L’Union européenne, impuissance minéralogique

Yannick Harrel
Doctorant en Sciences de l’Ingénieur et expert en Cyberstratégie.

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L’auteur insiste sur les choix de l’Union européenne en matière de politique minière, alors que la conjoncture est fortement marquée par une amplification des politiques d’extraction à l’international, sur fond de vive concurrence entre les plus grandes puissances.

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Publiée le 16 mars 2023 puis enregistrée au Journal Officiel de l’Union européenne le 03 mai 2024, la communication émanant de la Commission européenne centrée sur la problématique des matières premières critiques assortie d’un plan d’action, prendra effet à partir du 23 mai 2024. Débuté sous la référence COM(2023) 160 puis devenu le règlement (UE) 2024/1252, le document est plus communément cité sous le vocable de Critical Raw Materials Act, ce qui se traduit en français par Loi sur les matières premières critiques.

L’objectif de ce texte normatif est non seulement de rappeler la prime importance des ressources minéralogiques dans nos activités quotidiennes, de remettre à jour la liste des matières premières critiques, mais prioritairement d’affiner une réelle stratégie globale en la matière dans un contexte stratégique lourd. Car la confrontation latente envers la Fédération de Russie est apparue comme une épreuve humiliante pour les dirigeants européens : cette dernière est à la fois une puissance industrielle mais aussi une puissance minière majeure, a contrario des membres de l’Union européenne qui peinent à assurer leur approvisionnement énergétique et métallique. La pression commerciale chinoise sur le marché européen ne manque pas aussi de faire rappeler cruellement le différentiel en matière de capacités de production, rendu possible pour l’Empire du Milieu par sa maîtrise stratégique des chaînes de valeur.

Le document réitère une stratégie volontariste, favorable à la relance économique et au renforcement de l’activité minière industrielle européenne, et ce en prenant la problématique dès la source, c’est-à-dire dès les étapes relatives à l’approvisionnement en matières premières (prospection, extraction, valorisation).

Pour rappel, les métaux et métalloïdes sont omniprésents dans les appareils et structures contemporaines. Exemples : le lithium, le cobalt, le nickel pour les batteries ; l’indium, le gallium, le cadmium pour le photovoltaïque ; le cuivre, le dysprosium, le néodyme pour l’éolien ; l’uranium, le samarium, le thorium pour le nucléaire etc. En 2021, l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique avait publié The Role of Critical World Energy Outlook Special Report Minerals in Clean Energy Transitions qui détaillait les besoins exponentiels en ressources minéralogiques ces prochaines années, démontrant que la volonté de réduire la place des énergies fossiles comme le gaz, le charbon et le pétrole augmentait conséquemment l’usage des ressources métalliques.

L’initiative présentée doit être moins perçue comme une rupture, bien qu’elle soit ferme dans le propos, que comme une étape supplémentaire majeure à celle amorcée en 2008 au travers d’un document émanant de la même institution et intitulé « Initiative matières premières  – répondre à nos besoins fondamentaux pour assurer la croissance et créer des emplois en Europe ». Ledit texte avait abouti à la rédaction de la première liste de matières premières dites essentielles – elles deviendront critiques à partir de 2011 – pour l’Union européenne. Cette énumération de matières premières est révisée tous les trois ans en se fondant sur deux critères : leur importance économique et le risque de pénurie d’approvisionnement pour les États membres.

L’itération de 2020 avait franchi un palier significatif en passant au mode impératif, tout en établissant une liste d’actions à poursuivre en ce sens. L’édition 2023, prenant acte de la persistante fragilité en ce domaine, préconise de poursuivre les possibilités de rendre l’Union européenne moins fébrile en ce domaine.

L’incontournable problématique des matières premières critiques

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Les objectifs sont ambitieux et, dans le prolongement de la version de 2020, l’accent est singulièrement mis sur l’approche systémique faisant tant défaut à l’industrie européenne comme il est rappelé dans la présentation. Pour bien appuyer le propos, des chiffres sont assénés :

« L’UE achète 97 % de son magnésium en Chine. Les terres rares lourdes, utilisées dans les aimants permanents, sont exclusivement raffinées en Chine. 63 % du cobalt mondial, utilisé dans les batteries, est extrait en République démocratique du Congo. La Chine en raffine 60 %. Cette concentration expose l’UE à des risques significatifs pour la sécurité de son approvisionnement. Il est déjà arrivé, par le passé, que des pays utilisent leur position de force, en tant que fournisseurs de matières premières critiques, à l’encontre de pays acheteurs, par exemple en imposant des restrictions à l’exportation. ».

