LA BUNDESWEHR, ARMÉE « PARLEMENTAIRE » :
DE LA LIMITE DES COMPARAISONS ENTRE PARTENAIRES.
Général (2S) Olivier de Becdelièvre
11/12/2017
La tentation est grande, surtout en période de changements, d’établir des comparaisons entre voisins et alliés. Cet exercice souvent pertinent doit cependant s’accompagner de quelques précautions si nous mettons en parallèle la défense de la République Fédérale d’Allemagne et notre propre défense nationale. Si nous sommes alliés, partenaires, complémentaires sur plusieurs points, un certain nombre de spécificités de la défense allemande doivent être considérées, qui sont souvent autant de points de divergence entre nos systèmes de défense et de sécurité. Ces divergences tiennent aux principes fondateurs de la République fédérale et de la Bundeswehr, ils se traduisent par les particularités de cette armée « parlementaire » et ont, très logiquement, des conséquences sur la place du soldat dans la société, les rapports entre civils et militaires, et plus généralement les questions liées au statut des militaires allemands. On peut s’interroger, au-delà, sur « l’intangibilité » des principes fondateurs de la défense allemande, ou de leur évolution pour lui permettre de faire face à des défis qui sont, de plus en plus, ceux d’une puissance moyenne soucieuse de jouer un rôle politique à sa mesure.
1 – Principes fondateurs et particularités de la Bundeswehr, armée fédérale et démocratique.
Il n’est pas inutile de rappeler que, dans le contexte de l’immédiat après-guerre, la souveraineté de l’Allemagne n’allait pas de soi, et que la République Fédérale est née en mai 1949 de la volonté des Alliés occidentaux de regrouper leurs zones d’occupation pour faire pièce à la volonté hégémonique de l’Union soviétique. Cette souveraineté était d’ailleurs limitée (elle l’est restée, formellement, jusqu’au traité 4+2 de 1990), et ce n’est qu’après l’échec de la CED en 1954 que le réarmement allemand s’est opéré, sous le contrôle des Alliés occidentaux, aboutissant à la création de la Bundeswehr le 12 novembre 1955, comme une force strictement intégrée au dispositif de l’OTAN. La Bundeswehr d’alors, née dans la douleur en dépit de l’opposition d’une partie de la classe politique, est dépourvue de commandement opérationnel national, équipée de matériel allié, doit prendre toute la distance possible avec la Wehrmacht, la Reichswehr d’avant 1935, et tout ce qui pouvait s’inspirer du modèle prussien. Composée de « citoyens en uniforme », son fonctionnement est conforme aux principes généraux de la démocratie de type occidental, et elle est étroitement contrôlée par le parlement fédéral (Bundestag). Par ailleurs, le caractère fédéral de l’Etat allemand préserve l’autorité des Länder qui sont, en particulier, chargés de la sécurité intérieure, et disposent de leurs propres forces de police. L’Etat fédéral n’intervient que par subsidiarité, et la Bundeswehr, armée fédérale, n’a donc pas, sauf cas exceptionnel, compétence pour intervenir dans des missions de sécurité intérieure. Le renfort des polices régionales, en cas de besoin, est assuré par la police fédérale, forte de 40 300 agents, issue des anciens gardes-frontière fédéraux, dédiée normalement aux missions d’intérêt fédéral telles que police des frontières, des aéroports, police ferroviaire, recherche de personnes.
2 – Quelques caractéristiques de la Bundeswehr, armée « parlementaire et démocratique »
21 – Le « nouveau » soldat allemand. La pédagogie et le style de commandement ont, dès la création de la Bundeswehr, été adaptés au soldat « nouveau », citoyen en uniforme. L’« Innere Führung », fondement de la pédagogie et du commandement, qui pourrait se traduire par « conduite de l’intérieur » repose, dans le principe, sur l’adhésion intime, intérieure, de tous, aux finalités de la défense, aux principes de la société, et bien entendu à la hiérarchie, qui exerce quant à elle, le commandement selon le principe de l’« Auftragstaktik » ou commandement par objectifs, déjà en vigueur, sur le plan tactique, dans les forces allemandes d’avant-guerre. Le respect de ces principes par l’ensemble de la hiérarchie, censé éviter toute dérive autoritaire, est placé sous le contrôle du parlement, qui dispose à cet effet de droits étendus.
