LA FRACTURATION PERMANENTE DU MONDE
Par Guillaume Berlat
Chroniqueur de Géopolitique mondiale
Nous continuons ici le tour d’horizon de la situation géostratégique mondiale en 2018 et les perspectives 2019 commencé dans L’HUMEUR : Le grand chambardement du n°89
Un monde sans maîtres et sans cap. L’année 2018 voit la poursuite, si ce n’est l’aggravation de phénomènes déjà constatés l’année précédente. De manière réductrice, on peut les résumer autour de deux axiomes de la grammaire des relations internationales : le déplacement continu des plaques tectoniques et la gradation des défis transversaux.
LE DÉPLACEMENT CONTINU DES PLAQUES TECTONIQUES
L’AFRIQUE EST MAL PARTIE ET ÇA CONTINUE.
En Afrique du sud, le népotisme, la corruption et le clientélisme auront finalement eu raison du président Jacob Zuma, indigne successeur de Nelson Mandela. Le Sahel est miné par le terrorisme. En Éthiopie, le nouveau premier ministre, Abiy Ahmed opère un rapprochement historique avec l’Érythrée. La Chine (« Chine-Afrique »), et dans une moindre mesure la Russie (en RCA), pose des jalons sur le continent. Plus de 55% des pauvres vivent en Afrique. Libye, Mali, Nigéria, RCA… peinent à recouvrer la stabilité en dépit des efforts de la communauté internationale. Le virus Ebola revient en RDC.
LE DÉSORDRE GAGNE L’AMÉRIQUE LATINE ET CENTRALE.
Le Venezuela ne s’arrête pas de plonger dans la crise économique, financière et sociale, ce qui n’empêche pas la réélection de Nicolas Maduro. Mais ceci se traduit par une crise migratoire sans précédent avec les États voisins. À Cuba, après 60 ans de règne ininterrompu, le clan castriste passe le relai à Miguel Diaz-Canel, un apparatchik bon teint. Bon an mal an, la Colombie en finit avec plusieurs de décennies de guerre civile avec les FARC. Le nouveau président de la République, Ivan Duque adversaire déclaré de l’accord de paix entend « corriger » le texte. Au Nicaragua, la rue a raison d’un plan d’austérité. Victoire historique de la Gauche au Mexique aux élections du 1erjuillet 2018 : Andres Manuel Lopez Obrador, AMLO triomphe sur un programme anti-corruption et anti-système. Au Brésil, l’extrême droite fait un score de 46% au premier tour de l’élection présidentielle et l’emporte largement au second tour avec la victoire de Jair Bolsonaro.
EN ASIE, LA SITUATION EST CONTRASTÉE.
20 ans (18 ans en réalité) après le lancement de la guerre en Afghanistan, le bilan pour l’Amérique est désastreux : depuis 2002, les États-Unis ont dépensé en moyenne 45 milliards de dollars par an ; hausse du contingent porté de 6 000 à 16 000 hommes ; les talibans contrôleraient au moins 50% du territoire [(« on ne détruit pas une idéologie avec des bombes » (Pierre de Villiers)], sans parler des contingents de l’EIIL récemment arrivés d’Irak, des pertes humaines… Washington donne son feu vert à des pourparlers avec la Talibans et change son commandant militaire à Kaboul qui vit au rythme des attentats de les mener. De son côté, la Russie poursuit sa médiation avec les différentes factions. Le Pakistan reste toujours aussi fragile. Mais, le monde se raccroche à l’espoir d’un règlement de la crise nord-coréenne après la rencontre entre Donald Trump et Kim Jong-un. L’Asie du Sud-Est veut profiter des tensions entre les États-Unis et la Chine pour tirer son épingle du jeu sur le plan commercial.
LE PROCHE ET MOYEN-ORIENT EN PLEINE RECOMPOSITION. Les Occidentaux sont de plus en plus absents. Le territoire syrien est devenu le grand champ de bataille des idéologies, des religions et des États puissants du Moyen-Orient. Le 14 avril 2018 voit des attaques ciblées (FR+UK+US) contre des cibles chimiques syriennes pour violation de la ligne rouge dans l’illégalité internationale la plus patente. Ceci n’empêche pas Bachar Al-Assad de recouvrer la majeure partie du territoire perdu avec le soutien de la Russie et de l’Iran. Donald Trump annonce le retrait de ses troupes. L’Irak évolue de crise en crise. En mettant à mal l’autorité du prince MBS, la triste affaire Jamal Khashoggi pourrait déboucher, à terme, sur la fin du conflit ravageur au Yémen, voire un affaiblissement de l’axe sunnite conduit par l’Arabie saoudite. L’Iran tente de survive aux sanctions américaines et à leurs répercussions sur les entreprises occidentales. Les tensions entre Israéliens et Palestiniens sont permanentes.
