De Pyongyang à Moscou,
le rapprochement russo-nord-coréen
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Tom Dash (*)
Diplômé d’un Bachelor en Relations internationales de l’ILERI
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La visite d’une délégation russe à Pyongyang en juillet dernier annonçait une rencontre à haut niveau entre Kim Jong-un et Vladimir Poutine laquelle fut suivie d’une visite de Sergueï Lavrov en octobre. Si la Corée du Nord semble avoir tout à gagner de ce rapprochement, tel n’est pas le cas pour la Russie qui, déjà affaiblie, risque de voir sa position se détériorer davantage à long terme.
La rencontre de Vostotchny
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L’arrivée à Pyongyang d’une délégation de la Fédération de Russie le 25 juillet 2023, pour les célébrations en Corée du Nord du « Jour de la Victoire » aura indéniablement éclipsé celle de la délégation chinoise emmenée par Li Hongzhong du Politburo du Parti communiste chinois.
En effet, la délégation russe était pour sa part conduite par le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou. Il s’agissait d’un événement important pour le leader nord-coréen Kim Jong-Un, en quête de légitimité auprès de son élite domestique après l’échec du sommet d’Hanoï en 2019. Ce dernier, en effet, n’avait pas abouti à un accord avec les Etats-Unis en faveur de la dénucléarisation, la paix sur la péninsule coréenne et une rédaction des sanctions contre la Corée du Nord.
Rapidement, il a fait peu de doute qu’une rencontre se préparait entre le leader nord-coréen et son homologue russe alors qu’aucune autre n’avait eu lieu depuis la première en 2019, à Vladivostok. Kim Jong-un a donc parcouru en train les 700 km séparant Pyongyang du cosmodrome de Vostotchny où il s’est entretenu avec Vladimir Poutine le 13 septembre 2023, au lendemain de son arrivée en Russie, avant de repartir le 17 septembre.
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Bien qu’aucun communiqué n’ait filtré à la suite de l’entretien entre Kim Jong-un et V. Poutine, le Kremlin a déclaré qu’aucun accord n’avait été signé. Néanmoins, ces affirmations semblent laisser perplexes de nombreux analystes. Il fait peu de doutes au regard de la composition de la délégation nord-coréenne en Russie, forte de nombreux officiers supérieurs et cadres de l’industrie de l’armement, ainsi qu’au regard d’images satellites récemment publiées, que Moscou, après une prise de contact avec Téhéran pour l’acquisition de drones, se soit maintenant significativement rapprochée de Pyongyang pour se fournir en armes et munitions.
La Corée du Nord possède un vaste arsenal en cours de modernisation dont elle pourrait vendre une partie à la Russie tout en offrant une cadence de production satisfaisante – l’industrie de défense nord-coréenne emploie environ deux millions de travailleurs dans 180 usines. Les experts de nombreux think-tanks dont le CSIS à Washington et le RUSI à Londres ont identifié un accroissement significatif du trafic ferroviaire entre Tumangang en Corée du Nord et Khasan en Russie ainsi qu’une route maritime entre le port de Rajin sur la Mer du Japon et les facilités militaires russes de Dunai, près de Vladivostok.
L’imagerie satellite a permis d’identifier plusieurs navires aux transpondeurs coupés déjà connus pour avoir enfreint des mesures d’embargos sur les armes à destination de zones de guerre comme l’Irak et la Syrie, mais aussi vers la Chine, pour le compte d’entreprises écran russes.
Si les millefeuilles juridiques, les pavillons de complaisance et les transbordements multiples sont des pratiques courantes d’États sous sanctions cela n’empêche pas toujours de dissimuler la destination finale de leur cargaison. Ainsi, les analystes du RUSI sont-ils parvenus à retrouver des conteneurs partis de Rajin jusqu’à un dépôt de munitions russe à Tikhoretsk dans le kraï de Krasnodar à 290km de la frontière ukrainienne. S’il est impossible de confirmer le contenu de ces cargaisons, leur destination fournit des indices crédibles en faveur de chargements de munitions.
Un partenariat inégal
V
L’historique des exigences nord-coréennes au cours des différentes négociations de dénucléarisation depuis plus de trente ans ainsi que les réseaux clandestins de Pyongyang laissent entrevoir assez aisément ce que la délégation nord-coréenne a pu demander en échange de ses armes et munitions. L’examen des intérêts de la partie russe est, en revanche, plus délicat.
