QUAND L’EUROPE SE RÉVEILLERA…
par Guillaume Berlat (*)
Chroniqueur de Géopolitique mondiale
Le temps n’est plus au libéralisme échevelé, à la candeur rafraichissante. Le temps serait plutôt au patriotisme économique, à la Realpolitik, à la défense des intérêts bien compris. Mais, l’Europe (l’Union européenne) divisée et sans cap est-elle bien armée pour mener à bien ce combat.
Prenons le cas des relations avec la Chine, la puissance montante du XXIe siècle ? Puissance normative incontestée, l’Europe restera-t-elle encore longtemps une impuissance stratégique ?
L’EUROPE : UNE PUISSANCE NORMATIVE
Pour tenter de comprendre l’impasse structurelle dans laquelle se trouve l’Union européenne, il est indispensable de se pencher sur la philosophie générale qui a présidé à sa création et à ses conséquences.
Faut-il le rappeler, comme le Conseil de l’Europe en 1949, l’Union européenne s’est construite sur le mantra de la paix par le droit. Par sa force intrinsèque, la norme est censée résoudre tous les problèmes de l’Europe de l’après Seconde Guerre mondiale, de la Guerre froide, de l’après-Guerre froide, de la nouvelle Guerre froide… Ni plus, ni moins la construction européenne – du traité de Rome au traité de Lisbonne – s’est reposée sur des conventions internationales. À Bruxelles, les hommes forts de la Commission et du Conseil sont les juristes. L’Europe à 28/27 n’a toujours ni cap, ni affectio societatis alors même qu’elle est secouée par des vents mauvais tant à l’intérieur (feuilleton sans fin du « Brexit », montée du sentiment national, croissance atone, phénomènes migratoires non contrôlés, terrorisme…) qu’à l’extérieur (Diktats américains, arrogance chinoise, cavalier seul russe, déclin de l’Occident…).
L’Union ignore un principe cardinal de la diplomatie classique qui a pour nom « réciprocité ». Elle ouvre grandes ses portes aux entreprises chinoises et à leurs pratiques déloyales alors que leurs homologues européennes sont soumises à des règles drastiques. Une grande puissance comme la Chine pratique un vieux classique qui a fait ses preuves depuis la nuit des temps, le « diviser pour mieux régner », la diplomatie des gros contrats pour mieux faire taire les rabat-joie.
L’angélisme est une plaie en ces temps conflictuels. Les États membres de l’Union européenne doivent comprendre que « les puissants n’accordent leur amitié protectrice qu’en échange de la servitude ». Ils commencent à peine à percevoir que la Chine entend transformer sa puissance économique en puissance diplomatique et stratégique aux quatre coins de la planète.
L’EUROPE : UNE IMPUISSANCE STRATÉGIQUE
Il est important d’en revenir aux fondamentaux des relations internationales. Dans un monde frappé au coin de la prégnance du rapport de forces, la désunion structurelle de l’Europe fait sa faiblesse sur la scène internationale.
La désunion fait la faiblesse : l’Europe s’agite
Ainsi, après l’Italie, la France fait face à l’opération de charme du président Xi Jinping avec par exemple la tribune qu’il publie dans un grand quotidien français à la veille de sa visite en France: « La responsabilité. Ensemble, la Chine et la France pourront apporter de grandes transformations. L’histoire n’a cessé de le prouver au cours des 55 ans écoulés. À l’heure actuelle où l’humanité se trouve à la croisée des chemins, les grands pays du monde ont à assumer les responsabilités qui leur incombent. Membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, la Chine et la France sont invitées à renforcer leur concertation pour défendre le multilatéralisme, préserver les normes fondamentales régissant les relations internationales basées sur les buts et principes énoncés dans la Charte des Nations unies, relever conjointement les défis, contribuer à la prospérité et à la stabilité dans le monde et promouvoir la construction d’une communauté de destin pour l’humanité. Comme dit un proverbe chinois : « Un voyage de mille lieues commence toujours par le premier pas ». L’illustre écrivain français Victor Hugo disait : « Que peu de temps suffit pour changer toutes choses ! » Aujourd’hui sur un nouveau point de départ historique, la Chine souhaite aller de l’avant avec la France, concrètement et solidement, pour réaliser des accomplissements encore plus éclatants ».
Et les « agences de communications chinoises » inondent d’encarts publicitaires les principaux médias français à la veille de la visite en France sur les thèmes du développement d’un « partenariat stratégique global plus étroit et durable », de « Paris et Wuhan : le Conte de deux cités », de « Beijing et Paris : partenaires majeurs dans la lutte contre le changement climatique », de « Faire progresser plus avant les relations franco-chinoises », des « Perspectives de la coopération pragmatique entre la France et la Chine »…
La France tombe sous le charme des nombreuses promesses de contrats pour des entreprises françaises (commande de 300 Airbus pour 30 milliards d’euros par la compagnie d’État CASC, de navires et d’autres contrats…) ? En bon français, cela s’appelle acheter son ou ses interlocuteurs. Emmanuel Macron prône « un partenariat équilibré » avec Pékin (déficit commercial de la France de 30 milliards d’euros).