Car effectivement, l’emploi des matières premières doit passer par tout un processus qui comprend la prospection, l’extraction, la valorisation, la transformation, la confection, la production puis la distribution, et le cas échéant, la récupération. Peu de puissances mondiales sont capables de maîtriser l’ensemble de cette chaîne de valeur. Et au sortir des années 1990, la stratégie du zéro usine (fabless) a privé les pays européens de cette capacité pourtant cruciale de peser su.r une ou plusieurs étapes de ce processus (devenant cycle en intégrant l’économie circulaire et le recyclage, voire le surcyclage). Autre point mentionné dans le passage ci-dessus (avec cependant l’absence notable de références datées et nommées), les restrictions à l’exportation qui eurent lieu en 2010 avec le lithium de Chine, en 2014 avec le nickel d’Indonésie et en 2023 avec le gallium et le germanium, toujours depuis la Chine.

Plus loin dans la lecture, la présentation officielle s’emploie à marteler les besoins exponentiels des états membres de l’Union européenne :

« La demande mondiale en lithium, utilisé pour fabriquer les batteries destinées à la mobilité et au stockage de l’énergie, devrait ainsi être 89 fois plus élevée d’ici à 2050. La demande de l’UE en terres rares entrant dans la fabrication des aimants permanents utilisés dans les éoliennes ou les véhicules électriques devrait quant à elle se voir multipliée par six ou sept d’ici à 2050. La demande de l’UE en gallium, utilisé pour fabriquer des semi-conducteurs, devrait être multipliée par 17 d’ici à 2050. ».

Dans un moment de lucidité, le texte expose la situation suivante, en omettant malencontreusement d’en expliciter les causes :

« La perturbation des approvisionnements en biens essentiels à l’occasion de la crise de la COVID-19 et la crise énergétique occasionnée par la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine ont mis en évidence les dépendances structurelles de l’UE en matière d’approvisionnement ainsi que leurs effets potentiellement dommageables en temps de crise… Les partenariats stratégiques conclus avec des pays tiers, comme prévu dans le plan d’action, contribuent à diversifier les sources d’approvisionnement en matières premières en intégrant davantage les chaînes de valeur des matières premières de l’UE et celles des pays tiers riches en ressources. Toutefois, les actions non réglementaires n’ont pas suffi à garantir l’accès de l’UE à un approvisionnement sûr et durable en matières premières critiques »

L’obstacle du tropisme bureaucratique de l’Union européenne

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Cependant, tout à son tropisme bureaucratique, la Commission s’emploie à fixer des objectifs chiffrés toujours aussi abscons dans leur calcul :

« La législation fixe également des valeurs de référence en ce qui concerne les capacités intérieures tout au long de la chaîne d’approvisionnement en matières premières stratégiques à atteindre d’ici à 2030: l’extraction doit permettre de produire 10 % des besoins annuels de l’UE, la transformation 40 % et le recyclage 15 %. Pas plus de 65 % des besoins annuels de l’UE de chaque matière première stratégique, à tout stade de transformation pertinent, ne devraient provenir d’un même pays hors UE. ».

Il est tout à fait singulier que, à l’instar du texte précédent trois années auparavant, il n’existe aucune évaluation et, en corollaire, encore moins de remise en cause d’une politique menant de front une double transition : l’une écologique (en réalité énergétique) et l’autre numérique, sans se poser froidement la question de leur compatibilité ou, plus modestement, de leur impact sur les objectifs fixés. Ce qu’il faut retenir c’est qu’il y a un plan d’étapes avec une évaluation de leur cheminement mais aucune ouverture pour dresser l’inventaire de ce que ces deux transitions ont déjà coûté aux différents Etats européens en matière de perte de compétitivité.

Pire, forte de cette absence de remise en cause, l’Union européenne prône d’opter pour une stratégie volontariste en matière de bureaucratie et de fédéralisation accélérée en promouvant le système suivant :

« Un mécanisme destiné à fixer des objectifs pour les matières premières stratégiques qui comporte une structure de gouvernance placée sous l’égide d’un comité européen des matières premières critiques spécifique, soutenu par un réseau d’agences nationales et une capacité opérationnelle au sein de la Commission. Cette entité développerait les capacités de suivi, permettrait la coordination des stocks stratégiques de l’UE et veillerait à ce que les entreprises soient mieux préparées en cas de ruptures d’approvisionnement ».

Seule réelle avancée, un allégement (à vérifier sur le terrain administratif cependant) pour les autorisations d’exploitation de ressources minières dont la réponse des autorités doit impérativement s’effectuer sous 24 mois maximum (12 mois pour les projets stratégiques de transformation et de recyclage). Cette obligation étant liée à la délivrance du statut de projet de nature stratégique (l’annexe III détermine les conditions cumulatives nécessaires pour son obtention) que l’on traduit comme particulièrement ardu à obtenir.

