Sainte-Soline
Signe des temps
(suite) 

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Laurent Aillet (*)
Consultant en gestion des risques

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Dans notre précédente publication, le général de gendarmerie (2s) Cavallier avait analysé, en technicien militaire, les violentes manifestations à Sainte-Soline, dans les deux Sèvres. Plutôt que d’ouvrir avec lui un débat sans fin, Laurent Aillet  préfère nous livrer ici sa vision de cet évènement révélateur.
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Le 25 mars dernier, un conflit violent a éclaté entre des manifestants et les forces de l’ordre autour du chantier de la méga-bassine de Sainte-Soline. Cet événement a été largement médiatisé. Les commentaires qui ont suivi ont souvent tenté de prolonger le match en opposant les « Ecoterroristes » aux « Suppôts du Capitalisme ». Or, plutôt qu’attiser les antagonismes, mais pour respecter l’ordre républicain et en même temps les principes démocratiques, il semble plus avantageux de comprendre et expliquer la complexité de la situation en se penchant sur son contexte global. Celui-ci porte même un nom : « Anthropocène ».

Une nouvelle ère géologique 

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L’Anthropocène a été qualifié ainsi par le prix Nobel de chimie 1995, Paul Josef Crutzen, et le biologiste Eugene Störmer. Cette nouvelle ère géologique succéderait à l’Holocène, lorsque l’Humanité aurait atteint un tel niveau d’impact sur la planète qu’elle serait devenue une force géologique de premier plan, capable de marquer durablement la lithosphère.

Le principal problème de l’Anthropocène, constaté et mesuré depuis longtemps par les scientifiques, est l’impact de nos activités sur l’atmosphère et les conditions climatiques qui en découlent, sur l’usage des sols et leur appauvrissement, sur la santé biophysique des océans ou sur l’enclenchement de la sixième extinction massive de la biodiversité. Le fonctionnement de notre espèce suit une trajectoire exponentielle dans un monde fermé où les ressources et la capacité d’absorption de nos déchets sont limitées.

Les progrès technologiques et économiques de l’humanité, volontairement non régulés pour ne négliger aucune piste de développement, ont conduit à une croissance exponentielle de la production et de la consommation. Ce processus de transformation du capital naturel en capital artificiel est censé constamment et infiniment améliorer notre confort à tous, mais dans les faits, en priorité pour la partie de l’humanité qui le dirige. Nous sommes maintenant au point où nos productions dépassent le poids de tout le vivant du monde.

 

Source : International Géosphère-Biosphère Programme et Stockholm Resilient Center.

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Un phénomène exponentiel est insidieux. Par exemple, avec un taux apparemment tout à fait raisonnable de croissance à 3%, il suffit de 24 ans pour doubler toute mise donnée. Si le départ est poussif, l’accélération devient rapidement de plus en plus intense. Nous avons du mal à comprendre les exponentielles car il n’en existe aucune qui soit observable perpétuellement dans la nature. Nous sommes plus habitués à penser de façon linéaire. Depuis le début de l’Holocène, notre espèce s’est développée dans l’illusion de la pérennité, alors que l’Anthropocène change maintenant tout de plus en plus rapidement : les neuf limites planétaires décrites par le Stockholm Resilience Center tombent les unes après les autres. C’est l’habitabilité de notre planète qui devient une question scientifique sérieuse et urgente.

Politiques de l’Anthropocène 

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Face à cette situation préoccupante, les réponses politiques actuelles ne sont pas à la hauteur, car elles se refusent à s’attaquer au totem le plus sacré de notre civilisation : le principe de croissance sans contrôle de nos activités économiques.

Juste pour illustrer l’inconsistance de nos réactions, le principe de croissance est encore considéré comme souhaitable au huitième des Objectifs du Développement Durable promus par l’ONU. Pendant ce temps, António Guterres, son secrétaire général, posait en juin 2019 sur la couverture du magazine TIME pour alerter sur la montée du niveau des océans.

L’ironie étant que la montée des océans provient de la fonte des réserves mondiale de glace et de la dilatation thermique du volume d’eau des océans, déclenchée par le réchauffement climatique global, dû à nos émissions toujours croissantes de Gaz à Effet de Serre. Elles-mêmes proviennent de nos activités économiques sommées de croitre toujours plus, essentiellement grâce notre consommation d’énergie (fossile à plus de 80 %, malgré le mythe d’une soi-disant transition énergétique qui dissimule mal l’empilement des énergies et leur mise en synergie).

Comme toutes les civilisations, nous sommes très attachés à nos mythes, mais ceux-ci ont l’inconvénient de nous laisser totalement impréparés face à un réel impensé. Selon l’historien Kyle Harper, la conversion des Romains au Christianisme n’est pas étrangère à la peste antonine et l’effondrement de leur empire aux évolutions climatiques d’alors. Bref, les bouleversements personnels, comme civilisationnels, interviennent lorsque le réel s’impose à nous et nous oblige à reconsidérer nos croyances et habitus.

Concrètement

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Ce long développement est nécessaire pour comprendre le Zeitgeist de notre époque et les évènements navrants qui l’illustrent de plus en plus souvent. Si nous revenons à la journée du 25 mars, nous avons alors une meilleure compréhension des enjeux au travail dans les têtes des protagonistes.

