Les femmes et la Défense

Entretien exclusif avec
Madame Michèle Alliot-Marie
Ancien ministre de la Défense

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Outre ses divers mandats de député, ministre, et député européen, Michèle Alliot-Marie fut Ministre de la Défense lors du second mandat présidentiel de Jacques Chirac, de 2002 à 2007. À ce titre, elle met en œuvre la professionnalisation des armées qui se teinte aussi d’une féminisation qui se poursuit toujours. Michèle Alliot-Marie a bien voulu répondre à nos questions.

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Esprit-Surcouf (ES) : C’est en qualité de ministre de la défense, alors que la forme militaire du service national se terminait, que vous élaborez un nouveau Code, qui regroupe les principaux piliers, tant sur le plan de l’emploi, des finances et des personnes et de leurs statuts. Pouvez-vous, aujourd’hui, nous donner une sorte d’arrêt sur l’image de ce qui se produit et des perspectives qui s’ouvrent alors à la défense de la France ?

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Michèle Alliot-Marie : En 2002, il s’agissait de tirer toutes les conséquences de la professionnalisation des armées et de la situation géostratégique de l’époque. La fin du service national correspond à des changements profonds du contexte international : l’Europe parait à l’époque une zone de paix pérenne, la Russie est admise comme observateur lors des réunions de l’OTAN !

 Les zones de conflits ouverts ou latents sont à des milliers de kilomètres. Les enjeux étaient donc d’abord l’adéquation quantitative et qualitative des effectifs aux missions et la mise à leur disposition des moyens matériels nécessaires à la projection. Cela relevait de la loi de programmation militaire.

Le deuxième enjeu était de garantir l’attractivité du métier militaire pour toutes les missions à accomplir. C’était un défi de taille. Je me suis donc efforcée à travers les journées armées-nation à mieux valoriser auprès du grand public, notamment des jeunes, la place et le rôle des militaires au sein de la nation, la modernité technologique des matériels, le modèle de promotion sociale de la Défense.

J’ai voulu renforcer l’intérêt pour la réserve (ou plutôt des réserves), complément indispensable des effectifs d’active pour certaines spécialités autrefois en partie assurée par des appelés du contingent et relais nécessaires entre la nation et les armées.

Surtout, à travers le nouveau code, il s’agissait à la fois de réaffirmer les spécificités du statut militaire – la syndicalisation envisagée avant mon arrivée à la tête du Ministère était et est toujours à mes yeux une aberration risquant de mettre en péril la neutralité des armées et le soutien des Français dans leur ensemble à nos militaires- et dans le même temps de répondre à l’attente légitime des militaires en matière de carrière, de protection sociale, de garanties salariales et de dialogue social.

Cette réponse aux aspirations militaires me paraît aujourd’hui plus nécessaire que jamais.

Depuis, les nouvelles incertitudes géostratégiques touchent l’Europe de plein fouet : conflit en Ukraine, menace terroriste, nouvelles formes de guerres technologiques et économiques.

Plus que jamais les militaires sont le cœur de la protection des Français. Le savoir-faire français, incontesté, les placent au cœur de l’élaboration, bien trop lente depuis 20 ans, de la Défense européenne.

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Esprit Surcouf : En ce qui concerne les volontés diverses d’ouvrir le métier de Mars aux personnels féminins, vous êtes intervenue à plusieurs reprises pour permettre aux femmes d’embrasser des vocations militaires très variées, allant de l’administration au combat : qu’est-ce que cela évoque pour vous, alors que l’on peut constater que des dysfonctionnements apparaissent çà et là ?

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Michèle Alliot-Marie : Ma position à l’égard des femmes engagées dans une carrière professionnelle tient en deux formules :

⁃ -Ce qu’un homme fait, une femme peut le faire,

⁃ -Il est inadmissible qu’une femme compétente soit écartée d’un poste au profit d’un homme moins compétent. Il est tout aussi inadmissible qu’une femme soit préférée à un homme plus compétent au seul motif de son sexe.

C’est la limite des politiques de quotas.

Je considère que les femmes ont vocation à réussir dans les carrières militaires dans toutes leurs diversités.

C’est encore plus vrai à l’heure des nouvelles technologies dont la maitrise élimine certains obstacles qui pouvaient être liés à la force physique.

