Pour que l’arrière
puisse tenir
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Jean-Tristan Verna (*)
Général de corps d’armée (2S)
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Un engagement majeur face à un État « souverainiste et autoritaire » mettrait à mal « les cœurs et les esprits » de notre société, dès à présent traversée par des courants antagonistes et peu préparée à une prise de risque. Dans ces conditions, l’auteur veut démontrer que l’engagement des armées devra être rapide et foudroyant, ce qui nécessite d’augmenter son potentiel capacitaire. Dans notre numéro 158, le général Desportes, sur un autre axe d’idées, ne disait pas autre chose. Précisons que dans l’article tel que nous le présentons ici, on ne parle pas de l’information et de la communication. C’est un sujet essentiel, mais sensible et polémique, qui sera l’objet d’une prochaine publication.
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Comment notre société réagirait-elle, ou plutôt « interagirait-elle », face à l’engagement de nos armées dans un conflit de haute intensité ? Telle est la question qui se pose au moment où cette « haute intensité » devient un thème récurrent dans la prise de parole des chefs militaires et des analystes professionnels.
Dans le n°155 Le Général Perruche analysait « Les éventuels conflits : conséquences pour la France »
Il est de bon ton de citer Marc BLOCH et son « Étrange défaite » : avant 1940, aucun esprit informé et rationnel ne pouvait ignorer la menace évidente que faisait peser l’outil militaire mis sur pied par l’Allemagne nazie. La guerre civile en Espagne avait été là pour l’illustrer. Mais, très majoritairement, « la société de l’avant-guerre » refusa d’envisager cette menace et les mesures préventives qu’elle appelait. La société, c’est-à-dire les citoyens, leurs représentants politiques, et presque tous les relais d’opinion les plus influents parmi la presse et l’intelligentsia, trouvèrent leur compte dans « la drôle de guerre sans coup de fusil. »
L’engagement majeur
Avant toute chose, comment peut-on caractériser aujourd’hui « l’engagement majeur » pour reprendre le terme choisi par le chef d’état-major des armées ?
Tout d’abord l’ennemi. Ce sera forcément un État, et non plus une nébuleuse terroriste sponsorisée. Un État parmi les quelques-uns que l’on qualifie de « souverainiste et autoritaire », et disposant de moyens militaires aussi complets que les nôtres. La liste en est courte et connue. Notons au passage que la petite demi-douzaine d’États auxquels tout le monde pense bénéficient en France de nombreux sympathisants, y compris au sein du personnel politique et des relais d’opinion influents.
Ensuite, « pour quoi combattrons-nous ? » Sans doute pas pour la survie physique de notre pays et de sa population. L’enjeu visible sera donc limité et géographiquement assez lointain, même si sa valeur réelle devrait être forte en termes économiques (liberté de circulation…), géopolitiques (respect des frontières établies…) ou moraux (respect du droit humanitaire…). Autant dire que cet engagement majeur pourra facilement être qualifié par l’un ou par l’autre d’ingérence malvenue, comme ce fut le cas, dans un autre cadre, lorsque la France proposa, voire imposa, son aide au Liban après les explosions d’août 2020.
Quant à l’enjeu humain, peu de chances qu’il soit perçu par l’opinion publique et les médias avec autant d’acuité que lorsque les attentats de novembre 2015 laissèrent 130 corps sans vie dans les rues de Paris. Ce « pour quoi nous combattrons » fait que nous ne combattrons certainement pas seuls. Nous serons au sein ou à la tête d’une coalition ? Tous ses membres seront-ils en odeur de sainteté auprès de nos compatriotes ? Il y en a au moins un, incontournable, dont la cote est descendue très bas (mais elle évolue depuis l’élection de son nouveau président), alors que peu de gens savent combien il nous aide activement mais discrètement au Sahel.