22 – Le contrôle parlementaire. La Bundeswehr, ensemble constitué par les forces, l’administration de la Bundeswehr et le soutien technique intégré, soit environ 178 200 militaires et 60 600 civils, relève, en temps de paix, du ministre fédéral de la défense, autorité suprême et, en raison de la responsabilité propre de chaque ministre, responsable de la défense. Cette responsabilité de chef des armées est transférée au chancelier lorsque « l’état de défense » est décrété. Le ministre de la défense dispose de quatre secrétaires d’Etat, deux parlementaires (élus) et deux hauts fonctionnaires, auxquels est subordonnée l’ensemble de la hiérarchie militaire, y compris le Generalinspekteur (CEMA), sauf dans le domaine opérationnel pour lequel il relève directement du ministre. Le contrôle parlementaire s’exerce a priori, lors de la présentation du budget, pour laquelle une présentation détaillée des effectifs et du matériel est exigée, plus détaillée que pour les autres ministères, dont celui de l’Intérieur. Il s’exerce également dans le domaine de l’emploi des forces, le Bundestag décidant du volume de forces et du cadre espace-temps des engagements opérationnels. Il est fait exception pour les cas d’urgence (agression ou menace immédiate), mais l’approbation du parlement est requise dans les meilleurs délais. La commission de défense du Bundestag peut s’autosaisir comme commission d’enquête parlementaire et intervenir directement au sein des unités si elle le juge nécessaire. Ses membres ont un droit d’accès permanent dans les unités. Relève également du contrôle parlementaire l’activité du Wehrbeauftragte, commissaire parlementaire à la défense, député désigné par ses pairs, qui est particulièrement chargé de veiller au respect des principes démocratiques dans l’exercice du commandement et auquel tout militaire ou civil de la Bundeswehr peut adresser directement une réclamation s’il se juge lésé dans l’exercice de ses droits. Le délégué parlementaire établit chaque année un rapport sur l’état de la Bundeswehr, et les statistiques qu’il tient sont l’objet d’une attention certaine. Ce contrôle parlementaire, destiné à se prémunir de tout « aventurisme » de la part de l’exécutif, constitue, à l’évidence, une limitation dans le domaine opérationnel, d’une part en obérant les capacités de réaction rapide en cas d’urgence, d’autre part en fixant a priori une limitation spatiotemporelle à l’engagement des forces. L’avantage qu’il présente est que le parlement, en définissant la mission, alloue les moyens correspondants et qu’il n’y a, en principe, pas de surprise dans le financement des OPEX.
3 – Soldat et société, rapports et poids relatif des civils et des militaires dans la défense.
L’importance numérique, et le positionnement des fonctionnaires et employés civils dans l’ensemble de la hiérarchie, est également caractéristique de la défense allemande. Le positionnement relatif du GenInsp (CEMA) et des deux hauts fonctionnaires ayant le grade administratif de secrétaire d’Etat est emblématique de cette situation. Les rapports entre « citoyens en uniforme » et civils de la défense, et leur nombre relatif , environ 175 000 militaires pour 60 600 civils, a pour conséquence que tout ce qui n’est pas directement opérationnel est sous la coupe d’une administration qui a d’autant plus son mot à dire qu’il n’y a pas de menace directe pouvant mettre en péril la sécurité de l’Allemagne. La logique du « cœur de métier » est poussée à l’extrême, mais l’efficacité n’est pas toujours au rendez-vous. Le personnel civil de la défense est inégalement réparti entre les forces (8 500 postes), l’armement (10 300) et « l’administration de la Bundeswehr », entité forte de 41 800 postes, en charge de trois domaines principaux qui sont l’infrastructure (incluant environnement et services), l’équipement (incluant techniques de l’information et fonctionnement), et le personnel (gestion). Cette étroite imbrication n’est pas sans effet sur le quotidien des unités qui alternent un rythme « militaire » en opérations ou en exercice, et sont fortement liées aux contraintes « civiles » dans leur vie de quartier. L’application, au sein de la Bundeswehr, de la directive européenne sur le temps de travail, répond à ce schéma. La directive du 12 novembre 2015, applicable au 1er janvier 2016, fixe une durée hebdomadaire de travail de 41 heures, prévoit que le service quotidien ne doit pas dépasser 13 heures consécutives, mais exclut de son champ d’application les activités opérationnelles, la période de formation de base des militaires, les exercices, et un certain nombre d’activités. Sont également exclus du champ d’application de la directive les colonels anciens et officiers généraux en situation de commandement. L’éligibilité, l’adhésion à un parti politique et le droit d’association sont, par ailleurs, reconnus aux militaires depuis l’origine de la Bundeswehr. Ainsi, le Bundeswehrverband, « association de la Bundeswehr », fondé en 1956, compte environ 200 000 membres, militaires d’active, de réserve ou retraités, et que les civils de la défense disposent de deux syndicats regroupant environ 30 000 membres. Du point de vue allemand, la question ne semble pas tant celle de l’application aux militaires de directives européennes perçues comme imposées, mais plutôt de la transposition et de la formalisation à l’échelon européen de pratiques ou de procédés déjà largement en usage au sein de la Bundeswehr.
