ENTRE
CULTURE ET SOUS-CULTURE

de Pascal Le Pautremat (*)
Historien,
expert en géopolitique

LES DÉFIS DE LA SOCIÉTÉ EN DEVENIR

Depuis quelques années, à travers les chaînes dites d’informations, nous sommes frappés par l’inaltérable profusion d’images, de propos convenus ou discordants, sur fond d’esprits ouverts aux diatribes et dénués de profondeur historique, sociologique et économique.

À force de vouloir tout aborder, les survols sont légions dans notre société addicte au jeu de la communication. Et lorsque certains journalistes veulent approfondir leurs analyses, divers auditeurs ou spectateurs, guère lotis en culture générale, se plaisent à ne pas vouloir comprendre et se lancent dans une valse de tweets assassins. Le 1er juin dernier, la romancière Christine Angot en a, par exemple, fait l’expérience, suite à sa rapide tentative d’analyse comparative, dans une émission télévisée très particulière (1), quant aux crimes de masse, entre les victimes africaines de l’esclavage du commerce triangulaire et les victimes de la Shoah.

En marge des diatribes orales, la manipulation de l’image relève, elle aussi d’une culture omniprésente, dénuée de réelle valeur. Ce à quoi s’ajoutent les postures de journalistes embedded, ou inféodés au pouvoir politique en place. Et le tout est imprégné de la « culture » frénétique du tweet. Cette addiction doit sans doute donner l’impression d’exister à ses plus fidèles adeptes. Pour autant, elle ne traduit pas nécessairement l’intention de partager des études de fonds ou des analyses pertinentes. Non, tout n’est que jeux d’informations trop souvent superficielles. Entre critiques lapidaires, déformations et luttes d’egos ; la finalité étant d’avoir toujours le dernier – bon ? – mot

Omniprésence de l’image et de la diatribe

La situation est devenue tellement ubuesque que certains animateurs de l’audiovisuel s’en sont émus. Citons, par exemple, Laurent Ruquier, lui-même pourtant coutumier des critiques ironiques – et de mauvais goût – qui mettent mal à l’aise. Dans une interview au Journal du Dimanche du 15 juin 2019, il dénonce ainsi la « dictature » et la « violence non-stop » de Twitter, estimant même que « Twitter a rendu folle une
profession à la dérive. » (2)

Au de-là de ces jeux de communication, celles et ceux qui œuvrent dans l’Enseignement comme la Formation, peuvent constater les effets d’une tendance portée sur le superficiel et l’approximatif. Sans généraliser, les lectures approfondies, les écrits à caractère universitaire ont cruellement reculé ; et cela quels que soient les supports utilisés, dans un contexte de dématérialisation des écrits. Dématérialisation qui, soit dit en passant, ne reçoit pas l’assentiment de la majorité pour l’assimilation de connaissances. Publiée en mai 2018, une Etude de Diane Mizrachi (du ARFIS Research Group)3 concluait, à partir des données collectées dans 21 pays auprès de plus de 10 000 étudiants, que 78,4% d’entre eux préféraient lire des textes académiques ou documentaires sur papier. Cela leur permet de mieux de concentrer sur les informations qu’ils contiennent (80,2%) et de mieux les retenir (72,3%).

Pour autant, l’envie d’analyser, d’approfondir, d’exceller ne semble plus faire recette. Dans le Secondaire, certaines réactions de lycéens ont de quoi surprendre et laissent sans voix. L’épreuve du baccalauréat de français de 2019 est ainsi la cible d’une pétition de bacheliers sous prétexte qu’ils ne connaissaient pas Andrée Chedid et, surtout, qu’ils ne savaient pas s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. André avec un E est pourtant identifiée comme un prénom féminin ! (4) Et ces lycéens de persister dans leur « texte » de pétition en témoignant d’une non maitrise de la grammaire : « […] une chose, un type, un genre qui n’a pas été étudier […] » Enfin, pour l’épreuve d’anglais, divers candidats, qui devaient analyser un extrait d’un journal canadien, anglophone, consacré à la commémoration du centenaire de la bataille de la crête de Vimy (1917-2017), ont cru que cette commune – du Pas-deCalais – était située…au Canada..