L’UNION EUROPÉENNE ÉVOLUE DE CRISE EN CRISE.
Elle donne l’impression d’être de plus en plus spectatrice et de moins en moins actrice d’un monde qui lui est étranger. Secouée par dix années de crise, l’Union monétaire doit affronter la montée croissante de l’euroscepticisme comme le démontrent amplement les résultats des élections législatives en Allemagne, Autriche, Hongrie, Italie, Espagne (émergence du parti VOX) … Comme le souligne Emmanuel Macron devant le Bundestag (18 novembre 2018, elle n’est pas outillée pour répondre aux différents défis elle est confrontée, défi migratoire au premier chef. Elle ne parvient, pas plus que ses États membres, à repenser l’aide au développement pour l’Afrique. Elle semble complétement accaparée par les suites du divorce avec le Royaume-Uni qui passe de l’accord au non-accord.
LA GRADATION DES DÉFIS TRANSVERSAUX
LA PROLIFÉRATION DES DÉFIS.
Défi sécuritaire (au sens de la guerre et de la paix mais aussi au sens de la montée du terrorisme), défi environnemental (concentration record de CO² dans l’atmosphère en 2017), défi numérique, défi migratoire, défi commercial, défi démocratique, défi religieux… « Tant de tournants ou de ruptures se bousculent : crépuscule de l’ordre géopolitiques occidental ; déplacement de l’axe du monde de l’Atlantique vers le Pacifique ; contestations et rejets du modèle libéral et multilatéral ; épanouissement de révolutions technologiques faisant à nouveau croire à l’homme à sa toute-puissance ; brutal rappel à l’ordre de la contrainte écologique. Il faut surtout appréhender le moteur fondamental… ». La liste est longue des défis auxquels les États sont confrontés sans y apporter, à ce jour, les réponses idoines. Reprenons-en quelques-uns pour illustrer notre propos !
LA COURSE AUX ARMEMENTS SE POURSUIT À UN RYTHME SOUTENU.
Les exportations d’armements progressent de 10% entre 2013 et 2017, traduisant ainsi un retour de la force dans les relations internationales. Les Américains se taillent la part du lion (34%) devant la Russie (22%) et la France (6,7%). Les États-Unis annoncent le lancement d’une « police de l’espace » (guerre des étoiles, saison 2). Une course à l’armement naval oppose Pékin et Washington. Petit à petit, nous retrouvons des tonalités Guerre froide qui expliquent que le processus de maîtrise des armements, de désarmement et de lutte contre la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs est au point mort.
LA CHINE AFFICHE DE PLUS EN PLUS OSTENSIBLEMENT SES AMBITIONS ECONOMIQUES ET STRATÉGIQUES.
Dans le domaine économique elle tisse son réseau d’influence en développant son projet « la route de la soie », sur la plan stratégique en particulier dans le domaine naval avec un grand exercice en mer de Chine méridionale en avril 2018. Elle déploie avec méthode une stratégie de politique étrangère de long terme qui commence à agacer certains. Le budget de sa diplomatie a doublé en 5 ans. « La Chine souhaite restructurer la gouvernance régionale et mondiale dans une direction post-occidentale, et considère la Russie comme un partenaire utile pour y parvenir. Il y a certes des problèmes entre eux… mais il faut bien admettre que ces deux pays s’entendent plutôt bien. Ce constat conforte la Chine dans son analyse que la période lui est favorable et, que à terme, les rapports de force internationaux évolueront en sa faveur ». Toutefois, la guerre commerciale avec les États-Unis la met sur la défensive. On note le « pragmatisme » nouvellement affiché par le premier ministre japonais, Shinzo Abe qui commence à se distancier son pays de la politique étrangère américaine de Donald Trump et à s’engager plus activement avec la Chine.
L’ÉCONOMIE MONDIALE EST FRAGILISÉE.
Le FMI s’inquiète du niveau de la dette publique dans le monde (164 000 milliards de dollars fin 2016). Il revoit à la baisse ses prévisions de croissance pour 2018 tout en s’inquiétant de la montée des risques, dix après la crise de 2008. Le prix du pétrole atteint (avril 2018) un niveau de 75 dollars, au plus haut depuis 2014 à la faveur de la crise iranienne mais la tendance s’inverse (novembre 2018). Il semblait être en route pour atteindre un prix du baril à 100 dollars. La crise des émergents (hausse du dollar, tensions commerciales et diplomatiques) fait craindre une contagion mondiale. Après avoir revu ses prévisions à la baisse pour 2018, l’OCDE pense que la croissance mondiale va ralentir en 2019.