Enfin, « à quoi cela ressemblera-t-il ? » À la vraie guerre, celle de la vraie tactique, feux, mouvement, protection, avec les unités blindées manœuvrant en offensive / défensive, appuyées par des feux puissants, terrestres et aériens, le tout valorisé par les nouvelles technologies du numérique et de la robotique. Une valorisation sur laquelle repose l’espoir de limiter les pertes humaines, directes ou collatérales, et les destructions matérielles, puisque les experts nous disent qu’il y a plus de chance que cela se passe dans une région côtière urbanisée plutôt qu’aux confins du désert de Gobi. Mais des pertes, il y en aura, sans doute, frappantes dans les cœurs et les esprits de la population.
Pour terminer, n’oublions pas que les analyses stratégiques traduites dans les livres blancs successifs s’accordent pour établir que cet engagement majeur ne se concrétiserait sur le terrain qu’à l’issue d’une période de crise diplomatique, période indispensable à la montée en puissance du gros de la force à déployer, mais propice à la multiplication des débats sur l’opportunité, la légitimité, la nature et les risques de l’engagement.
Un conflit mal vécu
Venons-en maintenant à la société qui serait confrontée à cette « hypothèse d’un engagement majeur ». On peut la décrire, de façon sans doute caricaturale, au travers de ses attentes et de ses comportements collectifs actuels. C’est la société qui vient de traverser la crise sanitaire et ses débats à n’en plus finir, pour beaucoup sans fondements rationnels. C’est la société qui se mobilise pour la défense de la biodiversité, pour le « vivre et produire local », et qui combat les « 200 qui nous empoisonnent » sans précisément savoir les nommer. C’est la société qui s’enflamme lorsqu’un afro-américain meurt sous les coups de sa police et qui fait de chaque sujet sociétal un combat idéologique et systémique. C’est la société qui se déchire sur le difficile équilibre à trouver à moyen terme entre les nécessités socio-économiques du court terme et les enjeux environnementaux et humains du long terme. Un équilibre où la détermination des court, moyen et longs termes est d’emblée sujet à discussion passionnée.
C’est désormais une société multiculturelle où le débat est permanent, ouvert, souvent non maîtrisé ou maîtrisable, « viral » dit-on, avec autant d’experts que d’internautes, et surtout où la parole des experts qualifiés et des responsables en poste n’est ni reconnue d’emblée, ni tout simplement audible. Cette description de la société est caricaturale car l’opinion publique (la France d’en bas) est assez partagée sur tous ces sujets. En revanche, elle traduit à mon avis le bruit médiatique et la production intellectuelle qui transpirent de la France d’en haut…
L’ennemi, l’adversaire (rayer la mention inutile)
« En face », qu’en serait-il ? Les sociétés des pays que nous avons en tête possèdent tous une frange contestataire, populaire au mieux, intellectuelle au minimum. Nos médias, nos intellectuels, une partie de notre personnel politique s’en font les relais, à juste titre ! Mais force est de constater que ces pays ont une population souvent très homogène sur le plan culturel, pour ne pas dire sur le plan « ethnique ». L’opinion publique et ses relais y suivent majoritairement la ligne des responsables politiques.
Cette ligne politique s’appuie de plus en plus sur un récit national puisant au plus profond de leur identité historique, de leur « nationalisme », à l’opposé des récits nationaux sur lequel se fondent nos sociétés démocratiques ouest-européennes. La Russie s’inspire autant de Pierre le Grand que des souvenirs du « bon temps » de l’Union soviétique. La Turquie rêve de la zone d’influence ottomane, mais exclusivement en langue turque !
À l’opposé, notre récit national ne débute en fait qu’en 1789, en prenant soin de gommer l’épisode napoléonien, de renier l’expansion coloniale et de ne surtout pas qualifier de « grande guerre patriotique » une première guerre mondiale dont les souffrances et les sacrifices sont désormais volontiers imputés aux responsables politiques et militaires français qui y furent confrontés.
