Europe :
Les relations internationales bousculées
;
Entretien avec Maurice Vaîsse (*)
Professeur émérite des Universités
;
Universitaire éminent, spécialiste des relations internationales, le professeur Maurice Vaïsse répond aux questions d’Espritsurcouf. Ses propos sont denses, et restent dans un premier temps attachés à la guerre en Ukraine, avant de gagner l’Orient extrême.
Comment percevez-vous l’évolution des relations internationales depuis le début des années 2000 ?
On peut dire sans risque de se tromper que nous avons assisté à une véritable révolution, au sens propre du terme, puisque les années 1990, et jusqu’au 11 septembre 2001, avaient été caractérisées par une sorte de parenthèse, de mondialisation heureuse, de moments où les démocraties semblaient être le régime idéal qui se répandait à travers le monde, et où la paix était voulue et souhaitée par tout le monde. Ainsi, lorsqu’il y avait des conflits, la paix faisait l’objet de conciliation et de médiation.
Ce n’est certes pas le 11 septembre 2001 qui a tout changé, il y avait déjà auparavant des problèmes et en particulier du terrorisme. Mais il est vrai qu’à partir de 2001 et jusqu’à maintenant, les relations internationales ont connu des tensions multiples, à commencer par le terrorisme, à continuer par les crises économiques et en particulier celle de 2008 qui a secoué la mondialisation. Il y a eu d’autre part la guerre en Ukraine, qui est celle que nous connaissons maintenant mais qui avait déjà commencé par l’annexion de la Crimée et l’attaque dans le Donbass. Avec l’agression russe en Ukraine, on aboutit depuis le début des années 2000 à une véritable révolution en ce sens que la violence est revenue au premier rang, que les tensions internationales se sont multipliées, que les régimes autoritaires ont pullulé et semblent plus efficaces que les démocraties.
En outre, l’atmosphère internationale est tendue entre différents pays. On pense au problème du Brexit en Europe, aux questions de Taïwan et de la mer de Chine en Asie, etc… Donc l’atmosphère des relations internationales a complètement changé et nous avons assisté à un dérèglement du monde.
La guerre en Ukraine bouscule les rapports de force entre Etats ? Au-delà de la dimension conflictuelle directe, peut-on parler de réactivation du phénomène de « guerre froide » ?
Il faut se méfier des termes qu’on emploie. La guerre Froide était un phénomène spécifique, une opposition frontale entre deux systèmes. Cette opposition concernait tous les aspects de la vie, qu’ils soient politiques, diplomatiques, militaires, idéologiques et économiques. Les relations économiques et commerciales entre les pays du bloc de l’Est et les pays du bloc de l’Ouest étaient extrêmement ténues. L’opposition idéologique était considérable entre les deux blocs. On n’y est pas encore revenu, bien heureusement.
Les relations commerciales entre la Chine et les Etats-Unis, en particulier en termes d’investissement et d’interpénétration des systèmes économiques, n’ont absolument rien à voir avec ce qui existait du temps de la guerre Froide. D’autre part, avec les enseignes américaines, françaises, italiennes qui quittent peu à peu la Russie, on voit combien les investissements européens et américains en Russie étaient importants.
On voit aussi combien les pays européens avaient besoin de commercer avec la Russie, ne serait-ce qu’à cause du gaz puisqu’un certain nombre de pays européens dépendent encore aujourd’hui pour 40% de leur approvisionnement en gaz russe. Par conséquent, ne parlons pas de guerre froide par amalgame avec ce qui s’est passé entre 1947 et 1991. Il est cependant vrai qu’on a l’impression d’un acheminement vers une division du monde, qui par certains côtés, ressemblent à la guerre Froide.
Depuis le début du conflit ukrainien, Emmanuel Macron s’évertue à maintenir un lien diplomatique avec Vladimir Poutine : s’agit-il d’une gesticulation ou d’une diplomatie constructive ?
Maintenir les liens diplomatiques et le dialogue avec les Etats, même en période de guerre : c’est du bon sens. Bien que la Russie de Vladimir Poutine ait commis une agression inqualifiable au regard des principes de l’Organisation des Nations Unies (souveraineté et intégrité territoriale des Etats), le bon sens veut que, comme il faut savoir terminer une guerre, il faut toujours conserver un lien avec les Etats quels qu’ils soient.
Evidemment, c’est un véritable de défi que de maintenir ce lien. Mais on voit bien comment le président Macron, qui a tenu à maintenir ce lien en tant que président français et en tant que président de l’Union Européenne, a au fur et à mesure conçu que, du côté russe il n’y avait pas de répondant ou plus exactement que ce dialogue était vain, et que même s’il ne fallait pas couper tous les ponts, l’espoir d’aboutir rapidement à un règlement était ténu.
