Armées :
Il faut changer de modèle !


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Xavier Guilhou (*)
Expert international en prévention des risques,
pilotage de crises, et aide à la décision stratégique.

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Avant le Covid, déjà, les commentaires militaires croulaient sous l’expression « haute intensité ». La guerre de haute intensité est là désormais, on la voit tous les jours, depuis un an, en Ukraine. Et bien des responsables de constater avec effarement que l’armée française aurait été incapable de mener une guerre pareille pendant si longtemps. Pour l’auteur, aucun doute : il faut repenser nos armées !
 
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« Nous sommes sur l’os… ! ». Qui n’a pas entendu nos grands chefs utiliser cette expression pour préciser que nous n’avons plus de marges de manœuvre sur le plan capacitaire, voire que nous sommes bien en deçà de l’acceptable pour assurer les missions assignées à nos armées. Il est évident qu’après trois décennies de rabotage budgétaire nous ne pouvons qu’être en limite basse en termes de suffisance opérationnelle (moyens, munitions, stocks stratégiques, personnels…) et que, pour reprendre un terme de marins, « nous talonnons ! ». A ce rythme, la prochaine étape est « l’échouage ».

La guerre en Ukraine sert de révélateur dans tous les domaines et a la vertu de réveiller les consciences endormies par des années de « dividendes de la paix ». Pourtant les signaux précurseurs n’ont pas manqué, mais chaque fois le relativisme et la bureaucratie ont effectué leur travail de neutralisation et de normalisation pour continuer à tirer vers le bas nos postures de défense. De fait « nous sommes bien sur l’os » et il nous faut avant tout « remettre de l’épaisseur », à tous les niveaux, pour combler ou compenser ces faiblesses structurelles. La projection de corps expéditionnaires tous azimuts n’est plus dans nos moyens. Nous devons nous recentrer sur la défense de nos intérêts vitaux, la protection de notre territoire et remuscler notre dissuasion. Il faut changer de méthode et surtout de modèle !

CAPACITES NOUVELLES

Certes nous avons développé des capacités marginales à très forte valeur-ajoutée pour « faire autrement » quand nous ne pouvions plus « faire normalement ». Ce fut le cas au cours de ces trois décennies avec la montée en puissance des opérations spéciales. Par leurs performances indéniables, notamment dans la lutte « anti-terroriste » en Orient et en Afrique, elles ont assuré au pouvoir politique la garantie d’une posture opérationnelle à succès, avec une forte résonnance médiatique auprès des opinions publiques. Cela a plutôt bien fonctionné. Dans ce contexte les OPEX ont au moins eu le mérite de permettre à toutes ces composantes de se tester et d’acquérir une courbe d’expérience considérable.

Mais avec l’Ukraine nous passons à autre chose et le travail « sur-mesure » de nos forces spéciales doit désormais s’intégrer dans des schémas complexes de combat de haute intensité, avec un retour aux confrontations de masse sur des lignes de front, que nous n’avons plus connues depuis les grandes guerres mondiales.

Il en fut de même avec les deux fonctions essentielles que sont le renseignement et la logistique, armes souvent considérées comme secondaires dans notre culture militaire , mais qui se sont avérées cruciales pour accompagner nos projections de corps expéditionnaires sur des conflits hybrides, au sein d’alliances, sur des terres lointaines (Afghanistan, nœud syriaque, Sahel). Ces composantes souvent qualifiées de soutiens, alors qu’elles sont des précurseurs qui conditionnent le succès des opérations,  ont permis sur le terrain de faire preuve de réactivité et d’inventivité dans les modes d’action, face à de nouveaux modes d’adversités (cf. les techniques de guérillas pratiquées par les groupes islamiques, mais aussi les méthodes de désinformation et déstabilisation des Sociétés Militaires Privées comme Wagner, ainsi que l’utilisation de technologies duales et des réseaux sociaux).

La nouvelle tourelle d’un véhicule blindé : un concentré de high-tech. Photo Arquus, nicolas Broquedis.

Nous avons aussi compensé la baisse de nos moyens avec de la haute technologie et une professionnalisation remarquable de nos forces. Nos armées sont réduites en nombre, mais elles sont plus performantes du fait des technologies embarquées et du niveau de formation de nos combattants. Ce qui suppose aussi un niveau de soutien et de maintenance non négligeable (pour un soldat au combat il en faut en moyenne neuf en soutien). Néanmoins, pour nos spécialistes, avec les moyens actuels, nous ne pourrions tenir qu’un front de 80 kms, soit Dunkerque – Lille, là où nos anciens furent en mesure de tenir un front de 750 kms lors de la première guerre mondiale. Et que penser de nos capacités de feu qui n’excéderaient pas une semaine en termes de stock de munitions…

CAPACITES A RESISTER

De nouveau le conflit en Ukraine, et surtout les risques de confrontations pressenties en Mer de Chine et en Méditerranée orientale, posent la question des masses critiques et du niveau de rusticité qu’il faudrait désormais être en mesure d’assumer face à des armées qui utilisent des centaines de milliers d’hommes et un déluge de feu sans précédent pour arriver à leurs fins.