Un plan d’action rationnel au profit d’une politique irrationnelle

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Paradoxalement, le constat est très juste et le très rationnel plan d’action dressé en 2020 en est renforcé :

« Compte tenu de l’importance capitale des matières premières critiques pour les transitions écologique et numérique, ainsi que pour certaines applications dans les secteurs spatial et de la défense, une perturbation de leur approvisionnement entraînerait des effets négatifs importants pour l’industrie dans l’UE. Elle compromettrait le fonctionnement du marché unique et nuirait à la compétitivité de l’UE, tout en mettant en péril les emplois existants et la création de nouveaux emplois et en affectant les conditions de travail et les salaires … L’objectif général visé poursuit les objectifs suivants :
(a) renforcer les différentes étapes de la chaîne de valeur des matières premières stratégiques…
(b) diversifier les sources d’importation des matières premières stratégiques de l’Union…
(c) améliorer la capacité de l’Union à opérer un suivi du risque pour la sécurité de l’approvisionnement en matières premières critiques…
(d) assurer la libre circulation des matières premières critiques et des produits mis sur le marché de l’Union… ».

La nomenclature évolue aussi positivement dans sa granularité puisque les matières premières sont réparties en une catégorie principale et une sous-catégorie : la première dite matières premières critiques et la seconde dite matières premières stratégiques. La sous-catégorie reflétant les besoins estimés dans les années futures, toujours dans le cadre de la double transition. De 14 matières premières critiques en 2008, la liste a évolué jusqu’à 34 en 2023 (elles étaient déjà au nombre de 30 en 2020).

Un texte empreint de lucidité et de cécité

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Il en ressort de la lecture de ce très long document, ponctué par cinq annexes, que les rédacteurs sont pleinement conscients des faiblesses comme des tares structurelles de l’Union européenne. Ils arrivent à déterminer les ressources minéralogiques critiques, prônent de raisonnables voies d’amélioration, évoquent le nécessaire emploi de la subsidiarité et de la proportionnalité dans les politiques à mener mais omettent le principal, ou plutôt l’évacuent sans procès aucun : l’obstination à combiner deux transitions à marche forcée dont les effets délétères apparaissent de plus en plus visibles pour les acteurs privés et publics de l’Union européenne.

De manière péremptoire, il est précisé – et ce point est de prime importance – que l’ensemble du rapport est compatible avec le Pacte Vert (Green Deal) et la loi européenne sur le climat (European Climate Law), lesquels entendent respecter les préconisations de l’Accord sur le Climat signé à Paris en 2015 (limitation d’une hausse de 1,5° pour la fin du siècle, baisse de 43% des émissions de CO2 pour 2030). La raison est que ces textes impliquent, pour ne pas dire imposent, une double transition : l’une écologique (qu’il faudrait renommer énergétique) et l’autre numérique (qui est assez vaste dans son acception pour y intégrer à la fois les réseaux de fibre optique que l’intelligence artificielle). Les occurrences dans la réglementation européenne sont si nombreuses qu’il serait inutile et fastidieux de les énumérer présentement. Par ailleurs, dans un élan extatique à portée prophétique, le texte semonce que :

« Sans un approvisionnement sûr en matières premières critiques, l’Union ne sera pas en mesure d’atteindre son objectif d’un avenir écologique et numérique. »

Le texte laisse clairement apparaître dans sa rédaction un constat aussi réaliste que ses préconisations (bien qu’elles soient moins novatrices que dans l’édition précédente). Cependant, il révèle un aspect incantatoire sur la poursuite des deux transitions. En effet, le volet politique apparait prédominant sur le volet technique : il ne s’agit plus d’ajuster la stratégie aux moyens mais de contraindre les moyens à la stratégie. Le texte paraît avoir bénéficié de l’apport d’experts dans le domaine du génie industriel minier, pour le faire cependant passer dans l’entonnoir d’une politique d’administration rigoriste jusqu’à la caricature. Ce qui ne peut que conduire à des dysfonctionnements dont l’ampleur ira en s’amplifiant, et dont le véhicule électrique est un excellent démonstrateur.

Comme le signifiait si bien le fécond Bossuet, déclamateur officiel de sermons et d’oraisons sous Louis XIV : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. »

 

Sources :
https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A32024R1252
https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=CELEX%3A52023PC0160

Pour une étude circonstanciée sur la transition de l’industrie automobile vers l’électromobilité au regard de ses besoins minéralogiques, se reporter à mon étude pour la Fondation de Recherche Stratégique de décembre 2020 :
https://frstrategie.org/sites/default/files/documents/publications/recherches-et-documents/2020/212020.pdf

En complément, les propos du Jean-Dominique Senard, le président du Conseil d’Administration du groupe Renault sur l’absence d’étude d’impact liée à l’interdiction par l’UE de toute commercialisation de véhicules thermiques pour 2035 :
https://gocar.be/fr/actu-auto/economie/fin-des-voitures-thermiques-en-2035-europe-na-jamais-mene-etude-impact-jean-dominique-senart
https://videos.senat.fr/video.4502845_65fa84d52a7ad.renault–quelles-transitions-pour-l-automobile—

(*) Yannick Harrel, est Doctorant en sciences de l’ingénieur, enseignant et conférencier en Cyberstratégie, auteur de trois études, ouvrages de référence sur les enjeux cyber, et lauréat du prix Amiral Marcel Duval 2011 (Revue de Défense Nationale)

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Source photo bandeau : Création via intelligence artificielle

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