CONFIANCE, DIPLOMATIE :
GAGE DE SECURITÉ

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Michel Foucher (*)
Géographe et diplomate

Agrégé de géographie, docteur en lettres et sciences humaines, l’auteur est devenu diplomate, ambassadeur de France, et aujourd’hui, géopoliticien spécialiste des frontières, il conduit pour le Quai d’Orsay une réflexion dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union Européenne. Ses propos sont tirés d’une interview, ou plutôt d’une conversation à bâtons rompus, où il s’est exprimé sur la diplomatie et la confiance.

La confiance se gagne par l’écoute, par la valeur du questionnement et le recoupement des informations obtenues. La maîtrise des langues, l’ouverture à d’autres cultures mais aussi l’empathie sont les conditions préalables pour des échanges fructueux. Il faut essayer de comprendre l’autre. Le chercheur, à la différence souvent du diplomate, ne tend pas à imposer son point de vue. J’ai toujours préféré les entretiens de terrain aux audiences dans les bureaux anonymes détenteurs de statistiques, par ailleurs indispensables à la cartographie.


Ce qui m’a le plus appris dans ma formation de chercheur géographe fut de découvrir les traces, dans les territoires étudiés, des politiques conduites, notamment en Afrique anglophone et au Proche-Orient (Israël, Palestine mais aussi Liban). Comme j’ai pu l’écrire, l’apartheid se voyait d’avion, en observant les configurations foncières ségrégées d’Afrique du Sud. À partir de ces découvertes, je n’ai cessé de lier géographie et politique.

Géographie vs Diplomatie

 

 La contradiction entre les deux approches éclate parfois. Un seul exemple : le géographe attentif peut estimer que la perspective de création d’un État palestinien est non seulement lointaine mais également impossible, son assise territoriale se réduisant de semaine en semaine. Le diplomate s’en tient quant à lui à la ligne officielle des deux États et essaie d’entretenir une démarche dite de « processus de paix » tout  en sachant qu’elle est incertaine. Il dépense donc énergie et persévérance pour maintenir une « position » qu’il sait pourtant fragile. C’est la différence entre le champ du savoir et le champ du pouvoir.

 

Dans les travaux de recherche en géographie, l’objectif est de comprendre les dynamiques territoriales à l’œuvre. Où ? Quand ? Pourquoi ? Qui ? Avec quels effets ? Il s’agit d’identifier les échelles pertinentes, les acteurs clés et les effets sociaux, économiques ou politiques des processus à l’étude. Au-delà de l’étude ou de la confection de cartes et de statistiques, l’essentiel du travail de recueil des données se réalise par des entretiens. Ce qui mérite le plus de vérification est l’analyse des conséquences possibles des processus en cours, que ce soit un front pionnier agricole (Amazonie), une réforme foncière (Zimbabwe), un changement radical de régime (Afrique du Sud après la négociation sur la fin de l’apartheid) ou une crise (Afghanistan).

Dans la sphère diplomatique, la confiance n’est pas une donnée première : elle se gagne lorsque les mots sont suivis de faits, que les accords conclus sont mis en œuvre. Pourquoi ? Parce que les États sont animés par la défense et la promotion de leurs intérêts, qui sont souvent contradictoires avec ceux des autres.

Délégations chinoise et française en Indochine à la recherche d’un compromis.
Photo C.E.Hocquard (1885)

L’idéal est bien entendu de parvenir à des compromis. C’est le pain quotidien de la négociation européenne, car ce qui est concédé dans un domaine est compensé dans un autre, en fonction de la hiérarchie des intérêts. Mais cette pratique ne vaut qu’entre pays démocratiques de puissance équivalente. Ce qui importe surtout est de comprendre l’autre, même s’il s’agit d’un adversaire. Les crises stratégiques en Europe sont largement dues au fait que les intérêts de la puissance affaiblie après 1991 (la Russie) ont été balayés par la puissance dominante, américaine. En Irak, en 2003, les décideurs américains ont ignoré les avis des experts et des dirigeants plus au fait des suites inéluctables d’une invasion abattant le régime sunnite, avec les répercussions durables que l’on sait et que nous avons subies.

