Ukraine :
dissuasion nucléaire en échec
Bernard Norlain
Général d’armée aérienne (2s)
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Surprises, remises en cause, bouleversements, la guerre en Ukraine n’a pas fini d’interpeller notre politique étrangère et nos affaires militaires. Le général Norlain, qui milite depuis longtemps pour un désarmement nucléaire, y trouve une confirmation de ses idées un brin iconoclastes. Ses réflexions sont si denses que nous publierons son article en deux parties. Cette fois-ci un constat : la dissuasion nucléaire ne fonctionne pas.
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La guerre qui se déroule actuellement en Ukraine, dans toute sa violence, nous dit ce que devraient être les conflictualités du futur. Elle dessine les contours d’une nouvelle politique de défense et de sécurité pour notre pays. A la fois classique et moderne, multiforme, multi-espaces, elle se caractérise par sa diversité et sa complexité, opérationnelle, technologique, économique, politique, sociale.
Portée par la mondialisation et la numérisation, la complexité a envahi tous les champs de la praxis humaine, et particulièrement celui de la conduite des conflits et des politiques de défense. Or l’ennemi le plus grand de la complexité, particulièrement dans le cadre de la réflexion stratégique est celui de la pensée unique, érigée en doctrine. Edgar Morin le dit « Une théorie qui se ferme au réel devient doctrine. La doctrine est la théorie qui affirme que sa vérité est définitivement prouvée et réfute tous les éléments du réel ».
En France la dissuasion nucléaire, figée dans son concept, est devenue un mantra immuable, une religion, célébrée par une armée de prêtres, avec ses adorateurs et ses excommuniés.
La possibilité de la guerre nucléaire
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Pourtant le réel vient frapper à notre porte. Parmi les enseignements que l’on peut d’ores et déjà tirer du conflit en Ukraine, il en est un qui s’impose : celui du retour en force de la menace nucléaire.
En fait celle-ci n’avait jamais disparu, elle s’était en quelque sorte effacée dans un monde perçu comme apaisé, tout au moins d’un point de vue occidental. Elle semblait maitrisée par un concept et ses systèmes d’armes associés : celui de la dissuasion nucléaire.
Devenue en France la « clé de voûte » de notre politique de défense, la dissuasion nucléaire a envahi et stérilisé depuis des décennies le champ de la réflexion stratégique. Elle s’est imposée comme un principe sacré, loué par une longue théorie d’experts auto-proclamés, tous directement ou indirectement au service de la « force de frappe », et donc chargés de servir la communication officielle.
Or, la guerre en Ukraine montre que la possibilité d’une guerre nucléaire est vraisemblable. Au grand dam de tous les activistes de la Bombe qui se répandent dans les médias, pour expliquer que nous sommes toujours à l’abri derrière notre ligne Maginot nucléaire, et qu’il est donc inconcevable que le conflit débouche sur une guerre nucléaire. Ils oublient de dire que tout leur discours autour de « la garantie absolue de sécurité », du « non-emploi » de l’arme nucléaire, de la paix garantie par la Bombe, s’écroule dès lors que la guerre nucléaire rentre dans le champ des possibles. Ce que, en réalité, elle n’a jamais quitté. « La dissuasion nucléaire nous promettait la paix. Le président Poutine démontre avec la guerre en Ukraine que le risque d’escalade nucléaire est plus élevé aujourd’hui que pendant la guerre froide (Jean-Marie Guéhenno) » La syntaxe de la « grammaire » nucléaire a perdu ses règles et le dogme s’est brisé sur le roc des réalités.
L’échec de la dissuasion
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On pourrait penser que la dissuasion, dans son principe même, apporte une autonomie stratégique, une capacité de défendre nos intérêts et nos valeurs, en l’occurrence de répondre à l’agression russe et aux menaces notamment nucléaires que ne cessent de proférer le président russe et ses séides. Au contraire, les Etats nucléaires démocratiques, terrorisés par le risque d’un affrontement nucléaire, sont inhibés dans leurs actions, prisonniers de leurs contradictions et, ce qui est le plus grave, privés volontairement de liberté de manœuvre. Alors que le chef des agresseurs multiplie les déclarations agressives, le mot « nucléaire » devient tabou, les exercices qui pourraient passer pour de la « provocation » sont annulés. Les « lignes rouges » sont imposées par le maître du Kremlin.
En réalité la possession de l’arme nucléaire révèle sa véritable nature : elle est un permis d’agresser. « Le fait que les autorités aient à leur disposition des forces d’une puissance quasi surnaturelle et apocalyptique ne les a pas conduites à la sagesse et à la modestie. Cela les a rendues arrogantes et violentes ».
