est, on rappelle aux donneurs de leçons leurs violations du droit international (en ex-Yougoslavie, en Irak, en Afghanistan, en Libye…). Aussi condamnables qu’elles soient, l’attaque de la Géorgie, la prise de la Crimée, les troubles dans le Donbass, la guerre en Ukraine ne sont que la réponse du berger à la bergère. Cette démarche agressive était dans l’ordre des choses. Expliquer ce qui a conduit à la situation actuelle ne signifie ni justifier, ni absoudre l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Le non-alignement retrouvé.
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L’alliance sino-russe, présentée comme la clé de voûté d’un nouvel ordre mondial défiant la vision occidentale, est renforcée par la guerre en Ukraine. Même si la Russie est isolée, de nombreux États n’entendent pas prendre parti pour l’Ukraine et ses alliés occidentaux. Ne faut-il pas voir dans cette position faite d’ambiguïté une « renaissance du non-alignement comme principe diplomatique » ? L’invasion de l’Ukraine renoue avec la tentation du « non-alignement ». Cette « neutralité » ou « équidistance » interpelle les Occidentaux. Elle risque de s’aggraver et d’accentuer la fragmentation du monde en « blocs géopolitiques » entre Nord et Sud, entraînant un « rétrécissement du camp occidental ». Le dernier G20 de Bali n’a pas entraîné l’unanimité du G7 d’Elmau. Le retour des clivages de la Guerre froide est réel.
« Gouverner, c’est prévoir ; et ne rien prévoir, c’est courir à sa perte » (1852, Émile de Girardin). Les meilleurs esprits peuvent s’égarer. Si prendre de la hauteur par rapport au flot des crises et des conflits est indispensable, vient toujours le temps de la confrontation avec la réalité du terrain. Les faits valent mieux que l’idéologie. Comment faire la part entre posture morale et principe de réalité ? Plus que nulle part ailleurs dans l’État, sauf peut-être dans l’armée, on rencontrait au Quai d’Orsay la soif de comprendre et d’expliquer un monde qui défie toujours les simplifications. Lorsqu’ils savent se mettre à la juste distance entre l’abstraction des grandes idées et la réalité dans ce qu’elle a de plus incontournable, les diplomates sont en mesure d’apporter un éclairage indispensable sur la complexité du monde, son basculement. Si le conflit russo-ukrainien a un mérite, c’est bien de ses « retours » d’expérience, de son exigence de réflexions iconoclastes ! Mais aussi de nous rappeler que le passé se reconjugue au présent.
Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur.
(*) Vincent Gourvil est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, par ailleurs Docteur en sciences politiques. |
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