Oubliées les promesses européennes visant à faire front commun contre le tigre chinois (qui n’est pas de papier, les investissements chinois en Europe sont passés de 1,4 milliard de dollars en 2006 à 42,1 en 2018 après avoir connu un pic de 96,8 milliards en 2017) et vive le cavalier seul, le chacun pour soi dont sont coutumiers les 27/28 Etats de l’Union.
Pour nous rassurer sur les bonnes et pures intentions chinoises, quelques experts viennent nous faire la leçon : « La Chine s’essouffle, le monde s’inquiète », « La position de Xi Jinping n’est pas si confortable qu’elle en a l’air » au regard de la crise commerciale américano-chinoise. Il est vrai que quelques nuages assombrissent le ciel bleu chinois après une longue période faste. Est-ce une tendance conjoncturelle ou structurelle ? Il est encore trop tôt pour le dire avec certitude.
Où est la stratégie suivie d’actes forts d’une Europe unie ? On peine toujours à la découvrir. Ce qui fait le plus défaut à l’Union européenne est sa capacité d’anticipation sans parler de son absence de volonté de prendre à bras le corps les grands problèmes stratégiques du monde. Elle préfère se quereller sur des taux de TVA, de pourcentages de croissance et autres vétilles qui ne contribuent pas à faire d’elle un acteur du monde.
En réalité, elle est spectatrice d’un spectacle dans lequel elle joue les seconds rôles. Comme le souligne si justement, le Président de l’IFRI, Thierry de Montbrial : « Quand on reprend les conversations entre chefs d’État au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on s’aperçoit qu’ils ne parlaient pas de tactique, quand ils se rencontraient mais de visions ». C’est là toute la différence entre celui qui fait l’avenir et celui qui le subit.
Une réponse tardive et molle de l’Europe
Mais, heureusement, l’Europe a décidé de sortir de sa torpeur pour prendre la mesure du problème. Que peut-on mettre concrètement à l’actif de l’Union européenne ?
Une réponse visible, peu efficace. Xi Jinping est convié, le 26 mars 2019, à rencontrer à l’Élysée, outre le président Macron, la chancelière allemande, Angela Merkel et le président de la commission européenne, Jean-Claude Juncker pour répondre d’une seule voix aux ambitieuses « routes de la soie » ! Mais, ce trio parle-t-il et a-t-il reçu mandat des autres partenaires pour parler et s’engager en leur nom ? Emmanuel Macron est isolé en Europe, ses propositions reçoivent peu d’échos. Angela Merkel est sur le départ et voit ses prérogatives rogner par son successeur, AKK. Jean-Claude Juncker, qui ne sera pas reconduit dans ses fonctions après les élections européennes du 26 mai 2019.
Une réponse moins visible mais plus concrète. Le Parlement européen vient d’adopter (février 2019) et demande la mise en œuvre rapide de « l’instrument de filtrage des investissements directs étrangers pour des motifs de sécurité ». Il s’agit à l’évidence d’une initiative heureuse qu’il faut saluer. Encore, faut-il qu’elle trouve sa concrétisation dans les meilleurs délais et qu’elle soit ensuite appliquée avec la plus grande rigueur en cas de violation avérée de ses dispositions. L’Union européenne serait bien inspirée de voir ce qui se passe Outre-Atlantique en la matière. En dernière analyse, il ne faut pas avoir la main qui tremble.
Manifestement, du côté de la Commission européenne et sous l’amicale pression des États, on commence à mettre au point une sorte de feuille de route dans les relations UE/Chine. Il y a quinze jours, les chefs d’État et de gouvernement ont débattu des dix mesures que la Commission a mises sur la table vis-à-vis de l’empire du Milieu, qualifié de « rival systémique ». Un changement de ton qui traduit l’impatience des Européens à voir la Chine s’ouvrir à leurs entreprises – notamment les marchés publics –, cesser le dumping déloyal par ses prix, mettre fin au transfert de technologies forcé.
En somme, rejoindre le concert des nations dans le cadre de l’OMC et accepter les règles du marché. Or, ce n’est pas le chemin emprunté par Pékin après son adhésion à l’OMC en 2001. Les Occidentaux ont eu la naïveté de croire que la Chine deviendrait une économie sociale de marché. Elle est demeurée étroitement entre les mains du Parti communiste chinois et a inventé une forme de « capitalisme d’État » qui l’a rendue quatre fois plus riche qu’en 2001…
Parmi les dix mesures préconisées par la Commission, appuyée par Federica Mogherini, la haute représentante pour les relations extérieures. Quand on pense pouvoir coopérer avec Pékin sur l’ensemble des trois piliers des Nations unies, à savoir les droits de l’homme, la paix et la sécurité et le développement, l’Union européenne demeure dans le formalisme diplomatique. Mais il est peu probable que la situation s’améliore, à court terme, au Tibet ou pour la minorité musulmane ouïghour. En revanche, l’Union européenne et la Chine sont davantage en phase sur le climat. Jean-Claude Juncker appellera Pékin à plafonner ses émissions de CO2 avant 2030, conformément aux objectifs de l’accord de Paris. Il existe également une bonne coopération sino-européenne sur le dossier iranien.