C’est en tout cas ce qu’il semble avoir dit dans son interview du 14 juillet. Par conséquent, oui, il a eu raison de maintenir un fil de dialogue et oui, il a probablement raison de penser que pour l’instant ce fil de dialogue est tellement tendu qu’il est presque rompu.
Dans quelle mesure ce conflit impacte-t-il le projet de défense européen ? Nous avons l’impression d’un redéploiement du parapluie militaire américain en Europe, avec la prévision de l’arrivée de 300 000 hommes ?
Je ne crois pas du tout, sauf s’il y avait évidemment menace russe sur la Moldavie, les pays Baltes ou la Pologne, au retour de 300 000 soldats américains en Europe. Par ailleurs, jusqu’à il y a un an ou deux, on pouvait dire, et le président Français Emmanuel Macron le disait, que l’alliance atlantique était en état de mort cérébrale. Il estimait que l’OTAN ne jouait plus vraiment de rôle et qu’elle ne fonctionnait plus comme elle le devait.
Ce qui était implicite dans les propos du président Français, c’est qu’il y avait un besoin urgent que les pays européens s’occupent eux-mêmes de leur défense. Qu’ils fassent ce qu’au fond les Etats-Unis leur demande de faire depuis des dizaines d’années : se défendre eux-mêmes, consacrer plus d’argent à leur défense et ne pas compter sur les américains pour les défendre face à des menaces extérieures.
Peut-être y-a-t-il eu un créneau pendant lequel la défense européenne, ou plus exactement un embryon de défense européenne, a vu le jour, entre le moment ou Donald Trump semblait porter le discrédit sur l’OTAN et où la guerre en Ukraine a commencé. C’était une sorte de créneau durant lequel on a imaginé mettre sur pied un embryon de défense européenne.
Maintenant, on a l’impression que les Européens sont de nouveau tentés de recourir à l’alliance atlantique qui a retrouvé sa vitalité, et qui semble être l’avenir de la plupart des pays européens, notamment l’Europe du Nord, puisque deux nouveaux Etats (la Suède et la Finlande) vont devenir membres de l’OTAN alors qu’ils ne l’étaient pas. Les Etats baltes et les Etats de l’Europe centrale et orientale ne rêvent que d’une chose : voir l’alliance atlantique se renforcer pour les protéger d’une menace éventuelle. Par conséquence, oui, il y a eu une fenêtre, mais cette dernière s’est refermée.
Peut-on parler d’un retour en force des américains en Europe ?
Je ne dirai pas « retour en force ». Je dirai que les américains qui sont nés des pays européens étaient traditionnellement très attirés par l’Europe et le « vieux monde ». Par conséquent, ils ont beaucoup fait pour l’Europe au cours des deux guerres mondiales. Ils ont créé l’alliance atlantique qui était avant tout une alliance entre pays européens et pays nord-américains. Puis, à partir du début des années 2000, ils ont été de plus en plus attirés par l’Asie pacifique, ce qu’on a appelé le pivot ouest des Etats-Unis.
Oui, on peut dire que ces derniers se sont ré-intéressés à l’Europe à l’occasion par exemple de la crise ukrainienne. Mais c’est un retour récent, puisqu’encore sous la présidence de Donald Trump ils considéraient que l’OTAN n’était plus aussi intéressante qu’auparavant, car certains pays européens ne consacraient pas assez d’argent à leur défense et que les américains en avaient assez de porter le fardeau. Il faut préciser que comme les gens qui tâtent l’eau avant de se baigner, les américains font une réapparition en Europe essentiellement par leur aide financière et matérielle à l’Ukraine, tout en prenant bien garde de ne pas revenir en force en Europe.
Oui, il y a eu un certain nombre de milliers de soldats américains en plus mais il s’agit d’un fait marginal comparé à ce qui se passait auparavant quand on pense aux centaines de milliers de soldats américains qui étaient en Europe durant la guerre Froide : nous n’y sommes pas encore.
N’y a-t-il pas, finalement, une réaffirmation d’une politique unilatéraliste des Etats-Unis ?
D’abord, chaque Etat fait la politique de ses intérêts. Il n’y a aucune raison de penser que les américains font autrement. Il est tout à fait naturel qu’ils pensent à eux. On peut dire que Donald Trump, qui pensait à l’ « America First », avait d’une certaine façon raison. Chaque Etat du monde a le devoir et la responsabilité de penser à ses intérêts. Par conséquent, peut-on parler de politique unilatéraliste ?