Le réseau diplomatique français : l’un des plus importants au monde

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La France dispose en effet du troisième réseau diplomatique du monde, derrière les États-Unis et la Chine. Son budget est de 5,4 Mds€ en 2021, dont près de la moitié (46 %) consacrée à l’aide publique au développement. 13 500 emplois, dont 6 500 relevant de l’Agence pour l’enseignement du français à l’étranger, servent la diplomatie culturelle et d’influence. Un cinquième du budget (hors salaires) est consacré à l’action de la France en Europe et dans le monde, en incluant les contributions aux organisations internationales et aux opérations de maintien de la paix. Enfin, le programme dédié aux Français de l’étranger et aux affaires consulaires inclut l’octroi de bourses. L’ampleur du réseau ne doit cependant pas masquer la faiblesse des moyens budgétaires. Le budget du département d’État américain était de 55 Mds$ en 2019 (en incluant l’USAID). Le budget du ministère chinois des Affaires étrangères était de 8 Mds$ en 2019 et croît de 15 % par an, tandis que celui de l’Allemagne est de 16 Mds$ et celui, en base annuelle, de l’Union européenne pour l’action extérieure est de 15,7 Mds$ (en plus de celui des 27 pays membres).

La place de la France dans les affaires internationales l’a en effet conduite à une présence quasi universelle. Ce fut la volonté du général de Gaulle, attaché à l’écho universel des idées françaises : sortir de la bipolarité des deux blocs, trouver des alliés. Elle est désormais plus réduite,  avec une répartition stricte des moyens en quatre catégories. Les huit postes à missions élargies en format d’exception sont les suivants : Allemagne, Espagne, Etats-Unis, Italie, Madagascar, Maroc, Royaume-Uni, Sénégal.

Réception à l’ambassade de France à Londres pour inciter les étudiants anglais à suivre à Paris un enseignement supérieur.
Photo DR

29 postes sont à missions élargies : Afrique du Sud, Algérie, Arabie saoudite,  Argentine, Australie, Brésil, Cameroun, Canada, Chine, Corée du Sud, Côte d’
Ivoire, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie, Inde, Indonésie, Israël, Japon, Kenya, Liban, Mexique, Nigeria, Pakistan, Pologne, Russie, Thaïlande, Tunisie, Turquie, Ukraine, avec une répartition stricte des moyens en quatre catégories.

On compte 100 postes à missions prioritaires et 29 postes de présence. Cette géographie différenciée décrit assez bien la perception des intérêts permanents de la France dans le monde, mais aussi la diminution constante des effectifs. C’est pourtant dans ce maillage que se nouent les alliances pour obtenir le vote des résolutions au Conseil de sécurité des Nations unies. Historiquement, les diplomates ont toujours suivi les conquérants et les marchands. Les consuls ont longtemps exercé une fonction diplomatique et commerciale, tout en jouant le rôle d’interface avec des pays et des cultures très différentes. La littérature en témoigne largement.

De nos jours, les consuls sont occupés par la délivrance des visas et la protection des quelque 2,5 millions de ressortissants français. Mais dans les grands pays (États-Unis, Chine), les consulats fonctionnent également comme des lieux d’information de leurs ambassades. De fait, la confiance se travaille au quotidien.

Le lien entre confiance et frontières

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Cette confiance est fragile si survient un évènement inattendu, pandémie ou menace sécuritaire. La plupart des frontières ont ainsi été fermées complètement ou partiellement au cours du second trimestre de 2020. 90 % de la population mondiale vivait alors dans des pays ayant décidé des restrictions de voyages et plus de la moitié de la population mondiale a été confinée. La mobilité familiale, migratoire, professionnelle, touristique et religieuse a partout été drastiquement réduite.