Ces armées ont recours à la conscription et à la mobilisation de réserves considérables. Par ailleurs elles se battent avec des doctrines basiques similaires à celles de la guerre de 1914, que nous qualifions certes d’archaïques et de barbares, mais qui s’avèrent dimensionnantes actuellement dans les conflits. Au cours de l’été 2022, les Ukrainiens ont tiré 6000 à 7000 obus d’artillerie par jour selon un haut responsable de l’Otan. Dans le même temps les Russes en tiraient 40 000 ou 50 000. A titre de comparaison les Etats Unis ne produisent que 15 000 obus par mois…

Sur cette photo, une centaine d’obus. Les russes auraient tiré, en une seule journée, cinq cents fois le contenu de cette photo. Photo Tsahal

De notre côté nous n’avons plus la conscription et nous avons des réserves qui sont réduites à la portion congrue malgré tous les effets d’annonce vertueux de ces dernières années… Nous faisons confiance à l’intelligence embarquée dans nos moyens, qui sont de plus en plus sophistiqués, en prétendant que cela sera suffisant pour casser ces armées « ringardes » dotées d’équipements datant de la guerre froide… Les évènements nous démontrent qu’il faut faire preuve d’un peu plus d’humilité, ces armées n’ayant pas la même notion de l’attrition et de la vie humaine que nous. Avec une société soumise à la religion du « bien-être », et soyons honnêtes peu résiliente, nous ne remplissons pas les mêmes critères en termes de résistance morale et physique que ces adversaires qui n’ont pas nos états d’âme…

Certes nous avons l’impression actuellement que le corps politique, pas seulement en France mais sur tout le continent européen, subi un électrochoc devant l’intensité et la brutalité des combats en Ukraine. Que n’ont-ils eu les mêmes réactions lors des évènements dans les Balkans, qui ont fait, rappelons-le, de l’ordre de 100 000 morts (200 000 selon les médias) ? Il en fut de même au Moyen-Orient avec les enchainements post-Irak sur le nœud syriaque qui ont fait quasiment le même nombre de victimes. Nous sommes déjà au-dessus de ces seuils pour l’Ukraine 

A chaque fois les niveaux de brutalité et d’inhumanité ont augmenté, franchissant des seuils que les ONG et les organisations internationales n’ont cessé de recenser et d’expliciter pour alerter nos dirigeants. La réponse de ces derniers fut l’invention sémantique des « lignes rouges » à ne pas franchir, mais sans postures réelles et crédibles… Tous ces théâtres d’opération furent des laboratoires, notamment pour les armées Russes et Turques, qui désormais stressent notre flanc oriental et méridional. Heureusement que la posture de dissuasion nucléaire, dont la crédibilité repose sur la permanence à la mer de nos SNLE et sur les capacités de frappes de nos composantes aéroportées ( FAS et FAN), n’a pas subi le même niveau d’altération, voire de destruction systématique, que pour nos moyens conventionnels.

Aujourd’hui le temps n’est plus aux lamentations mais à la reconstruction d’un modèle, en s’appuyant sur cette épaisseur tactique qu’offrent  les composantes à forte valeur ajoutée dont nous avons parlé. Il est évident que ces moyens, en s’intégrant intelligemment dans des schémas plus élaborés de combat de haute intensité, peuvent devenir des « démultiplicateurs de forces ».

Chronique initialement publiée sur le site de Xavier Guilhou : www.xavierguilhou.com
Dans un second article, l’auteur donnera quelques pistes pour un nouveau modèle d’armée


Source photo bandeau de l’article : ©LaureFanjeau

(*) Xavier Guilhou, spécialiste international reconnu depuis 40 ans dans les domaines de la prévention des risques, du pilotage de crises, et l’aide à la décision stratégique. Ancien responsable de la DGSE (dans les années 1980), fortement engagé dans la montée en puissance des Opérations Spéciales (COS) dans la décennie 1990, a une longue expérience de terrain. Il a par ailleurs exercé pendant 15 ans des fonctions exécutives et opérationnelles au sein de grands groupes français (Schneider Electric) et a conseillé depuis 2004 des Etats et des réseaux vitaux en matière de pilotage de crise et de géostratégie. Il est auditeur de l’IHEDN et capitaine de vaisseau (h). cf. son site www.xavierguilhou.com

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