Cela dit, entre les principes et la mise en œuvre concrète sur le terrain, il y a malheureusement place pour des dysfonctionnements. C’est à la hiérarchie et au ministre de veiller à les neutraliser.

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Esprit Surcouf : Dans les travaux qui succèdent la plupart du temps à la fin du service des armes, il est question de reconversion : pour vous qui avez construit l’initiative et consacré l’innovation de la reconnaissance bénévoles, comment peut-on envisager dans ce temps, les convergences vers une cohésion, alors que, dans le monde associatif, les recrutements peinent à trouver des volontaires ?

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Michèle Alliot-Marie : J’ai toujours considéré que les qualités et savoir-faire afférents aux métiers des armées étaient un atout majeur pour le fonctionnement de notre société toute entière.

De là vient l’attention toute particulière que j’ai portée à la reconversion.

La première préoccupation est bien sûr le devoir que nous avons de permettre à ceux qui quittent l’armée après avoir servi sous le drapeau de retrouver une activité professionnelle correspondant à leurs aspirations et aux acquis de leur carrière militaire.

Les sessions de mise à niveau des compétences, les partenariats avec des grands groupes, avec des administrations, en sont un des moyens. La part accordée aux anciens militaires dans les EPIDe (NDLR : Établissement public d’insertion dans l’emploi), lorsque je les ai créés, relevait de la même idée.

Dans le monde associatif auquel je suis particulièrement attachée, notamment à travers la Fondation du Bénévolat que j’ai contribué à créer, l’esprit de dévouement aux autres, de service de l’intérêt général rejoignent ce qui caractérise l’engagement militaire.

Le monde associatif a de plus besoin de compétences. Il lui manque parfois un certain professionnalisme dans la gestion des associations, surtout petites et moyennes.

Un rapprochement de ces deux mondes, qui d’ailleurs sont loin de s’ignorer, est donc logique et souhaitable. Une mise en relation locale ou nationale est tout à fait envisageable pour que les associations fassent connaître leurs activités et leurs besoins de compétences humaines. L’armée de son côté pourrait dans ce cadre aussi motiver de potentiels réservistes à lui apporter leur savoir-faire.

Il demeure cependant une limite : les anciens militaires, particulièrement ceux qui partent jeunes à la fin de leur contrat, ont d’abord une préoccupation de reclassement professionnel que seules les grandes associations ou le monde de l’entreprise ont les moyens financiers de leur proposer.

Le pur bénévolat associatif est davantage susceptible d’intéresser ceux qui ont fini une carrière complète ou les plus jeunes mais en marge de leur nouvelle carrière professionnelle.

 

Esprit Surcouf : Pour vous, quels sont les rapports nouveaux qu’il serait utile d’établir, dans les relations entre les décisions et les mises en œuvre ? Le Chef d’état-major des armées peut-il redevenir celui qui conseille directement le président de la République ?

 

Michèle Alliot-Marie : La force des armées tient à l’efficacité de la chaîne de commandements. La relation directe de confiance entre le Président de la République, chef des armées, et le chef d’état-major est fondamental en ce sens.

Pour autant, l’existence d’un chef d’état-major particulier ne m’a jamais, quand j’étais en fonction, sembler poser problème. Pour le Président, avoir quelqu’un qui en permanence peut répondre à ses interrogations, voire présenter une analyse différente de celle qui lui remonte de l’état-major des armées n’est pas forcément néfaste. C’est à lui que revient de toute façon la décision suprême.

Tout est une question de personnes. En la matière les querelles d’ego ne sont pas de mise.

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Esprit Surcouf :  Dans les conflits de ce temps, que vous inspirent les mots de « défense européenne » ? Quelles doivent être nos contributions au sein de l’Alliance atlantique ? Doit-on s’engager dans une défense de l’Europe (en dépit des maigres avancées depuis des décennies), avec quels moyens, avec quels alliés, et dans un climat hostile généralisé, « montrer nos muscles » ?

 

Michèle Alliot-Marie : Depuis très longtemps je suis persuadée qu’une Défense européenne est un enjeu majeur pour la sécurité, la souveraineté et l’affirmation de la puissance politique européenne.

Il ne s’agit pas de créer une armée européenne, ce qui poserait des problèmes compte tenu des différences quantitatives et qualitatives des Défenses des différents pays membres. Il s’agit de mettre en place les conditions d’une action intégrée des pays européens depuis la décision jusqu’à la mise en œuvre sur le terrain.

