Soudan : réflexions en remontant le temps

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Dominique Baudry (*)
Expert international

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Un conflit armé entre soudanais a poussé les pays occidentaux à monter une opération militaire à la fin du mois dernier. Ce qui a ravivé les souvenirs de l’auteur, que l’on devine amoureux du Soudan.  Il nous les raconte ici, non pas sous la forme d’une analyse géopolitique, mais plutôt comme un vagabondage mémoriel. 

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Les médias en ont peu parlé. La France, les Etats-Unis, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, d’autres pays européens, viennent de mener au Soudan une opération militaire de grande ampleur. Confrontée à une guerre civile qui reprenait de plus belle, il leur a fallu évacuer d’urgence leurs diplomates et leurs ressortissants. Dans cette opération baptisée « Sagittaire », du 22 au 26 avril, la France a engagé en 9 rotations 4 avions (1 Hercules C 130 et 3 A 400M) ainsi qu’un contingent de son 5° RIAOM (Régiment Inter-Armes d’Outre-mer), prépositionné à Djibouti. Elle a également déployé une de ses nouvelles frégates, la FREMM Lorraine, qui a embarqué à Port Soudan 400 personnes d’un convoi de l’ONU.

Lors de l’opération Sagittaire, les armées françaises ont évacué 900  personnes, dont plus de 300 étrangers. Photo JPF d’illustration.

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La résurgence de graves turbulences au Soudan rappelle les souvenirs guerriers d’un conflit hors norme, et interroge sur la géostratégie du missile de croisière et la semence de risques insidieux en cascades.

Les scories des missiles de croisière
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En 1998, sous le mandat du Président Clinton, quatre missiles de croisière BGM-109 Tomahawk furent lancés contre le Soudan depuis des navires de guerre américains positionnés dans la mer Rouge. L’un d’eux détruisit l’usine pharmaceutique d’Al-Shifa, à Bahri. À l’époque, les États-Unis accusaient le pays du président Omar Al Béchir d’aider le leader terroriste Oussama ben Laden à se procurer des armes chimiques fabriquées dans cette usine. Les preuves ne furent jamais formellement apportées.

Quelques mois plus tard, alors que j’étais en mission à Khartoum, les ministres soudanais ne manquèrent pas de m’inviter à déjeuner à l’hôtel construit par les chinois, dont la terrasse domine le confluent du Nil Blanc et du Nil Bleu, descendant du lac Tana et des hauts plateaux tempérés d’Éthiopie. On apercevait, au loin, les restes de cette usine bombardée qui, selon leurs dires, produisait un inoffensif lait en poudre pour bébés, dont le manque ultérieur provoqua de nombreux décès de nourrissons. L’’usine était la source première des médicaments au Soudan. Werner Daum, ambassadeur allemand de 1996 à 2000, estima que leur manque « provoqua probablement des dizaines de milliers de morts » dans la population soudanaise.

Qui se souvient encore de cette volée de missiles ? Ce fut pourtant un moment clef, qui a bousculé l’histoire du droit des conflits. En effet, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le consensus du droit international postulait que les Etats ne devaient pas, hormis les cas de légitime défense, lancer une action militaire à moins d’en avoir reçu le mandat. La tragédie de l’attaque terroriste du 11 septembre 2001 à New-York a fait basculer le monde dans le contexte de la guerre globale. Les missiles au Soudan ont été la première manifestation de la nouvelle doctrine américaine « Liberté immuable » et le premier feu de la guerre préemptive, proclamée subjectivement comme « juste » (1998-2003).

Conséquences à long terme

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Il n’en reste pas moins que les conséquences des « coups de semonce » comme celui de 1998 à Khartoum sont parfois ressenties de longues années plus tard. Ainsi sous la pression de la communauté internationale, et notamment des États-Unis, le Soudan subit en 2011 une partition géographique, ethnique et religieuse qui conféra au Sud la captation de ressources pétrolières imposantes. Mais des zones immenses, particulièrement au Nord dans le Darfour, sont laissées sans ressources, et le taux de mortalité infantile y est devenu l’un des plus élevé du monde. Les fortes tensions entre le Soudan du Sud et le Soudan du Nord n’ont jamais cessé.

Omar al Béchir, emprisonné sur place depuis 2019, est sous le coup d’un mandat d’arrêt de la Cour Pénale Internationale. La guerre intérieure au Nord-Soudan qui vient de resurgir entre deux factions militaires héritières du pouvoir, avec la complicité de quelques forces de sécurité paramilitaires, a-t-elle une racine profonde qui plonge jusqu’à l’opération militaire américaine vieille d’un quart de siècle ? Possible !

Les géopoliticiens ne manqueront pas de souligner que ces pays meurtris par les conflits,  Libye, Yémen et Soudan, aussi divers soient-ils et bien qu’à des milliers de kilomètres les uns des autres, ont en commun d’avoir un sous-sol immensément riche en hydrocarbures. .

Fachoda
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Pour nous français, évoquer le Soudan, c’est inévitablement penser au souvenir douloureux de la mission Congo-Nil du capitaine Marchand. Le 19 septembre 1898, cet officier et ses tirailleurs sénégalais font face aux forces britanniques de Lord Kitchener, qui vient de remporter la victoire d’Omdurman et ne compte pas se voir contester le contrôle du Nil, de ses sources jusqu’à son delta. Les Britanniques établissent alors un blocus autour de la place de Fachoda  où s’est retranché le capitaine Jean-Baptiste Marchand et sa colonne de marche. En janvier 1889 les deux pays trouvent un accord diplomatique et les troupes françaises doivent, non sans ressentiment et meurtrissure, se replier. 

Signe des temps, et de l’impensé colonial, la 83ème promotion de Saint-Cyr (1898-1900) porte immédiatement le nom de baptême de « Marchand », un homme au destin hors du commun. En 1949, un monument en l’honneur de la mission Marchand a été érigé Porte Dorée, à Paris, L’œuvre mémorielle, en 1983, a fait l’objet de dégradations par quelques « déconstructeurs » en mal d’inspiration.

La stèle en l’honneur de la mission Congo-Nil, érigée à l’orée du bois de Vincennes, œuvre du sculpteur Léon-René-Georges Baudry, un homonyme de l’auteur.

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Quel est le lien entre cette épopée de l’histoire coloniale française et la technologie des missiles de croisière ? Une sourde inquiétude quant à l’avenir de ce pays de légende.

L’urgence de la diplomatie
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Le Soudan, territoire de l’ancien royaume de Nubie, aurait hébergé sous l’ère du roi David, au XI siècle avant JC, une des fameuses tribus perdues d’Israël. Que la civilisation veille à préserver cette histoire, l’histoire de notre humanité.

Au XIXème siècle, la diplomatie a su préserver la paix entre deux grandes puissances européennes. Mais aujourd’hui…« Les Etats n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts » aurait dit Charles de Gaulle. C’est pourquoi, additionnant les approximations, l’absence de considérations ethno-historiques et la confusion entre les effets et les causes on pourrait assister dans ce lointain pays à un colossal désastre humain.

Dans un monde idéal, rien n’exonère le pouvoir politique de décisions géopolitiques, prises ou volontairement omises.

(*) Dominique Baudry, saint-cyrien de la promotion Driant (1965-1967), breveté de l’Ecole Supérieure de Guerre, a été chef de corps du 6ème Bataillon de Chasseurs Alpins et instructeur à la Royal Military Academy de Sandhurst et au Royal Staff College Britannique. Revenu à la vie civile, il a été pendant quinze ans Directeur international d’une société française de contrôle et valoration douanière des marchandises. Il est membre du Comité Afrique du Medef.

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