Europe :
Capacité militaire , une urgence absolue


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Jean-Paul Perruche (*)
Général de corps d’armée (2s)

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Ceux qui pensaient que la guerre en Europe appartenait à l’histoire ont été pris à contre-pied par le conflit en Ukraine. Il a mis en évidence le niveau de désarmement des pays européens, mais aussi leur incapacité à agir collectivement en dehors du « leadership » américain. Ce qui donne des fourmis dans les poings de l’auteur.

Tandis que les autres pays du monde se réarmaient, l’abaissement abyssal des budgets de défense des pays européens depuis la fin de la guerre froide a mis la quasi-totalité d’entre eux dans l’incapacité de s’engager dans des combats de haute intensité. Les chiffres de l’attrition résultant des combats entre les armées russe et ukrainienne depuis le 24 février 2022, publiés par l’agence ORYX à partir d’observations par satellites, font état de la perte (minimum) de 1012 chars et de 340 pièces d’artillerie par la Russie et de 252 chars et 125 pièces d’artillerie par l’Ukraine, dont une forte proportion dans les premières semaines de guerre.

La mise en regard de ces chiffres avec les dotations de l’armée française, la plus puissante des pays de l’UE, 220 chars et 88 pièces d’artillerie (avec des stocks de munitions très réduits), suffit à montrer les limites des pays européens en cas d’engagement de haute intensité.

Elle fait ressortir également le besoin indispensable d’une capacité d’action collective des pays européens, pour agir sans les Américains en cas de besoin mais aussi pour être plus efficaces avec eux.

La faiblesse de l’Europe

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Un certain nombre de critiques sont émises régulièrement par des politiciens et des intellectuels contestant le bien fondé de l’Otan et de son action, mais qu’auraient pu faire les Européens en réponse à l’invasion de l’Ukraine si les Américains ne s’étaient pas engagés ? Sur quelles bases auraient-ils pu négocier avec Vladimir Poutine qui n’est sensible qu’aux rapports de forces ? Aucun pays européen n’était en mesure de dissuader sérieusement l’agression russe, et bien que disposant d’un budget de défense cumulé 4 fois supérieur à celui de la Russie, les pays européens membres de l’UE ne disposaient d’aucune capacité d’action militaire collective crédible, ni d’un potentiel militaire suffisant pour dissuader la Russie ou permettre à l’Ukraine de résister à l’agression russe.

La brigade franco-allemande, crée en 1987, a été engagée par petits morceaux en Bosnie, au Kosovo, en Afghanistan, mais n’a jamais combattu en tant que grande unité opérationnelle. Photo BFA

Ce conflit se déroule pourtant en Europe et concerne au premier chef les Européens, mais son développement et son issue dépendent essentiellement du rapport de forces entre les Etats-Unis et la Russie. Cette situation est le résultat d’une dépendance à l’égard des Américains dans l’Otan, qui ne s’imposait plus après la décomposition de l’URSS, mais qui fut assumée ensuite par « confort », par la plupart des pays européens. La guerre en Ukraine est un révélateur de la faiblesse militaire européenne, mais il n’est pas le seul.

Plus au sud de notre continent, le Président turc Erdogan défie de plus en plus souvent les Européens, pourtant ses alliés dans l’Otan, et en particulier la Grèce. Il aurait certainement une attitude moins agressive si la solidarité affirmée des pays de l’UE reposait sur une capacité d’action militaire commune crédible.

Dans un monde où les rapports de forces remplacent inexorablement les règles du droit international héritées du siècle dernier, il devient impératif que les Européens réalisent que ce n’est qu’en unissant efficacement leurs forces qu’ils pourront éviter de subir la loi de rivaux devenus beaucoup plus puissants qu’eux.

Pas tant d’OTAN

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Pour cela, ils doivent d’abord sortir du schéma entretenant leur impuissance : la croyance que la garantie de sécurité américaine dans l’Otan est conditionnée par leur incapacité d’agir ensemble Le temps des mises en garde suspicieuses de Madeleine Albright à l’égard de la montée en puissance de la PSDC dans l’UE est révolu. L’intérêt américain pour la sécurité de l’Europe est d’abord lié à la défense des valeurs démocratiques et à l’accès à un marché européen attractif. Dans un contexte où, sur fond de rivalité croissante avec la Chine, la majeure partie de leurs intérêts stratégiques se trouvent dans la zone Indopacifique, leur intérêt en Europe est d’avoir des partenaires européens capables de porter plus efficacement le fardeau de leur sécurité.