Cela suppose que le principe d’autonomie, la fixation des règles d’engagement et l’effort financier des états européens aillent vers une harmonisation.

C’est loin d’être encore le cas même si quelques progrès ont été faits ces derniers mois sous la pression de la peur engendrée par l’invasion de l’Ukraine.

Trop longtemps devant la situation apparemment stable de l’Europe, certains, y compris en France, ont voulu « tirer les dividendes de la paix » en réduisant les budgets consacrés

à la Défense.

Beaucoup parmi nos partenaires européens ont pensé suffisant de s’en remettre pour leur sécurité à d’autres : Etats-Unis, OTAN, grands pays à l’instar de la France ou de la Grande-Bretagne qui eux entretenaient leur effort de Défense à un niveau relativement élevé.

Avoir une Défense européenne implique donc un effort commun. Il doit être proportionnel au PIB de chacun des États, ce qui est encore loin d’être le cas notamment de la part des pays du Nord ou de l’Est de l’Europe. Il faut dire qu’ils viennent de loin : certains étaient à moins de 0.8% quand la France et la Grande-Bretagne dépensaient plus de 1.6%. J’ai souvent dénoncé cette situation dans les réunions interministérielles à Bruxelles lorsque j’étais ministre de la Défense.

Tout comme je préconisais à l’époque de sortir les dépenses militaires du calcul des 3% de déficit inscrit dans les critères de Maastricht, cela faisait sourire, je constate que certains reviennent aujourd’hui à cette idée…

Dans le même temps j’ai toujours affirmé à nos partenaires qu’une Défense européenne n’est nullement antagoniste de notre participation à l’OTAN. L’alliance est la protection suprême en cas de conflit de haute intensité avec des grandes puissances belliqueuses et surarmées.

En aucun cas, elle ne nous amène à renoncer à nous défendre.

Au contraire. Donald Trump, reprenant en cela les menaces de nombre de ses prédécesseurs depuis Kennedy, montre que les Etats-Unis pourraient être moins réactifs en cas d’attaque contre un pays européen.

Nous sommes un pilier de l’OTAN, indispensable financièrement, humainement et politiquement. L’Europe est une puissance économique. Elle ne saurait être un nain militaire ni par voie de conséquence politique.

Le climat, les menaces actuelles et les enjeux d’avenir en question aujourd’hui rendent d’autant plus urgentes des avancées concrètes en ce domaine.

Fixation d’un calendrier de mise en place d’une contribution en pourcentage de PIB équivalente pour chaque pays à sa Défense, développement des industries de Défense européenne et règle de préférence européenne pour les achats de matériels, amélioration de l’interopérabilité, accent mis sur la recherche spatiale, IA, etc., perfectionnement de l’État-major.

Les chantiers sont nombreux mais à notre portée si la volonté politique existe.

La France doit porter cette ambition.

Tout cela représente une gabegie et aboutit à un millefeuille de type cloaque, qui promettait des regroupements et moins de coûts, et a accouché de poignées d’amour et d’obésité. En effet, le jour où l’on a évoqué la disparition du Département, les Maires des grandes villes et députés (souvent ils cumulaient les 2 fonctions), se sont empressés de créer les communautés de communes et les métropoles, empilant au passage des dépenses pharaoniques supplémentaires.

Il faut, malheureusement, y aller à la tronçonneuse, dégraisser le mammouth, Allègre avait raison, mais il ne fait pas bon le dire en France, mais cela va changer.

Plus vite que nous ne l’imaginons. A suivre.

 

 

 


 

(*) Michèle Alliot-Marie, docteur en Droit, docteur d’État en Sciences Politiques, a débuté comme universitaire (elle a été maître de conférences à la Sorbonne), mais s’est frottée très tôt à la vie politique, en intégrant comme conseillère un cabinet ministériel. Elle a été maire de Saint-Jean-de-Luz, six fois députée des Pyrénées Atlantiques, deux fois députée européenne, et fut la première femme à prendre la tête d’un grand parti politique français, le RPR , en 1999. Elle a été sept fois ministre, occupant entre autres tous les postes régaliens : Défense, Intérieur, Justice, Affaires étrangères.  

Elle a publié récemment aux éditions de l’Archipel « VOIR PLUS LOIN », livre que nous avons présenté dans le numéro 191 d’Espritsurcouf du 5 juin 2022.

Source bandeau photo : Laure Fanjeau