Alain Chouet :
La situation au Moyen-Orient

Interview d’Alain Chouet (*)
Ancien cadre de la DGSE

Ancien cadre de la Direction générale de la sécurité extérieur DGSE, et notamment chef du Service de Renseignement de Sécurité, Alain Chouet est interviewé par Roland Lombardi, du site Diplomate. La « guerre des douze jours » entre l’Iran et Israël, la situation actuelle de la Syrie depuis la chute du régime de Bachar Al-Asad, la lutte entre le Hamas et Israël, à travers la Bande de Gaza, et la posture Trump sont autant de points que Alain Chouet aborde dans cet interview que nous rapportons ici.
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En juin, la « guerre des douze jours » entre l’Iran et Israël s’est soldée par un cessez-le-feu annoncé par Washington, après des frappes israélo-américaines en Iran et des salves balistiques sur Israël. L’AIEA a, depuis, alerté sur les incertitudes pesant sur le programme nucléaire iranien et l’accès aux sites. Parallèlement, la Syrie post-Assad est désormais dirigée par Ahmad al-Sharaa (Abou Mohammad al-Joulani), à la tête d’un pouvoir islamiste engagé dans une transition contestée. Au Liban, un nouveau gouvernement tente de naviguer entre la pression internationale pour désarmer le Hezbollah et la reprise des frappes israéliennes. À Gaza, près de deux ans après le 7 octobre 2023, la guerre se poursuit, entre famine, otages, et nouvelles propositions de cessez-le-feu américaines. Et nouvelle phase dans le conflit, le bombardement du QG du Hamas le 9 septembre à Doha ! Enfin, après six mois à la Maison Blanche, Donald Trump revendique la frappe de juin en Iran, une tournée dans le Golfe, et une relance des normalisations, sans résoudre pour autant le conflit à Gaza.

Après un été incandescent, nous avons une nouvelle fois interrogé Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité à la DGSE, analyste régulier des questions de contre-terrorisme et du Levant, pour faire un bilan de la situation au Moyen-Orient.
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Le Diplomate : Alors que les deux protagonistes ont crié victoire, qui selon vous a réellement “gagné” cette séquence de juin 2025 — Israël (dégradation de capacités iraniennes, démonstration d’interception) ou l’Iran (capacité de saturation, résilience politique) ? Au-delà des pertes et destructions, quel bilan de dissuasion tirez-vous : escalade différée, ou règles du jeu clarifiées ? Quels effets collatéraux sur Gaza, le Liban et la sécurité du Golfe ?

Alain Chouet : À court terme, l’Iran sort incontestablement affaibli de l’épreuve. La faiblesse de son appareil militaire obsolète est apparue de façon flagrante. Les lacunes de son système sécuritaires révélées par les nombreux assassinats ciblés simultanés perpétrés par le Mossad ont été spectaculairement mises en évidence. Il a perdu à peu près tous les « proxys » régionaux qui lui permettaient d’être présent à sa guise sur tous les dossiers politico-militaires de la région (Hamas, Hizbollah, régime alaouite syrien, Houthis). Son complexe nucléaire a été durement touché. Sa crédibilité interne et internationale a été mise en cause.

Pour autant, le régime islamique fait preuve d’une grande résilience. Appuyé sur son appareil sécuritaire et milicien, adossé aux franges les plus conservatrices du pays, aux anciens combattants, veuves et orphelins de guerre, soutenu par les bénéficiaires du complexe économique et financier « islamique », il a pu résister à l’épreuve bien que contesté par une grande partie de l’opinion, en particulier des jeunes qui représentent plus de 70% de la population. Sur la scène internationale, il conserve l’appui et le soutien des BRICS comme l’a montré sa toute récente participation à la dernière rencontre de l’Organisation de la Coopération de Shangaï.

Enfin, sa capacité nucléaire – principal motif de l’action israélo-américaine à son encontre – demeure présente. Son programme d’accès à la capacité nucléaire militaire est sans doute retardé mais pas éliminé d’autant qu’il dispose toujours des capacités matérielles, scientifiques, technologiques et intellectuelles nécessaires à sa mise en œuvre. 