Ajoutons, pour terminer, que ces pays se sont dotés de moyens, législatifs et techniques, leur permettant de contrôler, voire d’interdire, l’accès de leur population à la presse libre, à internet et aux réseaux sociaux. En dépit d’un arsenal législatif relativement étoffé, mais orienté face à la menace terroriste, on voit mal comment de telles actions pourraient être mises en œuvre en France, à grande échelle et « pour la durée de la guerre ». La censure récente de la loi« AVIA » par le Conseil constitutionnel augure de l’intensité des débats qu’elles ouvriraient.
Ma conviction est donc que dans « l’hypothèse d’un conflit majeur », notre opinion publique, mais également tous les médias et relais d’opinion, ainsi qu’une partie des acteurs de l’action publique, verraient leurs lignes de fractures préexistantes exacerbées à un rythme exponentiel par un débat sur la légitimité de l’engagement, par une profusion incompréhensible de commentaires, par les « Fake news » venant de l’extérieur comme de l’intérieur, par la mise au premier plan émotionnel de situations individuelles dramatiques, mais hélas anecdotiques dans le contexte. Le risque est qu’un tel emballement de la société soit la source de l’échec de cet engagement avant même qu’il se concrétise réellement sur le terrain. La porte ouverte sur une nouvelle « étrange défaite »…
Agir vite
Alors, « Que faire ? » pour que les efforts que nos armées produisent pour se préparer à cette hypothèse ne soient pas vains.
Une première réflexion porte sur la période de montée en puissance qui a été évaluée à plusieurs mois. Elle est le fruit d’un compromis construit lors des travaux de livre blanc pour concilier la volonté des armées de conserver un modèle complet capable de répondre à l’hypothèse la plus haute, et l’impossibilité récurrente dans laquelle se trouvaient les décideurs politiques d’accorder d’emblée un niveau de ressources suffisant. On part donc du principe que lorsque les prémices de la crise majeure seront suffisamment explicites, une mobilisation rapide des moyens nationaux permettra d’atteindre en un petit semestre le volume nécessaire de forces et de capacités, petit semestre qui au demeurant serait le cadre des manœuvres diplomatiques ou d’actions militaires préliminaires.
Or, désormais, dans le contexte sociétal analysé plus haut, une telle durée de montée en puissance ouvre la voie à l’emballement médiatique et contestataire, ne serait-ce que parce que reconnaître ce besoin de montée en puissance constitue en soi un aveu de faiblesse ou d’impréparation (« les masques de la crise sanitaire »), terreau de tous les fantasmes et commentaires malveillants.
Parler d’engagement majeur de haute intensité nécessite aujourd’hui de réduire cette période préliminaire. Ces dernières années, les armées ont démontré à plusieurs reprises leur capacité à mettre sur pied très rapidement des moyens importants : projection au Mali en 2013, déclenchement de l’Opération Sentinelle, Opération Résilience. Certes, on peut toujours trouver à redire dans les détails et chacun n’a pas eu sa douche chaude dès le premier soir ! La question ne vient pas de la capacité des armées à mobiliser leurs hommes, y compris leurs réservistes. Là où le bât blesse, c’est dans les soutiens : les stocks de munitions, le système de maintenance et sa capacité à se projeter loin rapidement, les goulots d’étranglements des moyens de transport, routiers comme aériens, les moyens du service de santé.
Une partie de ces difficultés tient à l’absence de choix clair entre la possession de moyens propres aux armées, en régie, et le recours à des opérateurs économiques privés. Plus qu’un choix entre l’une ou l’autre des solutions, c’est la capacité légale et contraignante de mobiliser les industriels qui doit être établie à froid, et non au moment où le besoin se déclenche.
Agir fort
Une fois garantie la capacité à s’engager rapidement, et avec elle l’assurance d’une moindre vulnérabilité aux assauts des réseaux sociaux et des commentateurs en continu, le risque suivant est celui de « l’enlisement », dont désormais on parle dès les premiers jours de combat, pour peu que ceux-ci s’avèrent difficiles ou tardent à déboucher sur des résultats positifs visibles. Par conséquent, il faudra que les affaires soient rondement menées, donc agir vite et fort !