Vers une société de l’instant au mépris des études de fond ?

En France, nous pouvons clairement constater que lycéens et étudiants – en moyenne – lisent de moins en moins d’ouvrages académiques…Et leurs capacités d’analyses ont sensiblement reculé sur 20 ans… Les prises de hauteur, de recul s’avèrent, pour nombre d’entre eux, difficiles. En mai 2019, le Centre national du Livre a publié, comme tous les deux ans, son étude portant sur les habitudes de lecture des Français (5). Le nombre constant de lecteurs réguliers diminuent (45% en 2019, contre 48% en 2017). Les raisons invoquées font état du manque de temps et d’une préférence accordée à d’autres loisirs : écoute de musiques, sorties avec des amis et…échanges à distance…En clair, la fréquentation des réseaux sociaux dans toute leur pluralité… Les individus de 15-34 ans sont les plus exposés à la baisse de la lecture. In fine, ce ne sont que 26% des lecteurs qui reconnaissent chercher à approfondir leurs connaissances par des lectures appropriées.
Pour autant, s’il est possible de consulter des études scientifiques, universitaires dignes de ce nom, grâce à la dématérialisation des sources, force est de constater que ce ne sont pas les principaux éléments consultés sur la Toile. Plutôt que d’enrichir ses connaissances par des analyses apaisées et approfondies, la génération Z (en référence au réflexe du zapping), née après 1995, très portée sur les réseaux sociaux et la numérisation, addicte au sensationnel autant qu’au superficiel, se délecte d’informations lapidaires, affirmées avec force sans analyse de fond. Il suffit de voir à quel point les « youtubeur » – dits influenceurs – sont devenus les nouvelles références « intellectuelles », orientant, finalement, les comportements et façonnant les us collectifs, les certitudes auprès d’auditoires conquis. Où est passée la volonté de recouper, de comparer les données avant de prendre une position pleine de recul et de bon sens ?

Le jeu de manipulation des masses : sempiternel et redoutable.

Le site web d’hébergement YouTube, qui appartient à Google depuis 2006, se félicitait, en 2017, de faire état de chiffres étourdissants. Ainsi, à en croire le service de communication de cette multinationale, qui intègre le monde des géants du web dont l’acronyme GAFAM (Google Apple Facebook Amazon et Microsoft) rappelle les piliers de cette stratosphère de l’immatériel, 37,5 millions de Français consulteraient YouTube chaque mois, soit 81% de la population française connectée ; sachant qu’il s’agirait d’une hausse de 45% par rapport à l’année précédente. Précisément, 8/10ème des Français âgés entre 16 et 24 ans consulteraient YouTube au moins une fois par jour.
Et à l’échelle mondiale, Google a fait savoir que YouTube enregistrait plus d’un milliard d’heures de vidéos visionnées. En 2018, ce sont plus de 1,8 milliard d’individus qui consultent YouTube chaque mois. Bien évidemment, il est possible d’y visionner des reportages pertinents, fruits d’un archivage utile pour ceux qui ont la curiosité innée et l’envie de toujours et encore pérenniser leur culture générale… Mais, pour beaucoup, il s’agit surtout de considérer cette plateforme comme un formidable champ du marketing, de publicité et de e-commerce… Mus par leurs seules émotions, nombre de jeunes de la génération Z témoignent d’un pragmatisme du court-terme, sur fond de consumérisme.

Pour ou contre la culture générale : la nouvelle ligne de front.