4 – Limites ou pérennité du système ?
Avec la fin du Pacte de Varsovie et la disparition de la menace existentielle qui a, durant quatre décennies, justifié son existence, la Bundeswehr a en partie perdu son statut « d’ultima ratio » pour devenir un instrument de sécurité extérieure au service de l’Etat fédéral. Le recouvrement de la pleine souveraineté, l’implication croissante de l’Allemagne en politique extérieure, le réveil de ses ambitions ont contribué à transformer la Bundeswehr en une armée nationale disposant d’un commandement propre et s’appuyant, pour ses équipements, sur une industrie de défense de niveau international. Mais cette armée dépend toujours étroitement de la société civile, de l’opinion et de son émanation qu’est le parlement. A cet égard, le contrôle parlementaire, parfaitement justifié en droit, constitue un frein aux décisions d’engagement et peut apparaitre comme une faiblesse dès lors que sont affichées (en volume de forces et en durée de mandat) la limite des engagements de l’Allemagne sur les différents théâtres. Ceci étant, le combat mené, depuis les années 90, par les gouvernants successifs, a consisté à convaincre leurs propres partis comme leurs électeurs du bien-fondé de cette transformation, dont les étapes politiques majeures (décision de participation de la Marine à des opérations de sécurité dès 1990, interventions de type humanitaire, maintien de la paix avec SFOR en 1996, intervention KFOR en 1999, puis ISAF en 2002) se sont traduites sur le plan de l’organisation de la défense et des forces, en particulier par la création d’un commandement opérationnel national en 2001, l’acquisition d’une capacité de planification et l’extension en 2012 du domaine de responsabilité du CEMA. Elles se sont surtout traduites par l’engagement d’unités de la Bundeswehr sur les théâtres d’opérations, de manière certes progressive, mais réelle, alors que, à l’exemple de ses voisins, le gouvernement a suspendu, en 2011, la conscription, à laquelle, pourtant, les grands partis et l’oCes transformations, le recrutement proportionnellement important de soldats issus des nouveaux Länder, et les activités opérationnelles sont de nature à influer sur l’esprit du soldat et à forger, ou faire renaître, un esprit de corps que les « pères fondateurs » de la Bundeswehr s’étaient employés à bannir. Il y a, de ce point de vue, pour les jeunes générations, celles des lieutenants et des capitaines, un risque de conflit « philosophique » entre l’idéal du « citoyen en uniforme » dont on continue de promouvoir l’image, et la réalité du soldat professionnel confronté aux réalités du terrain et des opérations. Les récents incidents, qui ont conduit ces derniers mois à la mise à l’écart de deux officiers généraux, le commandant de la formation de l’armée de terre et celui de l’ « office des forces armées », organisme assurant entre autres le commandement des écoles, par le ministre Ursula von der Leyen, sont sans doute révélateurs d’une certaine difficulté pour la Bundeswehr à tenir l’équilibre entre ses principes fondateurs et les tentations « militaires » de ses soldats. En cause, le comportement de cadres de contact, l’activisme d’extrême droite (ou considéré comme tel) d’un lieutenant et la présence dans plusieurs salles d’honneur ou emprises militaires de souvenirs « suspects ».
5 – Conclusion.
Si le format de nos armées est comparable, si nous sommes bien souvent partenaires, en Europe comme sur les théâtres d’opérations, les différences parfois profondes et « philosophiques » entre les forces françaises et allemandes ne doivent pas être occultées, et vouloir se rapprocher, sur certains points statutaires, ou sur des questions de discipline, du « modèle » du partenaire peut se révéler hasardeux. Il reste que, comme d’autres forces alliées, et dans le même sens qu’elles, la Bundeswehr évolue, et la question peut se poser de la pérennité, à terme, de ses principes fondateurs, alors que le contexte, ses missions, ses structures et sa composition ont sensiblement évolué depuis la définition du concept de « citoyen en uniforme ».l’opinion restaient attachés.
Cet article fait partie du dossier n°20 réalisé par Le Cercle de réflexions du G2S : « Place des militaires au sein du ministère des armées » publié en juillet 2017
Consultable sur : http://www.gx2s.fr/
Association selon la loi de 1901, le G2S est un groupe constitué d’officiers généraux de l’armée de terre qui ont récemment quitté le service actif. Ils se proposent de mettre en commun leur expérience et leur expertise des problématiques de défense, incluant leurs aspects stratégiques et économiques, pour donner leur vision des perspectives d’évolution souhaitables de la défense.
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