À long terme, l’évident succès militaire de l’offensive israélienne devra sans doute être nuancé car il n’a en effet pas atteint les objectifs qu’il semblait viser (destruction de la capacité nucléaire du pays, effondrement du régime islamique) et que Téhéran en profite pour se remettre en selle tandis qu’Israël s’attire un peu plus chaque jours l’hostilité et la condamnation de la communauté internationale…

Avec Ahmad al-Sharaa aux commandes et une constitution transitoire plaçant la Syrie sous l’autorité des islamistes, on observe encore des heurts communautaires et des violences dans le nord-ouest. Ce pouvoir peut-il stabiliser le pays (intégration des FDS, garanties aux minorités), ou se dirige-t-on vers une fragmentation de la Syrie ? Quels leviers pour contenir une dérive islamiste ? 

Même affublé d’un joli costume trois pièces et d’une barbe bien taillée, Al-Sharaa reste ce qu’il est. Un Frère Musulman djihadiste biberonné aux sources du wahhabisme dans les universités saoudiennes, ancien cadre d’Al-Qaïda et de ses épigones locaux. Il a promu au poste de ministre de la défense son ancien adjoint chargé de la persécution des chrétiens et de la destruction des églises dans la poche d’Idlib. Il a intégré à l’armée nationale les djihadistes étrangers qui l’avaient soutenu et qui commencent à trouver que le compte n’y est pas en matière de racket, de pillage, de vols et de viols.

De fait la Syrie est devenue une terre de non-droit livrée à l’appétit de « grandes compagnies » plus ou moins incontrôlées et il en résulte que le pays est « de facto » divisé en cinq parties. L’axe central nord-sud allant de Damas à Alep via Homs et Hama sous l’autorité du nouveau régime. Le tiers nord-est du pays au nord de l’Euphrate contrôlé par les Forces démocratiques kurdes qui ont vaguement reconnu le nouveau régime à condition qu’il ne mette pas les pieds chez eux. Le Djebel druze au sud de Damas près de la frontière jordanienne dont les habitants refusent de reconnaître l’autorité du régime et en ont même appelé avec succès au soutien d’Israël quand les forces de ce régime ont prétendu y intervenir. Une zone mal définie au centre est désertique du pays vers Deir-ez-Zor où sévissent encore des reliquats de l’Etat Islamique opposés à l’organisation d’Al-Sharaa. Enfin, le djebel ansariyyeh sur la chaîne côtière entre le Liban et la Turquie où se sont réfugiés un grand nombre de minoritaires alaouites et de partisans de l’ancien régime bien décidés à ne pas s’y laisser persécuter.

La situation est pour l’instant figée dans cette division manifestement ingérable et qui condamne par avance toute velléité de reconstruction et de développement économique. Al-Sharaa compte sur l’effet d’aubaine que lui vaut la complaisance de nombreux occidentaux naïfs ou bien-pensants pour avoir renversé un tyran et qui souhaitent « donner sa chance » à son régime. Il espère que cette complaisance les conduira à convaincre les riches pétromonarchies de le soutenir politiquement et financièrement sur le long terme afin de lui permettre de s’installer et installer ses partisans dans la même culture de rente que ses prédécesseurs du clan Assad dont il s’est empressé de confisquer les biens et d’occuper les palais et résidences.

La Turquie et l’Arabie saoudite (MBS) se disputent déjà la tutelle politique et financière de Damas. Comment lisez-vous cette rivalité (reconstruction, sécurité, garanties religieuses) ? Qui a les meilleurs atouts pour « arrimer » et « contrôler » al-Sharaa et peser sur la transition — et à quel prix pour l’équilibre syrien (Kurdes, ex-appareil baassiste, milices) ? 

Je ne suis pas sûr que la Turquie ou l’Arabie souhaitent s’impliquer vraiment dans le bourbier syrien. L’un et l’autre souhaitent manifestement que la Syrie ne devienne pas une zone grise où pourraient s’épanouir des initiatives hostiles à leurs intérêts. La Turquie a déjà pris des gages en occupant le long de sa frontière avec la Syrie une large zone tenant les Kurdes à distance. De leur côté, les responsables saoudiens savent ce que leur a coûté pendant plus de cinquante ans le racket permanent exercé par Damas sous prétexte de défense de la nation arabe, de lutte contre Israël, de soutien à la Palestine, de droits de passage et de transit, etc.

