LA MARINE NATIONALE, CAP SUR 2040
(1ère partie)
Pierre Versaille
Pour réfléchir à la Marine Nationale de demain, il ne saurait être seulement question de partir de la situation actuelle, et de voir quelles peuvent être les évolutions à la marge, compte tenu des (im)possibilités budgétaires, et de quelques autres conjectures, en appliquant ce raisonnement aux différents types de bâtiments.
C’est cependant la méthode qui semble être celle que l’on applique actuellement à la préparation de la prochaine loi de programmation militaire. Il est vrai que le temps de la Marine est un temps long et on pourrait même dire un temps de plus en plus long. On a coutume de parler du cuirassé « Bretagne » comme d’un bâtiment à la limite « hors d’âge » lorsqu’il a été détruit en 1940, à Mers-el-Kebir, il avait alors vingt-cinq ans d’âge, le porte-avions « Charles de Gaulle » en a actuellement dix-sept et on estime qu’il restera en service pendant encore une vingtaine d’années. Si la durée de vie d’un bâtiment est maintenant de quarante ans, la période couverte par la loi de programmation militaire 2018-2022 ne verra donc le renouvellement que, grosso modo, d’un dixième de la Flotte. Or il y a actuellement en service un porte-avions, trois porte-hélicoptères, quinze à dix-huit frégates de premier rang, dix sous-marins tous types confondus, et une dizaine de navires, patrouilleurs et avisos qui remplissent des missions de bâtiments de surveillance et d’intervention maritime sous pavillon français par le monde et quelques bâtiments du train d’escadre (par exemple pétroliers ravitailleurs). Il est donc compréhensible de raisonner, à échéance de quatre ans, à la marge dès lors qu’un volume de 10% de l’existant est concerné.
Mais l’action de la Marine Nationale se fait dans un cadre qui a beaucoup évolué par rapport à ce l’on a connu jusqu’en 1980-1990, époque où ont été mises en service ou conçues la plupart des unités de la Marine Nationale en service actuellement. C’est la raison pour laquelle il est particulièrement important de s’interroger sur la menace, ou plus exactement les menaces, car certaines sont anciennes, d’autres nouvelles ou ont pris de nouvelles formes. Comment y faisons-nous face actuellement ? Que faudrait-il prévoir au moins à moyen terme pour ce qui concerne la Marine ?
En se reportant aux données que l’on trouve dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale[1], pour faire court, pour la France, en Europe, dans les rapports avec les États-puissances, la menace vient de Russie. Certes, nous ne sommes plus menacés d’un déboulé de divisions mécanisées, depuis la disparition de l’Union Soviétique et l’entrée dans l’OTAN de la plupart des pays satellites qui en constituaient le glacis occidental. Toutefois depuis plus d’une dizaine d’années, la Russie mène des actions agressives, quoique souvent indirectes, dans la « zone grise » qui se situe entre les frontières de la Fédération de Russie et les pays membres de l’OTAN, en Transnistrie, en Géorgie, en Crimée et dans le Donbass, et essaie de peser sur des pays membres de l’Alliance atlantique, en jouant de la présence de populations russophones et russophiles (dans les États baltes), voire en manipulant les réseaux d’information, par le biais d’internet, à l’occasion d’élections (aux USA de façon avérée en 2016 et sans doute aussi en France en 2017). Elle a entrepris une politique de réarmement qui appuie une diplomatie très active qui a conduit, ces dernières années, à un soutien militaire du régime officiellement au pouvoir en Syrie, donc en ce concerne sa Marine, à des manifestations de présence en Méditerranée, jusqu’au groupe naval du porte-avions « Amiral Kusnetzov » et une augmentation des patrouilles de sous-marins dans l’Atlantique nord.
Cependant quand on prend connaissance de la vision du monde qui sous-tend le projet de programmation militaire russe 2018-2025 (cf. Nouvelle doctrine navale russe : quid novi ?[2]), on y voit pour la Marine russe l’affichage de l’ambition d’être la seconde marine du monde, non pas pour défier les États-Unis, mais pour ne pas se faire dépasser par la Chine, dans la nouvelle course aux armements navals qui oppose ce pays au Japon et à l’Inde.