272 millions de travailleurs migrants ont cherché à rentrer dans leurs pays d’origine. Air India a organisé, à la demande du gouvernement central, un véritable pont aérien dénommé Vande Bharat, aux frais des usagers, en onze phases successives à partir de mai 2020, pour rapatrier plus de 4 millions de travailleurs de la péninsule arabique et de la diaspora d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie. Leur apport en remises monétaires était estimé à près de 78 milliards de dollars en 2019. L’impact sur les États et les régions d’origine est et sera donc considérable.

La fermeture des enclaves espagnoles dans le Maroc septentrional a appauvri les populations vivant du commerce à la valise. En Europe, les 17 millions de citoyens européens vivant dans un autre pays ont subi les effets de la limitation de la libre circulation entre leur pays d’origine et leur pays d’accueil. Un cloisonnement généralisé du monde s’est donc installé, aux dépens de l’intense circulation humaine et matérielle, devenue l’un des attributs de la mondialisation.

Le géographe Jean Gottmann, inventeur du concept d’organisation de l’espace structuré par les flux de la circulation et les réseaux, proposait une lecture de l’espace géographique – qui pour lui coïncide avec l’espace politique – selon une dialectique entre le mouvement de cloisonnement du monde et celui de la circulation. La théorie du cloisonnement est le point central de sa démonstration : les compartiments délimités par des « cloisons », le plus souvent des frontières, sont reliés par les faits de circulation[1]. La circulation est un moteur de changement s’opposant à ce qu’il nomme « l’iconographie », système des symboles et des mythes de la communauté nationale. Les communautés humaines territorialisées sont structurées par un double impératif contradictoire : la recherche de la sécurité d’une part, qui dicte les modes d’organisation de l’espace et pousse à la fermeture, et l’exploitation des « opportunités » d’autre part, qui induit l’expansion, l’exploitation des potentiels et incite à l’ouverture.

Cette réaffirmation nécessaire des frontières pour enrayer la diffusion d’une pandémie planétaire laissera des traces en raison, non seulement, de son impact dans le réel (passeport sanitaire, moindre circulation à longue distance) mais également en tant que marqueur symbolique (recherche d’une moindre dépendance dans l’interdépendance, de plus de souveraineté ou, au minimum, d’autonomie).

Cet article a été réalisé à partir d’entretien par dans la Lettre du Socle n°18 d’octobre 2021 https://gensdeconfiance.com/fr/lettres-socle/lettre-socle-18.pdf

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(*) Michel Foucher est né en 1946. Tout à la fois géographe, diplomate, essayiste, il est titulaire de la chaire de géopolitique appliquée au Collège d’études mondiales (FMSH Paris). Après avoir été conseiller d’Hubert Védrine, ministre français des Affaires étrangères (1997-2002), envoyé spécial dans les Balkans et le Caucase (1999), il a dirigé le Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères (1999-2002). On le retrouve ensuite ambassadeur de France en Lettonie (2002-2006) puis ambassadeur en mission sur les questions européennes (2006-2007) et enfin expert de la division Paix et sécurité de la Commission de l’Union africaine (2007-2014). Il a également été directeur (de 2009 à 2013) de la formation, des études et de la recherche de l’Institut des hautes études de défense nationale, et professeur à l’École Normale Supérieure. Il est aujourd’hui commissaire de l’exposition « Frontières entre histoires et géographies » (château de La Roche-Guyon) et chargé du parcours cartographique de la francophonie de la Cité de la langue française (château de Villers Cotterêts, 2022). ). Parmi ses ouvrages récents (dont beaucoup traduits à l’étranger), on peut citer Frontières, entre histoires et géographies (voir p. 4), Le retour des frontières (2e édition, 2020, CNRS Éditions), Frontières d’Afrique, pour en finir avec un mythe (2e édition, 2020, CNRS Éditions), Arpenter le monde ( 2021 Robert Laffont)


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