En tout état de cause, une implication active dans la reconstruction et la remise à niveau de la Syrie – si c’est encore possible – ne pourrait résulter que d’une action commune de Riyad et Ankara. La Turquie dispose des moyens militaires et humains pour mettre de l’ordre dans la pétaudière syrienne mais pas des moyens financiers à y consacrer. À l’inverse, l’Arabie dispose des moyens financiers d’une intervention mais pas des moyens militaires et humains. Mais une telle configuration ne donnerait l’avantage ni à l’un ni à l’autre. Il n’est donc pas évident qu’une telle coopération entre les deux pays soit jugée utile par leurs dirigeants respectifs tant que la Syrie ne constitue pas une menace pour leurs propres intérêts.

En fait, les préoccupations des deux pays sont actuellement ailleurs. Le pouvoir islamo-nationaliste turc lorgne vers les pays turcophones du Caucase et d’Asie centrale où il espère trouver ressources, débouchés et une assise politique renforcée. L’Arabie, soucieuse d’un après pétrole qui se profile, essaye de se rendre « acceptable » politiquement aux grandes puissances mondiales – Etats-Unis et Chine en tête – dont elle espère à la fois protection et investissements massifs. Dans ce contexte, la situation en Syrie passe largement à l’arrière plan pour l’un comme pour l’autre tant qu’un calme relatif y règne.

Le pouvoir libanais examine un dispositif visant au monopole de l’État sur les armes. Après la décapitation partielle de 2024 et les frappes de 2025, dans quel état opérationnel et politico-social est le Hezbollah ? Un désarmement séquencé (au sud du Litani puis au-delà) est-il plausible sans implosion interne ni reprise majeure des hostilités avec Israël ?

Au-delà des pertes matérielles et humaines considérables qu’il a subies, c’est surtout la disparition du régime syrien et la réduction drastique de l’assistance militaire et financière iranienne qui condamnent le Hizbollah à rentrer dans le rang et à redevenir une force politique comme les autres, certes importante car représentative de la plus importante communauté du pays, mais moins susceptible de concurrencer l’Etat, voire de s’imposer à lui.

Cela fait plus de 80 ans que le pouvoir libanais examine un dispositif visant au monopole de l’Etat sur les armes… Le problème est que l’armée nationale qui devrait être en charge d’organiser et d’assumer ce monopole reproduit les mêmes divisions, antagonismes et contradictions que l’Etat lui-même et sa classe politique. 

Echaudés par des décennies d’affrontements civils et communautaires entrecoupés de trêves incertaines, il est peu probable que les Libanais acceptent de rendre leurs armes, au moins leurs armes légères. La paix civile est alors tributaire de l’état des relations et des contentieux entre factions et communautés.

Dans son état actuel, et sans incitation ou soutien extérieur, le Hizbollah n’est plus en mesure d’organiser une reprise majeure des hostilités avec Israël même s’il conserve encore un stock respectable d’armes lourdes.

Alors que 48 otages israéliens seraient encore détenus à Gaza par le Hamas, Washington active de nouveaux canaux de médiation. Voyez-vous une fenêtre d’accord (cessez-le-feu + libérations + garanties de sécurité) ou, au contraire, la préparation d’une guerre et une occupation durable de Gaza par Israël ? Et comment expliquer le bombardement du 9 septembre du QG du Hamas à Doha ? Quels paramètres minimaux d’un compromis « réaliste » ?

Il faut bien constater qu’il n’y a pas d’accord possible avec le Hamas quel qu’en soit le contenu. Cette organisation n’est que la branche palestinienne des Frères Musulmans actifs dans l’ensemble du monde arabo-musulman et au sein des communautés musulmanes émigrées en Occident. Tout éventuel accord conclu avec les reliquats de l’organisation à Gaza serait aussitôt remis en cause par des éléments soi-disant « incontrôlés » et par les différentes organisations « fréristes » dans les pays voisins et le reste du monde.

C’est en tout cas la conclusion à laquelle semble être parvenu le Premier Ministre israélien et son cabinet de guerre qui le manifestent chaque jour par leurs offensives massives sur le terrain et au-delà du terrain comme vient de le prouver le bombardement à Doha d’un immeuble abritant des responsables du Hamas réfugiés au Qatar, pays qui se présente en intermédiaire de bonne foi et parrain d’un accord éventuel à négocier

Il est clair que Netanyahou a décidé une politique jusqu’auboutiste d’élimination non seulement du Hamas, mais de la présence palestinienne aussi bien à Gaza qu’en Cisjordanie sans se laisser influencer par les habituelles tactiques djihadistes de chantage aux otages. Ce n’est pas un bon signe pour ces derniers.