Une bassine est une retenue artificielle destinée à favoriser certains usages de l’eau. Sa construction est une conséquence directe de l’Anthropocène dont les dérèglements climatiques vont provoquer sécheresses et inondations et faire de la gestion de l’eau un problème mondial de premier ordre nécessitant des approches nouvelles. C’est aussi un sujet conflictuel qui divise les spécialistes, alors que certains pays plus avancés dans la lutte contre la sécheresse, comme l’Espagne, en reviennent.

De plus certaines méga-bassines ont été construites en France en toute illégalité et interdites par les tribunaux. Si des initiatives isolées sont prises hors de toute politique générale d’urgence, officielle et établie dans un cadre démocratique, elles risquent d’être comprises comme décidées au seul profit d’intérêts particuliers, surtout si les autorités n’ont pas les mêmes réactions suivant les infractions. Un sentiment de désertion et de favoritisme peut, en s’ajoutant à l’éco-anxiété, intensifier les angoisses et ressentiments déjà présents dans la population.

L’intervention de forces de l’ordre a été discutée dans nombre de médias : obstruction des autorités pour le secours aux blessés, tirs illégaux de LBD depuis des quads, utilisation d’armes de guerre contre la foule et même légalité globale de l’intervention… Bref le nombre d’intervenants et les moyens déployés peut ressembler à une montée des enchères face à des provocateurs, mais pas à une réponse compréhensible pour tous ceux qui se débattent avec ces questions existentielles.

Qui n’a qu’un marteau, voit des clous partout ?

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Sans s’étendre sur les réponses apportées aux contestations sociales depuis 2017, nous pouvons au moins questionner l’action du gouvernement pour rassurer les Français qui s’intéressent à l’état de notre planète. Or ils sont de plus en plus nombreux au fur et à mesure que les prévisions scientifiques deviennent tangibles. L’Etat français vient encore d’être condamné pour le manque d’ampleur de son action climatique. Et même lorsque l’occasion se présente de pouvoir saluer une initiative originale et à la hauteur des transformations nécessaires, comme la Convention Citoyenne pour le Climat, celle-ci finit euphémisée au point d’en perdre toute crédibilité.

Dans un contexte déjà ancien de défiance envers l’action politique, une montée des extrêmes est à craindre. Quand les scientifiques se questionnent sur notre compétence à respecter les conditions d’habitabilité de la Terre, il devient indéniable que l’Anthropocène entraînera des répercussions radicales sur nos sociétés, même au regard d’une Histoire humaine pourtant déjà riche de périodes troublées et de transformations profondes. Le camp des opposants à la bassine Sainte-Soline n’est pas réductible à un seul groupe ultra-violent, c’était tout un continuum allant de simples familles engagées dans la sensibilisation aux problématiques environnementales jusqu’à des groupes violents, en passant par des élus de la République. Nous ne pouvons donc pas réduire les évènements de Sainte-Soline à la simple expression d’un écoterrorisme nihiliste mené par des milices d’ultra-gauche face à un ordre nécessairement juste, compétent et incontestable, ni accepter l’héroïsation de soi-disant guérilleros combattant un ordre social forcément totalement corrompu. Ce serait, pour paraphraser Albert Camus « mal nommer les choses et par là, ajouter au malheur du monde ».

En fait, nous sommes face à l’affrontement de deux cohérences. D’un côté, les paradigmes autrefois productifs, mais aujourd’hui souvent obsolètes et délétères d’un ordre condamné à cause de la disparition des conditions stables de sa naissance et de son développement. De l’autre côté de nouveaux paradigmes confus, contradictoires, parfois certainement irréalistes d’un nouveau monde émergeant. Leur hybridation aura forcément lieu un jour, mais nul ne sait encore quand, comment ni même sous quelle forme. Comprendre ne signifie pas tout accepter et certainement pas la violence aveugle dans quelque « camp » que ce soit, mais sa simple apparition devrait déjà nous questionner. L’Histoire fait constamment la preuve que les évolutions sociales arrivent par des minorités déterminées et que leur répression autoritaire n’empêche pas les changements : avant de devenir chrétiens eux-mêmes, les Romains les regardaient se faire dévorer par leurs lions…

Démonter calmement nos mythologies et interpréter le réel différemment devient plus que nécessaire. Nous devons accepter que la croissance économique exponentielle et incontrôlée soit le problème et non la solution. Pour perdurer, il nous faut adopter une approche systémique et repenser nos modes de production et de consommation. Si, en plus, nous souhaitons préserver la paix civile, cela doit se faire par une approche organisée, globale, partagée et la plus équitable possible, ce qui est précisément la mission d’un Etat démocratique. Fondamentalement, le choix est simple : nier et disparaitre au minimum en tant que société globalisée moderne, si ce n’est, à terme, en tant qu’espèce, ou bien acquérir une sorte de sagesse nouvelle où nos décisions seraient guidées non seulement par la réalisation de nos désirs, mais aussi par la conscience et la mesure des impacts de ceux-ci.

Si nous pouvions, au passage, apprendre de l’Histoire à accompagner les changements en bonne intelligence plutôt qu’à les subir en s’infligeant plus de mal, ne serait-ce pas encore mieux ?


5*) Laurent Aillet, a mené pendant près de 30 ans une carrière dans l’industrie comme directeur des Risques Industriels. Il est maintenant consultant indépendant en gestion des risques et est engagé sur les questions de RSE, de gestion des crises et de transition écologique dans les entreprises et les collectivités locales. Il a publié avec le journaliste Laurent Testot « Collapsus : Changer ou Disparaitre », aux éditions Albin Michel en janvier 2020.

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Rendez-vous le 02 juin 2023 pour le N°215