Le vrai risque serait-il dans le sentiment de la Russie d’être menacée à l’ouest par l’OTAN qui reconstitue un commandement maritime pour l’Atlantique ; et à l’est par des puissances que la Flotte du Pacifique russe n’impressionne pas, hormis quelques SNLE obsolescents, du type « Delta III[3] » ? Et ce sentiment d’encerclement peut conduire au besoin de « montrer le pavillon » dans l’Atlantique ou en Méditerranée.
La seconde menace, et il s’agit là d’une nouvelle menace, est celle de la résilience d’organisations non étatiques, du type de l’ex soit disant État Islamique, qui entreprendraient, sur le plan maritime, de mener une « guerre asymétrique » partout où se trouvent les intérêts des états qui les ont combattues et qui pour cela nouerait des liens avec le banditisme, sur le plan maritime avec la piraterie, en s’approvisionnant en armes lourdes à partir des stocks qui se sont constitués après les guerres (dans les Balkans) et les révolutions (du « Printemps arabe ») que l’on a connues depuis près de trente ans.
La réponse que la Marine Nationale peut apporter à ces menaces doit être examinée selon qu’elle relève
- de la dissuasion nucléaire,
- des traités d’alliance, signés par la France, au premier desquels on trouve celui de l’OTAN,
- de la sécurité de nos intérêts propres en tant que puissance ayant des intérêts disséminés dans le monde
Ce qui relève de la dissuasion nucléaire
Si la menace russe prenait pour cibles des pays de l’OTAN, I ’Alliance atlantique serait censée apporter la réponse, en ce qui concerne l’engagement de moyens militaires, et elle a déployé encore récemment des forces terrestres et aériennes en Pologne et dans les États baltes, envoyé des patrouilles navales en Mer Noire, recréé un commandement naval (l’ex SACLANT) dans l’Atlantique, pour montrer qu’elle ne baissait pas la garde.
Mais la question se pose à plus long terme. Quand on observe le passé le plus récent, depuis moins de deux ans, avec l’élection de Donald Trump, le Brexit, l’instabilité politique de l’Allemagne, on se dit que ce qui nous menace peut-être le plus, c’est l’incertitude sur l’engagement de nos alliés. Si l’on n’est pas sûr que notre système d’alliance transatlantique soit toujours en place après cent dix ans d’existence, en 2059, si l’on estime qu’il est possible que les États-Unis reviennent à l’isolationnisme qu’ils ont pratiqué pendant cent vingt ans des presque deux cent ans qui nous séparent du discours de Monroe en 1823, il faut essayer d’en tirer les conséquences dans le domaine qui nous intéresse.
Dans la perspective d’imprévisibilité géopolitique à laquelle nous pensons devoir être confrontés dans le futur, il parait d’abord tout à fait inconséquent pour l’indépendance nationale de renoncer à une dissuasion nucléaire autonome (cf. Notre intérêt National Quelle politique étrangère pour la France ? Thierry de Montréal et Thomas Gomar, Ed. Odile Jacob, janvier 2017).
Cette première conclusion de la réflexion sur la menace entraine le maintien pour la Marine de la charge de la composante navale de la Force de dissuasion, donc la mise à sa disposition de Sous-marins Nucléaires Lanceurs d‘Engins qui soient au niveau des meilleurs standards du moment, qu’il s‘agisse de leurs systèmes d’armes ou de leur indétectabilité, car la dissuasion nucléaire se doit d’être imparable.
La Russie est en train de mettre en place depuis 2009 sa quatrième génération de SNLE, la classe « Boreï » (dans la codification de l’OTAN), après que sa construction a été différée dix ans. Le Royaume Uni projette la mise en service d’une nouvelle classe « Dreadnought » en 2028, les États-Unis, d’une classe « Columbia » en 2031. Or le plus ancien des SNLE français opérationnels atteindra 30 ans d’âge en 2027. Le remplacement des SNLE français apparait donc comme nécessaire autour de 2030.