Reste à évaluer quel sera le coût de cette stratégie extrême pour l’Etat hébreu tant en interne qu’à l’international. Le pronostic est sombre.

Six mois après son retour à la Maison Blanche : frappes contre l’Iran en juin, tournée dans le Golfe, pression pour élargir les Accords d’Abraham, et aujourd’hui des négociations “profondes” avec le Hamas, quelle lecture faites-vous de la politique de Trump dans la région. Quel bilan de sécurité et d’influence dressez-vous ? Cette approche raccourcit-elle la guerre (Gaza, Iran, mandataires) ou multiplie-t-elle les risques d’escalade ? Et que change-t-elle pour les alliés européens ?

Dans ce domaine comme dans d’autres, la politique du Président américain apparaît souvent erratique, contradictoire, impulsive et déconnectée des réalités de terrain. Au gré de ses inspirations, il flatte, encourage, menace, condamne tantôt les uns, tantôt les autres sans qu’il soit possible de distinguer la ligne directrice de ses interventions et leurs objectifs fondamentaux.

Après l’abomination du 7 octobre et la dévastatrice réaction d’Israël dans toute la région, il paraît vain d’espérer ressusciter les accords d’Abraham. Aucun dirigeant arabe ou musulman, même partisan d’un tel accord, ne pourra y souscrire tant il courrait le risque d’un désaveu violent par son opinion publique.

Par leur puissance technologique, militaire et financière, les Etats-Unis restent un acteur incontournable et dominant dans toutes les problématiques régionales. Encore faudrait-il comprendre où veut aller la Maison Blanche. Son soutien militaire et financier à Israël n’est pas remis en cause et ne semble pas devoir l’être quoi qu’il arrive. Dans ces conditions d’attachement inconditionnel à l’un des protagonistes, la marge de manœuvre dans les négociations avec ses adversaires paraît limitée, voire inexistante.

Quant aux Européens, ils sont condamnés à rester en observateurs impuissants sur le banc de touche. D’abord parce qu’ils ont collectivement, à tort ou à raison, affiché une posture résolument hostile à Israël où l’incantation l’emporte sur l’argumentation. Et surtout parce qu’ils n’ont rien à apporter à la résolution du conflit : ni la force militaire, ni la crédibilité diplomatique, ni les relais politiques de confiance dans l’un ou l’autre camp, ni la capacité de financer des transitions. Ils pourraient au mieux être sollicités pour payer, comme en Ukraine, les foucades du Président Trump. Et ce qui est globalement valable pour l’Europe l’est encore plus pour la France.

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Interview d’Alain Chouet,
publié le 10 septembre 2025,
sur le site Diplomate.


(*) Alain CHOUET, Diplômé en droit, science politique et langues orientales, Alain Chouet a fait toute sa carrière de 1972 à 2007 au sein de la DGSE, alternant affectations à l’étranger et postes de responsabilité à l’administration centrale. Il a en particulier assuré le commandement du Service de Renseignement de Sécurité, chargé de la contre criminalité transnationale organisée, du contre espionnage et du contre terrorisme. Spécialiste des problèmes de sécurité dans le monde arabe et islamique, il a été consultant du Centre d’Analyse et de Prévision du M.A.E. et de plusieurs think tanks publics ou privés Il et est l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur les menaces sécuritaires dans les revues spécialisées ((Maghreb-Machrek, Questions internationales, Politique étrangère, Revue de défense nationale, La revue parlementaire, Marine et Océans, Présaje, Questions d’Europe, Cahiers de l’Orient, La Revue des Deux Mondes, Perspectives de l’UCLAT, etc.). Il a publié « Sept pas vers l’enfer », éditions Flammarion, 2022 (présenté dans la rubrique LIVRES du N°240 d’ESPRITSURCOUF), « Au cœur des services spéciaux : la menace islamiste, fausses pistes et vrais dangers », éditions La Découverte, 2013 (pour la seconde édition) et « La sagesse de l’espion », éditions Jean Claude Béhar, 2010.