Historiquement, la Corée du Nord s’est livrée à des provocations pour obtenir la tenue de négociations et des concessions pour le régime avant que les pourparlers ne tournent court en raison des exigences inconciliables des parties en présence. C’est ainsi que Kim Jong-il avait obtenu de l’administration Clinton en 1993 la construction de deux réacteurs nucléaires de 1000 MW et la livraison annuelle de 500 000 tonnes de pétrole brut pour reprendre en 2002 un programme d’enrichissement avec l’aide d’un physicien Pakistanais, Abdul-Qadeer Khan.
L’étude des réseaux clandestins du régime est également une source d’enseignements sur ses nécessités vitales. La Corée du Nord a besoin, pour subsister, d’engrais, de céréales et d’hydrocarbures qui peuvent être légalement fournis par la Chine via le corridor de Dandong-Sinuiju dans la limite des volumes permis par les mesures d’embargo. Mais ceux-ci ne suffisent pas et ne permettent pas le financement du programme nucléaire. Ainsi, le régime a-t-il un besoin impérieux de devises étrangères qu’il se procure en recourant à des cyberbraquages comme celui de la banque centrale bangladaise en 2018 pour 81 millions d’euro, au trafic d’armes conventionnelles ou de destruction massive ainsi qu’à des travailleurs clandestins de la Mongolie au Qatar en passant par la Pologne.
Ainsi, Pyongyang semble avoir tout à gagner en se rapprochant de la Russie qui possède un sous-sol riche en hydrocarbures, des réserves de devises et une expertise technologique de pointe mise en lumière par les visites de Kim Jong-un en Russie d’une usine Soukhoï, d’une base aérienne, et d’un centre de biotechnologie.
De surcroît, en multipliant les contacts avec Moscou, Kim Jong-un se rend moins dépendant de la perfusion chinoise que Beijing demeure susceptible de restreindre en fonction de ses intérêts de politique étrangère. Le traitement privilégié de Sergueï Choïgou, guidé personnellement à travers une exposition de matériel militaire par Kim Jong-un lors de sa visite, est un autre indicateur du motif de son voyage et des ambitions nord-coréennes à l’égard de la Russie.
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Cependant, le jeu du Kremlin consistant à traiter avec Pyongyang semble présenter un intérêt restreint lorsqu’on en vient à considérer ce que la Corée du Nord, qui réfléchit avant tout à assurer sa propre survie, serait en mesure de lui apporter à long terme.
Sur le plan diplomatique, la reconnaissance des territoires annexés et le soutien à la Russie, aux côtés de la Syrie, du Nicaragua et de la Biélorussie à l’ONU en votant contre la condamnation de l’annexion de quatre régions ukrainiennes était loin d’être suffisant pour bloquer la résolution non contraignante de l’Assemblée générale en octobre 2022. Plus préoccupante sans doute est l’abstention de 35 États dont l’Inde, client historique de Moscou, et la Chine.
En outre, une coopération technologique militaire à haut niveau ne semble pas faire partie des concessions que Moscou serait encline à réaliser en dépit des assertions de certains observateurs. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela. Tout d’abord, une mauvaise expérience avec la Chine lorsque celle-ci avait développé le Shenyang J-11B, version non autorisée du Su-27SK, soulevant des risques de trafics et de violation de la propriété intellectuelle par reverse engineering. Récemment, 38North, une source de référence sur la Corée du Nord, a démenti les affirmations selon lesquelles la Corée du Nord aurait bénéficié de l’expertise technique russe pour développer son missile Hwasong-18 à partir du Topol-M/SS-27 russe.
Attendre et observer
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Sur le plan stratégique Kim Jong-un profite de cette opportunité pour rappeler à la communauté internationale, préoccupée par la guerre en Ukraine, l’existence de son régime. La Corée du Nord perçoit ainsi la formalisation du Quad et le sommet trilatéral de Camp David d’août 2023 entre les chefs d’États américain, japonais et sud-coréen, comme une menace supplémentaire à son existence.