Que dire, in fine, de le culture générale qui s’avère bien malmenée aujourd’hui. Récemment, le journal Le Monde publiait une série d’articles sur la culture générale. En demi-teinte, celle-ci y était remise en cause, car jugée trop contraignante pour certains, inégalitaire pour d’autres, au point d’être considérée comme un outil de sélection des élites ou un « déguisement démocratique de la culture bourgeoise »6. Est-ce ce type d’arguments qui a convaincu SciencesPo de renoncer à son concours d’entrée ?
N’oublions pas que Jules Ferry défendait la culture générale, le 2 avril 1880, en prônant un enseignement plus substantiel. Tout, finalement repose sur ce qualificatif. Donner de la substance autant que savoir la saisir…La culture générale peut tout simplement être associée à une ouverture d’esprit, une démarche visant à prendre la hauteur, et à être d’autant plus libre par rapport aux raccourcis, et surtout aux discours de politiciens qui tendent à manipuler les réalités.
Par extension, dans la vie économique, la culture générale est primordiale d’autant plus dans une phase pionnière de restructuration entrepreneuriale. En vertu d’une louable prise de conscience de divers cercles, la géopolitique redevient actuellement une vraie matière interdisciplinaire qui doit être enseignée. Elle, qui puise ses fondements dans l’histoire et la géographie – physique autant qu’humaine – , dans les réalités socio-culturelles, et les données économiques, sera enseignée, dès la rentrée prochaine, dans le Secondaire.
Les entrepreneurs, en cela, ont incontestablement besoin de connaissances géopolitiques, pour mieux appréhender les réalités et complexités du monde et ne pas rester focalisés sur les seuls impératifs de parts de marché, de rentabilité, productivités et dividendes.
Oui, incontestablement, il faut aspirer à un grand retour de la Culture générale, de la profondeur d’analyse, en conscience, dans un monde qui appelle à des adaptations et mutations majeures.

Et c’est bien ce à quoi tend ESPRITSURCOUF : susciter l’intérêt en profondeur et aiguiser toujours et encore l’esprit d’analyse, pour prendre de la hauteur et ne pas subir.

Notes de lectures :

(1) Talk-show On n’est pas couché, créé en 2006.
(2) cf. Après la polémique Angot, Laurent Ruquier dénonce la « dictature de Twitter » in Le Monde, dimanche 16 juin 2019.
(3) Diane Mizrachi (du ARFIS Research Group), Academic reading format preferences and behaviors among university students worldwide : A comparative survey analysis. 2018. Cf https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0197444 ; Cf https://theconversation.com/fr.
(4) Sur France Info, un journaliste, peu au fait de l’orthographe du prénom de la poétesse Chedid, a crû d’ailleurs opportun de faire un parallèle avec George Sand,
(5) Eléments communiqués à partir d’une Étude Ipsos avec 1 000 personnes interrogées en janvier 2019.
(6) Anne Dujin, « La culture générale, une passion française » in Le Monde, 21 mai 2019. Voir également Danièle Sallenave : « A l’origine, la culture générale est un projet critique, libérateur, émancipateur » in Le Monde, 21 mai 2019.


………………………………………………..(*) Pascal Le Pautremat

Docteur en Histoire contemporaine, diplômé en Défense et Relations internationales, Officier (diplômé ORSEM) dans la Reserve opérationnelle depuis 1993. Chargé de cours dans l’Enseignement supérieur (crises et conflits contemporains ; géopolitique et économie internationale ; sociologie ; doctrines politiques et éthique politique et militaire). Il est consultant et formateur auprès des sociétés et des structures publiques en matière d’analyses géopolitiques et géoéconomiques, de positionnement à l’étranger, d’analyses des Risques et Opportunités Pays. (www.actiongeos.com). Ancien membre du Comité de rédaction de la revue Défense, de l’Union-IHEDN. Auditeur de l’IHEDN.
Son dernier livre : La Grande-Bretagne dans la Grande Guerre. D’écume et de sable, d’argile et de sang. Éditions SOTECA/Belin, collection « Les Nations dans la Grande Guerre », Paris, 2014, 320 pages. Vous pouvez aussi consulter ces derniers livres : https://www.amazon.fr/l/B004ML0V3E?encoding=UTF8&redirectedFromKindleDbs=true&ref=dbs_p_pbk_r0 0_abau_000000&rfkd=1&shoppingPortalEnabled=true

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