Actuellement la diplomatie américaine est beaucoup moins unilatéraliste qu’elle ne l’était du temps de Donald Trump. Le président Joe Biden a manifesté son soucis et sa volonté de réinvestir le multilatéralisme. Par conséquent, il y a un retour des Etats-Unis dans les instances internationales et on le voit sur tous les plans.
De manière générale, quelle place prend la diplomatie dans un conflit armé de nos jours
Encore une fois, un conflit armé est toujours facile à commencer, mais il est extrêmement difficile de le faire cesser. Par conséquent, le rôle de la diplomatie, qui est un rôle extrêmement difficile pour ne pas dire impossible, est précisément d’exister et de vouloir que malgré les difficultés, les tensions et les violences qui ont lieu, on puisse maintenir un fil de dialogue.
C’est le rôle de la diplomatie qui peut être tenu par des personnalités ou des institutions non-officielles. C’est-à-dire que dans certains cas, cela ne se fait pas à travers les chancelleries mais éventuellement par des intermédiaires, des agents, des pays neutres. Mais la diplomatie ne peut pas proclamer « le magasin est fermé ». La diplomatie doit toujours exister, être vigilante et être prête à mettre fin aux conflits.
Dans un tout autre espace géographique, quelles sont les conséquences de l’implantation de la Chine et de la Russie en Afrique ?
D’abord il ne faut pas croire que cette implantation est récente. Déjà dans les années 60, on voyait des chinois et des russes s’implanter en Afrique. Cette dernière est un continent extrêmement riche de toutes sortes de matières premières. Par conséquent, c’est un continent qui attire les puissances. Il est vrai qu’actuellement il y a une véritable continuité dans cette attirance de la part de la Russie et de la Chine. Je ferai une différence entre la Russie et la Chine dans la mesure où la Chine utilise son chéquier et ses immenses ressources financières pour aider les pays africains à construire des infrastructures.
Il y a entre les pays africains, la Russie et la Chine une attirance réciproque dans la mesure où les uns ont besoin des autres. La question qui se pose est de savoir si les pays africains, les chinois et les russes ont intérêt à continuer à avoir entre eux des relations prospères et de bon voisinage. C’est avant tout aux pays africains de le dire et non pas aux pays européens. C’est aux pays africains de savoir quoi faire et, s’ils doivent se repentir, de le faire de manière indépendante. Ce n’est pas aux pays européens de le leur faire savoir.
La guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis porte-t-elle le risque d’un conflit armé ?
L’interpénétration des économies américaine et chinoise est telle qu’on voit mal comment il y aurait un véritable conflit entre les deux. Il y a des tensions, une volonté américaine de reprendre le contrôle de leurs intérêts, ce qu’ils ont négligé à cause de l’entrée de la Chine dans l’Organisation Mondiale du Commerce en 2001. Et la Chine a énormément profité du fait qu’elle ait été admise à l’OMC, où elle est toujours considérée comme un pays en voie de développement alors que c’est la deuxième économie du monde-. Par conséquent il y a inévitablement entre la Chine et les Etats-Unis des tensions très fortes mais pour l’instant, ces deux économies sont très interpénétrées l’une avec l’autre et on ne voit pas comment il pourrait y avoir un véritable conflit (sauf au sujet de Taïwan). Il y a des tensions qu’il faut essayer d’apaiser ou de résoudre des deux côtés : cela ne peut pas être autrement.
Entretien assuré par Etienne Durant, étudiant Relations Internationales et Politiques à Paris.
***
Cet article vous a intéressé ? Vous avez une remarque à nous faire ?
Vous souhaitez nous le faire savoir ?
Cliquer ICI
(*) Maurice Vaïsse est l’un des principaux spécialistes français des questions de politique étrangère et de défense. Agrégé d’histoire, il est professeur des universités et professeur émérite d’histoire des relations internationales à l’Institut d’études politiques de Paris. Membres de nombreux comités scientifiques, il préside le conseil scientifique pour la recherche historique au Ministère de la Défense, il dirige aussi la Commission de publication des documents diplomatiques français (DDF – postérieurs à 1954) et il est membre de la Commission des archives diplomatiques. Il est conseiller littéraire de différentes maisons d’éditions françaises et de comités éditoriaux étrangers. La 17° édition actualisée de son ouvrage « Les relations internationales depuis 1948 » est parue l’an dernier aux éditions Dunod. |
Bonne lecture et bonnes vacances
Rendez-vous en septembre pour le N°196
D’ici là, pour une bonne santé, prenez soin de vous
RESPECTEZ LES CONSIGNES :
Distanciation, port du masque …
Laisser un commentaire