Son rapprochement avec Moscou lui permet également de mettre sous pression les puissances occidentales. En fournissant la Russie en munition, la Corée du Nord aide la Russie à prolonger le conflit tout en rappelant la menace d’une crise sur deux fronts en Europe et en Asie.
La Russie aurait tiré, entre février et décembre 2022, plus de 10 millions d’obus d’artillerie et le site Oryx a confirmé la perte d’au moins 2461 chars dont 1589 détruits incluant 28 T90-M. En dépit d’un accroissement conséquent de son budget de défense de 9,2% (86,4 Mds$) soit 4,1% de son PIB de 2022, la Russie semble être en difficulté en matière de production de munitions et de systèmes d’armes.
La Corée du Nord réduit également sa dépendance à l’égard de son allié chinois qui a rappelé sa disponibilité pour traiter des risques sécuritaires sur la péninsule. Il apparaît toutefois évident depuis 2018 que la dénucléarisation de la Corée du Nord est illusoire tant que le régime demeurera en place en cela que Kim Jong-un s’en servira comme d’assurance vie.
À l’inverse, le choix russe de traiter avec la Corée du Nord – qui pourrait être surprenant s’il ne s’expliquait pas par la nécessité de se fournir en munitions – s’explique peut-être en partie par une déclaration de l’ancien Premier ministre Russe, Dmitri Medvedev, lequel avait dit en substance qu’il s’attendait à ce qu’une fois la guerre terminée, les Occidentaux « reviennent parler avec la Russie » comme par le passé, référence à la guerre russo-géorgienne en 2008 et à l’annexion de la Crimée en 2014.
Ce rapprochement traduit plusieurs inflexions majeures déjà observées lors de la guerre en Ukraine. La perception de l’ordre nucléaire a radicalement changé pour Moscou. La poursuite d’une guerre sous parapluie nucléaire est désormais de l’ordre du possible et les mesures antiprolifération reléguées à « un autre temps géopolitique » pour citer S. Lavrov, le ministre des affaires étrangères russe, lors de sa visite à Pyongyang en octobre. Néanmoins, il est impossible d’affirmer que Moscou partage réellement les préoccupations de Pyongyang au point, par exemple, de lui proposer en échanges de lance-roquettes multiples KN-09 ou KN-25 et de munitions, une expertise, voire du matériel nucléaire.
Beijing quant à elle, sur une ligne de crête vis-à-vis du reste de la communauté internationale tout en assurant la Russie d’un soutien verbal peu coûteux, observe et attend alors que Pyongyang demeure son obligée. La relation unissant Moscou à Beijing est purement pragmatique et non idéologique en dépit d’un ressentiment commun à l’égard de l’Occident, une dimension à ne pas sous-estimer. Malgré l’existence d’un continuum géographique et stratégique que les deux puissances peuvent représenter, leurs intérêts n’en sont pas moins divergents voire antagonistes pour un nombre important de points.
Les ambitions chinoises vis-à-vis de la Sibérie, en sommeil depuis l’incident frontalier sino-soviétique de Damanski en 1969 et territoire chinois depuis 1991, pourraient resurgir sous une forme ou une autre alors que l’asymétrie de la relation russo-chinoise ne cesse de croître. Moscou voit de plus son influence historique en Asie centrale remise en question par les nouvelles routes de la soie chinoises et des populations chinoise et coréenne de plus en plus présentes en Sibérie alors que la Russie est en déclin démographique.
Ce qui semble certain aujourd’hui, c’est que l’affaiblissement et l’instabilité à long terme de la Russie, une Chine trop sûre de sa propre puissance en voie de doubler le nombre de têtes nucléaires dont elle dispose, et l’accroissement des capacités de nuisance nord-coréennes ne pourront qu’apporter davantage de risques sécuritaires en Asie comme en Europe où les lignes de faille d’hier parfois limitées à des contentieux diplomatiques sont devenues des poudrières.
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(*) Tom Dash – Diplômé d’un Bachelor en Relations internationales de l’ILERI Paris, étudiant dans le Double MSc Degree in International Affairs de la London School of Economics and Political Science et Peking University. Son intérêt se concentre sur l’Asie du Nord-est et ses enjeux stratégiques, économiques et politiques avec une attention particulière portée à la Chine et son environnement stratégique. |
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