Le spectre de leurs intérêts et donc de leurs garanties de sécurité à l’égard des Européens est évolutif comme l’ont montré les ajustements stratégiques des présidences Obama puis Trump. Si les Etats Unis soutiennent actuellement massivement l’Ukraine, le Président Biden a exclu l’engagement de soldats américains dans ce conflit. Un soutien américain, mais du sang ukrainien, ce qui rejoint l’attitude du Président Obama lors des opérations de 2011 en Libye : leadership from behind », un soutien américain, mais les risques d’engagement pour les européens !

Le prétexte de la soi-disant hostilité américaine à une montée en puissance d’une capacité militaire européenne crédible n’est plus d’actualité, et un nombre croissant de publications des think tanks américains, et notamment de l’Atlantic Council des Etats-Unis, l’illustre.   

Photo 7th Army training command

Désormais placés devant leurs responsabilités, les Européens doivent trouver rapidement les voies et moyens de défendre leurs intérêts également dans le domaine militaire, et en particulier opérationnel. Ce qui a été réalisé depuis la mise sur pied de la PSDC (structures et capacités) au début des années 2000 n’est qu’embryonnaire et ne correspond manifestement pas à l’attente des citoyens qui veulent une UE qui protège. Le concept d’une « armée européenne » au sens d’une armée nationale, étant utopique à ce stade, il est préférable d’évoquer la montée en puissance d’une capacité européenne de défense commune (termes conformes aux traités).

De gros efforts indispensables

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Un premier pas a été réalisé en mars 2022 avec l’adoption par le Conseil européen de la « Boussole stratégique », qui identifie les menaces et les risques communs dans le nouvel environnement stratégique. Elle prône la mise en cohérence des actions en fonction des objectifs communs, prévoit le renforcement des capacités opérationnelles en réaction aux crises notamment par : une planification d’anticipation, des efforts d’investissement dans l’innovation, la recherche et le développement de capacités (force de réaction rapide de 5000 militaires), le renforcement de la chaine de commandement des opérations (C2) et une approche plus intégrée de la réponse aux crises.

Mais ce n’est qu’un premier pas, qui doit être concrétisé par des mesures pratiques permettant à l’UE d’être efficace dans les scénarios de crises potentielles déduits de la « boussole stratégique », et identifiés comme étant les plus contraignants. A partir de ces scénarios, devraient être définis les types d’actions à entreprendre par l’UE et les conditions de leur mise en œuvre, ainsi que les systèmes de commandement politique et militaire, les besoins capacitaires et le niveau d’intégration et de coordination souhaitable des forces nationales.

Des plans d’anticipation correspondant aux différents scénarios, s’appuyant sur les principes définis par le Maréchal Foch (unité d’action, concentration des forces et économie des moyens), devraient être réalisés et avalisés par les Etats, éclairant les schémas et les conditions d’engagement des forces et facilitant une prise de décision politique rapide en cas de besoin. Cette approche était celle de l’Otan pendant la guerre froide.

Ces plans devraient ensuite être mis en œuvre dans des exercices permettant de les valider et surtout d’améliorer les capacités européennes d’action commune préalable à l’émergence d’une culture opérationnelle européenne. Une telle capacité d’action renforcerait par ailleurs notablement la crédibilité et donc l’efficacité d’une diplomatie européenne.

Le monde a changé, et sur fond de contestation de l’occident et de ses valeurs par une alliance d’autocrates, la guerre est revenue en Europe. Il est urgent que les Européens reprennent à leur compte la devise du Maréchal de Lattre : « ne pas subir »

(*) Jean Paul Perruche, saint-Cyrien, auditeur de l’IHEDN et du CHEM (Centre des hautes études militaires), est général de corps d’armée (2S). Il a participé à des opérations au Tchad, en Somalie, dans les Balkans, a commandé l’état-major de forces n°1, a été l’adjoint du commandant des forces de l’OTAN au Kosovo, chef de la mission militaire française après du commandant suprême des forces alliées en Europe (OTAN-SHAPE) et conseiller du chef d’état-major des armées. Il a aussi été directeur général de l’Etat-Major Militaire de l’Union Européenne et directeur de recherches à l’IRSEM (Institut de Recherches Stratégiques de l’Ecole militaire).

Il est aujourd’hui consultant en stratégies de sécurité et de défense, expert-défense qualifié auprès du Parlement Européen et membre du comité scientifique de la fondation Robert Schuman.


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