Le monde connait la pire crise humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale. La faim augmente de nouveau dans le monde, alerte le directeur du Programme alimentaire mondial, David Beasley. Il déclare que « quand on assure une meilleure sécurité alimentaire, le recrutement par les extrémistes diminue et les migrations aussi ». Le réchauffement climatique aggrave la faim dans le monde. L’Océan doit être protégée d’une catastrophe humanitaire mondiale alors que la moitié des terres dans le monde sont dégradées. Le dernier rapport du GIEC sur le réchauffement de la planète est inquiétant tant les objectifs de 2° C semblent hors de portée au rythme où vont les choses. La COP24 de Katovice se perd dans des procédures inutiles. Les catastrophes naturelles (séismes, tsunami, typhons, cyclones…) se succèdent à un rythme soutenu aux quatre coins de la planète.
LA JUSTICE PÉNALE INTERNATIONALE EST À LA PEINE.
À travers les procès emblématiques de Laurent Gbagbo et de Jean-Pierre Bemba, la CPI, qui fête en 2018 ses vingt ans, traverse aujourd’hui une crise si grave que la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) parle « d’auto-sabordement ». On a l’impression qu’elle ne s’adresse jamais aux gros poissons mais uniquement au menu fretin. La réconciliation des peuples par la vérité semble plus prometteuse que par le droit et la justice internationale. Dans le même temps, la notion de droits humains fait l’objet d’une sérieuse remise en cause aux quatre coins de la planète au moment où l’on célèbre le 70ème anniversaire de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme à Paris en 1948.
L’OCCIDENT PERD SES REPÈRES.
Prévaut l’impression que les dirigeants occidentaux s’accrochent à un monde disparu, au monde d’hier plutôt que de se projeter sur l’avenir. La transgressivité dont se flatte le président de la République, Emmanuel Macron masque son enracinement dans le conformisme. Rien n’est plus convenu, par exemple, de diaboliser Vladimir Poutine. Il ne s’en prive pas quitte à jouer les pyromanes en soufflant sur les braises. Force est de constater que les Occidentaux ne savent plus faire, la greffe de la démocratie à l’occidentale ne prend jamais : Afghanistan et Irak. Plus que jamais, les Occidentaux s’entêtent à utiliser la puissance comme instrument de domination. Le temps est aujourd’hui à la guerre : guerre commerciale (sanctions imposées par Washington aux Européens sur leurs exportations d’acier et d’aluminium et aux Chinois), guerre écologique, guerre avec les GAFA après les révélations sur les abus dans le pompage des données par Facebook (scandale Cambridge Analytica), guerre fiscale (avec les paradis fiscaux), guerre contre les mots (dictature du politiquement correct et diplomatie de l’invective) … Le mea culpa de Mark Zuckerberg tant devant le Congrès américain que devant le parlement européen est peu convaincant.
LA DIPLOMATIE DE LA CAROTTE OU DE LA COOPÉRATION CÈDE LA PLACE À LA DIPLOMATIE DU BATON OU DE LA COERCITION.
À Washington le secrétaire d’état, jugé trop modéré sur les dossiers nucléaires nord-coréen et iranien est congédié, apprenant la nouvelle par un tweet de Donald Trump. Il est remplacé par un faucon, Mike Pompeo, directeur de la CIA. Ce dernier prononce le 21 mai 2018 un discours devant la « Heritage Foundation » un discours formulant douze exigences que devrait satisfaire l’Iran pour échapper à de nouvelles sanctions mais, surtout, qui tourne le dos aux principes posés dans la Charte de l’ONU. Le secrétaire d’État à la défense, James Mattis prend la porte à l’annonce du trait des troupes en Syrie. À Washington, un mot revient constamment dans la bouche des dirigeants, celui de sanctions. Sanctions contre la Russie, l’Iran, le Venezuela, Cuba, la Corée du nord, la Syrie, la Chine… mais paradoxalement pas contre l’Arabie saoudite alors que les raisons ne manqueraient pas pour sanctionner ses agissements coupables au Yémen ou à Istanbul. Donald Trump fait le vide autour de lui.
Le constat des maux est accablant « Nous entrons dans l’ère du cauchemar », Nicolas Tenzer. Qu’en est-il des remèdes imaginés ou mis en place pour tenter de soigner le patient monde ? Le moins que l’on puisse dire est que nous sommes encore loin du compte dans la mise au point d’un système de substitution ou de transition au système multilatéral.
Extrait de http://prochetmoyen-orient.ch/
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