La menace nucléaire est brandie par l’agresseur pour dissuader l’agressé de faire appel à des recours. Ceux-ci étant eux-mêmes dissuadés de se porter au secours de l’agressé par crainte d’une escalade nucléaire. « En évoquant le risque d’une guerre nucléaire, Vladimir Poutine utilise la dissuasion à des fins offensives (Jean-Marie Guéhenno) »
Il ne s’agit plus de « dissuasion » mais de « persuasion ». Le volet défensif s’accompagne d’un volet offensif impliquant l’emploi possible de l’arme nucléaire, loin du « non-emploi » de la doctrine nucléaire française.
Une épée de Damoclès
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A vrai dire tout ceci n’est pas nouveau. Depuis 1945, l’humanité vit avec cette épée de Damoclès au-dessus de nos têtes et danse au bord du gouffre. La guerre en Ukraine ne fait que révéler les contradictions attachées à l’arme nucléaire et aux concepts qui tentent de justifier son existence et sa possession.
Pour la première fois l’humanité s’est donné la capacité de se détruire elle-même. Elle a créé un monstre et pendant un temps les Etats qui se sont dotés de cette arme ont cru pouvoir apprivoiser et manipuler le monstre. Il aura suffi d’un apprenti sorcier pour que le monstre se réveille, échappe à ses mentors et les menace. « La crise ukrainienne et le nucléaire ne relève pas uniquement de la géopolitique. C’est la violence qui les manipule selon ses propres lois »
En rendant perceptible la possibilité de la guerre nucléaire, et en révélant la vraie nature des doctrines censées la conjurer, la guerre en Ukraine nous place devant nos responsabilités. Faire face : réaliser qu’une catastrophe majeure est possible et tout faire pour l’éviter. Dans le cas de l’arme nucléaire et de ses conséquences dévastatrices pour la planète, il n’est d’autre solution que d’aller, à terme, vers un désarmement nucléaire selon un processus multilatéral, progressif et contrôlé. Processus faisant déjà l’objet de nombreuses propositions.
Ce n’est pas tout. Erigée en garantie absolue de sécurité, la dissuasion nucléaire a anesthésié l’esprit de défense chez ceux qu’elle est censée protéger. Le rôle du citoyen a été amoindri par la Bombe et la politique fondée sur la dissuasion, car il n’est plus en mesure de justifier ni de s’élever contre ce qui est fait en son nom. Il ne peut y avoir de sécurité sans participation, adhésion et responsabilité. C’est une éthique de responsabilité et donc une éthique de conviction qu’il faut développer.
Pourtant, jamais l’addiction à l’arme nucléaire n’a été aussi forte. Crispés sur leur statut, parfois usurpé, de grandes puissances, entraînés dans une concurrence mimétique technologique et opérationnelle, les Etats nucléaires, officiels ou non, s’engagent actuellement dans une nouvelle course aux armements de plus en plus dangereuse. Plus encore, les cinq Etats nucléaires signataires du Traité de Non-Prolifération (TNP), arcboutés sur leurs privilèges, refusent de respecter leur engagement de désarmement nucléaire (objet de l’article VI). Par leur discours sur la garantie ultime de sécurité que procurerait la possession de cette arme, ils encouragent encore plus une prolifération qu’ils dénoncent par ailleurs.
Depuis les bombardements de Hiroshima et Nagasaki, le monde n’a plus subi de détonation nucléaire, qu’elle soit intentionnelle ou accidentelle. Mais lorsque l’on fait le bilan des événements qui auraient pu conduire à un conflit nucléaire, ou plus simplement le nombre d’accidents ou d’incidents qui auraient pu provoquer une explosion (82 aux USA), on peut dire que le monde a eu de la chance. Mais la chance ne peut tenir lieu de stratégie. Le réalisme n’est pas de croire en une hypothétique « garantie absolue de sécurité » mais de penser la possibilité de la guerre ou de l’accident nucléaire. Il faut, selon le mot du philosophe JP Dupuy, « penser la nécessité de l’avenir et son indétermination »
A cette indétermination de l’avenir, amplifiée par l’évolution fulgurante et multiforme du paysage stratégique que nous connaissons, la réponse nucléaire reste figée dans ses concepts depuis soixante ans, tout au moins en France, et crispée dans son refus de toute remise en cause ou de toute réévaluation.
Il est temps de repenser la dissuasion
La suite de cet article, la dissuasion obsolescente, à lire dans notre prochaine publication.
(*) Bernard Norlain, général d’armée aérienne, totalise plus de 6 000 heures de vol. Il a commandé la base aérienne 118 de Mont-de-Marsan (1984-1986), la Défense Aérienne (1990-1992), la Force Aérienne tactique (1992-1994). Il a aussi été chef du cabinet militaire du premier ministre Jacques Chirac puis de Michel Rocard, directeur de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale, et directeur de la revue « Défense nationale ».Après son adieu aux armes, il a œuvré dans l’industrie, notamment comme directeur général de la Sofema (société française d’exportation des matériels aéronautiques). Le 15 octobre 2009, il a cosigné avec Michel Rocard, Alain Juppé et Alain Richard, une tribune dans le quotidien Le Monde pour plaider en faveur du désarmement nucléaire. |
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