La mesure 5 est un peu plus « punchie » puisque l’UE « invite » la Chine à tenir ses engagements, dont la réforme de l’OMC, « en particulier pour ce qui est des subventions et des transferts de technologies forcés », de même que la protection des indications géographiques.
Dans la mesure 6, la Commission appelle le Parlement européen et le Conseil européen à adopter l’instrument international de réciprocité sur les marchés publics avant la fin 2019. Cet appel a été entendu par le Conseil européen qui, dans ses conclusions du 22 mars, appelle à son tour « à la reprise des discussions sur l’instrument international de passation des marchés de l’UE ». On n’en est donc pas à décider. On discute… depuis 2012 l’Allemagne bloquait la discussion. Elle vient de changer d’avis à la faveur de la fusion avortée entre Alstom et Siemens. Ce travail sera donc parachevé lors de la prochaine législature, après les élections européennes.
La mesure 7 la Commission se propose de publier des « orientations » afin que les prix proposés dans les marchés publics de l’UE prennent en compte réellement les normes en matière de travail et d’environnement. C’est par ce biais que les concurrents chinois ne pourraient soutenir la concurrence avec les entreprises européennes. Emmanuel Macron, lui, voulait aller plus loin et établir une préférence communautaire dans les marchés publics. Il n’a pas été suivi par une majorité d’États membres. La Commission proposera également de compléter la législation européenne pour contrecarrer les distorsions de concurrence des pays tiers sur les biens et les services échangés dans le marché intérieur.
Enfin, la Commission invite les États membres à mettre en œuvre le plus rapidement possible, de manière « complète et effective », la récente législation sur le filtrage des investissements étrangers dans les domaines sensibles. Cette législation n’est pas contraignante pour les États, qui sont seulement tenus de s’informer les uns les autres. Cela n’empêcherait nullement, par exemple, l’Italie de poursuivre le partenariat qu’elle vient de signer avec Xi Jinping qui prévoit, dans le cadre du projet pharaonique des « nouvelles routes de la soie », des investissements chinois dans les ports stratégiques de Gênes et de Trieste. Un protocole d’accord « non contraignant », s’est empressé de dire Giuseppe Conte, le président du Conseil italien, devant les froncements de sourcils suscités par cet accord à Washington, Bruxelles et Paris. « La partie chinoise souhaite des échanges commerciaux dans les deux sens et un flux d’investissements dans les deux sens », a assuré, de son côté, Xi Jinping. « La relation entre l’Union européenne et la Chine ne doit pas être avant tout une relation commerciale, elle doit être une relation politique et géostratégique », a souligné Emmanuel Macron, au sortir du Conseil européen. Le commerce est un des aspects, mais si nous construisons de proche en proche une dépendance géopolitique ou stratégique, nous comprendrons rapidement les conséquences que cela peut avoir. Et nous serons perdants sur les deux points.
On l’aura compris, nous ne sommes qu’au début d’un très long processus diplomatique avant que toutes ces mesures deviennent contraignantes. L’unanimité n’est pas garantie tant la Chine dispose de sérieux leviers d’influence sur les États les plus faibles de l’Union (Grèce, Italie…) et que les 27/28 pratiquent la défense de leurs intérêts nationaux avec celle de l’intérêt européen.
Que veulent faire l’Union européenne et les Etats membres avec et/ou contre la Chine qui tisse lentement mais sûrement sa toile des « nouvelles routes de la soie », y compris jusqu’au cœur de l’Union (Grèce et maintenant Italie avec l’accord signé par Xi Jinping avec les nouveaux dirigeants).
La réponse est aussi peu claire qu’évidente à ce stade de la réflexion des 27/28. Nous sommes au cœur de la problématique institutionnelle et fonctionnelle de la construction européenne.
Pourquoi l’Union européenne a-t-elle tant de mal à être unie face à la Chine?
Même si les défis ne manquent pas pour Xi Jinping, il faudra apprendre à compter avec la Chine et à anticiper des réponses réalistes pour faire jeu égal avec elle. Aujourd’hui, force est de constater que l’expansionnisme chinois bouscule et divise sérieusement l’Europe qui est restée longtemps inerte.
Longtemps, trop longtemps, le mot « réciprocité » a été considéré comme un mot tabou, grossier du côté européen. Il semble qu’aujourd’hui il soit devenu cardinal dans la langue de certains de nos dirigeants toujours en retard d’une guerre. Révolution copernicienne pour certains, tournant pour d’autres. Le temps est venu de trancher le nœud gordien.
Mais, quand l’Europe se réveillera-t-elle vraiment ?
(*) Guillaume Berlat
Pseudonyme d’un haut fonctionnaire en activité, Chroniqueur de Géopolitique mondiale.
Vous trouverez une analyse détaillée :
« Quand l’Europe s’éveillera, la Chine s’esclaffera »
sur le site http://prochetmoyen-orient.ch/
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