Mais il faut aussi prendre en compte les enseignements de l’Histoire, dans la mise en œuvre de la dissuasion. On sait par exemple que la dissuasion nucléaire ne peut pas prévenir un conflit dans une situation qui ne met pas en jeu l’existence même du pays qui la brandit, les guerres de Corée et du Vietnam l’ont montré.
Il est donc nécessaire de pouvoir mettre en œuvre dans les autres cas des dispositifs de « riposte graduée ». Du côté américain, on envisagerait, semble-t-il, l’emploi de bombes nucléaires dites « de faible intensité » (cf. Huffington Post « Draft of Trump’s Nuclear Review »[4]). Il semble que le Royaume-Uni envisage aussi pour ses SNLE (en anglais SSBN) des missions « sub-stratégiques », certains des missiles ayant une seule ogive, pour attaquer des adversaires régionaux (États dits « voyous ») qui possèdent des armes de destruction massive, une mission qui ne nécessiterait pas une attaque importante. Mais cette tactique d’emploi présente un risque d’escalade nucléaire, qui en exclut l’utilisation dans le cadre de la doctrine d’emploi de l’arme nucléaire par les forces françaises, ce qui mériterait d’être réaffirmé.
La solution alternative est l’emploi de missiles de croisière, qui peuvent au sein des forces navales, être mis en œuvre soit par des sous-marins d’attaque, soit au sein de groupes aéronavals. Dans la Marine Nationale, les frégates de la classe Aquitaine sont équipées de Missiles de Croisière Navals (MdCN), et ceux-ci sont prévus sur les SNA de la classe Suffren. Cette défense non nucléaire pourrait avoir d’autant plus d’importance que la pression se développe, à l’ONU, pour une interdiction totale de l’arme nucléaire. Cela a pour conséquence de renforcer l’importance des Sous-marins Nucléaires d’Attaque et devrait conduire à sanctuariser ce qui leur est destiné dans le budget des Armées.
Mais peut-être faudrait-il aller plus loin et prévoir la possibilité d’un rapprochement entre les SNLE et les SNA, lors de leur construction, qui pour les dernières unités de la classe « Suffren » interviendra entre 2025 et 2030, ou dans leur doctrine d’emploi. On observera qu’au sein de l’US Navy, à la suite du Traité de réduction des armes stratégiques (START), quatre SSBN de la classe « Ohio » ont été reclassés SSGN (Ship Submersible Guided missile Nuclear). Armés de 150 missiles Tomahawk, ils sont entrés en service à partir de 2006. Sur les derniers SNA (en anglais SSN) de l’US Navy, la classe « Virginia », on trouve un système de lancement vertical des missiles de croisière, comme pour les engins balistiques de ses SSBN, et la construction de la classe de SSBN « Columbia » reprendra des méthodes utilisées pour les SSN de la classe « Virginia ». En Russie, ce sont des variantes d’une même famille de missiles « Kalibr » qui seraient montées sur tout type de bâtiments depuis les SNA jusqu’aux corvettes, pour des usages aussi bien stratégiques que tactiques.
La semaine prochaine dans le n°57 :
- Ce qui relève des interventions régies par des traités conclus par la France
- Ce qui assure la défense des intérêts de la France sur les océans du monde
[1] https://www.defense.gouv.fr/content/download/514684/8664656/2017-RS-def1018.pdf
[2] http://www.rusnavyintelligence.com/2017/08/nouvelle-doctrine-navale-russe-quid-novi.html
[3] On notera à titre de comparaison que Jacques Droz dans son essai « Les Causes de la Première Guerre mondiale : Essai d’historiographie » de 1973 montre que pour les historiens allemands le sentiment d’encerclement par la France et la Russie a été un ressort fort de la diplomatie agressive de l’Empire allemand dans la crise de l’été 1914
[4]https://www.huffingtonpost.com/entry/trump-nuclear-posture-review-2018_us_5a4d4773e4b06d1621bce4c5
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