Face à un adversaire étatique, dans une confrontation de nature symétrique pour les moyens de combat conventionnels, chacun devra accepter que la force soit employée sans retenue, avec des modes d’action offensifs et puissants, y compris par la mise en œuvre de toute la panoplie des moyens de neutralisation et de destruction. L’engagement en Libye de 2011 est un bon exemple de cette foudroyance. Mais l’adversaire était-il vraiment en mesure de répondre ?
Cela suppose, entre autres sujets, que soient rapidement tranchés tous les débats sur l’utilisation offensive des nouvelles technologies : lutte cybernétique, robotique de combat… Au-delà de la prise d’ascendant sur l’adversaire, approche militaire classique, il s’agit de faire la démonstration à notre propre camp que « ça va marcher, et que de toute façon, c’est bientôt fini ! »
Pour atteindre ce but, il faut que tous les responsables soient dès le début bien alignés sur les objectifs et la façon énergique de les atteindre : politiques, diplomates, militaires. Alignés sur le plan national, mais aussi alignés au sein d’une éventuelle coalition, dont les processus d’analyse et de décision ne doivent pas être lents et compliqués. Inutile d’illustrer le propos par un rappel des mésaventures tragiques de la FORPRONU. Envisager l’hypothèse qu’une part significative de nos moyens militaires seraient utilisés dans un engagement majeur de haute intensité pose donc aussi la question du degré d’autonomie de commandement et d’action que nous devons conserver pour éviter l’engluement dans une coalition peu productive.
De ces deux réflexions, « pourvoir agir vite et agir fort, avec une panoplie complète de moyens », découlent une grande partie des besoins que les armées sont en droit d’exprimer pour répondre à l’hypothèse d’engagement majeur, au-delà du seul volume de forces disponibles. Qu’il s’agisse de développer de nouvelles capacités ou d’améliorer celles existantes, ces besoins sont identifiés depuis longtemps. Reste à les concrétiser lors des prochaines étapes de la programmation militaire et de sa traduction politique.
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(*) Jean-Tristan Verna, saint-cyrien de la promotion Turenne (1973-1972), a servi 12 ans à la légion étrangère, et a commandé le 2e Régiment Étranger d’Infanterie. Il a pris part à de nombreuses opérations en Afrique (Kolwezi, Tchad, Centre-Afrique), à Beyrouth en 1983, en Bosnie en 1996-1997. Au cours des quinze dernières années, il a principalement servi à l’état-major de l’armée de terre, notamment comme sous-chef d’état-major « études, planification, finances » et comme directeur central du matériel. Il est l’un des pères du programme SCORPION. Il a ensuite rejoint le groupe EADS (devenu Airbus), où il a été Vice-Président Affaires publiques France, et conseiller militaire du Président d’Airbus, de 2012 à 2019. Il est Président de l’ADO (Association pour le développement des œuvres d’entraide dans l’armée), et vient de prendre la présidence du Comité de l’entraide défense, regroupant l’ADO, Terre Fraternité, l’Entraide Marine et la Fondation des Œuvres de l’Air.
Cet article fait partie du dossier n°26 réalisé par Le Cercle de réflexions du G2S « VERS UN RETOUR DU COMBAT DE HAUTE INTENSITE » publié en novembre 2020 et consultable sur : https://theatrum-belli.com/author/asso-g2s/
Le G2S , association selon la loi de 1901, est un groupe constitué d’officiers généraux de l’armée de Terre ayant récemment quitté le service actif. Ces derniers se proposent de mettre en commun leur expérience et leur expertise des problématiques de défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, afin de partager leur vision des perspectives d’évolution souhaitables de la défense.
Groupe de liaison G2S – 1, place Joffre – BP 23 – 75700 Paris SP 07
Le G2S est répertorié dans la rubrique THINK TANKS de la « Communauté Géopolitique, Économie, Défense et Sécurité » d’ESPRITSURCOUF
Bonne lecture et rendez-vous le 22 mars 2021
avec le n°160
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