Guerre en Ukraine :
un nouvel ordre mondial ?

(1ère partie)

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Jean-Claude Allard (*)
Général de Division (2s)

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La guerre russo-ukrainienne se poursuit depuis près de 21 mois. L’occasion de dresser un point de situation globale, alors que l’attention internationale s’est focalisée sur le Moyen-Orient.

 

Le 22 février 2022, l’attaque russe contre l’Ukraine a déclenché un processus cathartique, libérant les passions contenues d’un monde en révolte. Après vingt mois de guerre, quels sont les bilans et perspectives de ce choc inattendu et voulu, par son protagoniste, comme refondateur ? Nous nous proposons, dans cet article, d’analyser les causes de cette guerre et les conséquences stratégiques, opératives et tactiques.

La guerre, volonté de catharsis à la convergence de trois conflits
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Depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991, ses relations avec la Russie sont tumultueuses. « La Russie est le problème-clé de l’Ukraine » déclarait en juillet 1993 le président Kravtchouk[1]. Ces graves différents sont les conséquences de la volonté de réalisation par Moscou de plusieurs objectifs : s’assurer un glacis « vital » face à l’OTAN et disposer du port de Sébastopol ; unifier sous sa coupe le monde russe ; fixer ses conditions sur la vente et le transit du gaz russe, … entre autres multiples désaccords, mais aussi par l’agressivité anti-russe d’une partie de la classe dirigeante ukrainienne. Après plusieurs crises dangereuses, la Russie a voulu régler ces disputes au moyen d’un plan à long terme, de déroutement de ses gazoducs (via Nord Stream I et II et Blue Stream) et par la saisie brutale de la Crimée (2014).

Cette crise originelle trouve des prolongements au sein même de l’Ukraine entre une majorité cherchant l’unité nationale ukrainienne, et une minorité irrédentiste à tropisme russe, majoritaire dans le sud et l’est du pays. Ce particularisme, présent dès l’indépendance (1991), n’a cessé de s’affirmer au fil du temps et des crises (révolution orange ; révolution du Maidan) vécues comme autant de rejets de leurs aspirations par les dissidents, jusqu’à déboucher sur une insurrection armée et un appel au rattachement à la Russie[2].

En avril 2014, lorsque le président Tourtchynov décida d’engager l’armée pour étouffer la révolte, la Russie saisit l’opportunité de renforcer son soutien politique par un engagement matériel et militaire sur le terrain[3]. Cette aide contribua à figer, après les accords de Minsk par la suite non respectés, une ligne d’affrontements meurtriers (surveillés par l’OSCE[4]), base naturelle de départ des opérations russes en février 2022.

Ces deux premières crises s’inscrivent dans un conflit stratégique entre les États-Unis et la Russie, confirmé en avril 2022 lorsque, après s’être effacés quelques jours avant l’offensive russe, les États-Unis ont affirmé leur engagement dans la guerre : « Nous voulons voir la Russie affaiblie, incapable de mener le type d’actions qu’elle a lancé sur l’Ukraine [5]».

Outre l’Ukraine, Vladimir Poutine accumule, depuis son arrivée au pouvoir, de multiples revendications à l’encontre des États-Unis [guerre du Kosovo (1999) ; dérapage de la GWOT[6] en Irak (2003) ; extension de l’OTAN en Europe de l’est ; déploiement du système ABM[7] ; Libye (2011) ; Syrie (2015) ; etc.]. Une colère formulée clairement à la conférence sur la sécurité de Munich (2007) et qui n’a cessé de grandir. De leur côté, les États-Unis ont multiplié avec l’Ukraine les accords stratégiques et les coopérations civiles et militaires, depuis 1992 et la visite de Leonid Kravtchouk, premier président de l’Ukraine indépendante.

Source : Google Map

L’Ukraine est donc pour la Russie, par son positionnement géographique et géopolitique, à la convergence de ces trois conflits. En signant un traité avec les deux républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk, puis en incorporant leurs milices dans l’armée russe et enfin en annexant les quatre oblasts du Sud ukrainien à la Russie, le président russe lie les deux premiers problèmes.

Le 22 février 2022, la guerre civile est effacée, seule subsiste la guerre russo-ukrainienne dans une perspective plus large de guerre stratégique russo-américaine.

La résistance ukrainienne, les diverses carences de l’agresseur, puis le soutien de l’alliance occidentale ont conduit à des échecs successifs de la Russie dont l’armée était pourtant allée jusqu’aux portes de Kiev. Mais la Russie a surtout mis la main, dès mars 2022, sur la mer d’Azov en accaparant ses côtes sur une profondeur jusqu’à 80 kilomètres, incluant le barrage et la centrale électrique de Nova Kakhovka, le canal de Crimée et la centrale électrique nucléaire de Zaporijjia, installations vitales pour faire vivre la Crimée et le Donbass.

Dès mars 2022, pendant qu’elle menaçait militairement l’Ukraine sur les fronts de Kiev, Kharkiv et Odessa, la Russie a construit un système de défense le long de cette ligne, qu’elle a érigée au statut de frontière nationale. Moscou a aussi « russifié » l’administration, l’économie et la culture de ces territoires annexés[8]. Puis, cédant aux contre-offensives ukrainiennes de septembre 2022 sur Kherson et au sud de Kharkiv, la Russie s’est repliée sur cette ligne désormais solidement défendue qui encaisse, depuis le printemps 2023, les tentatives de reconquête d’une armée ukrainienne instruite et équipée par ses alliés occidentaux. Fin octobre 2023, les opérations semblent d’enliser dans une guerre de positions et d’attrition vraisemblablement longue.   

Cette guerre doit donc être analysée sous trois angles : celui des objectifs stratégiques mondiaux, (effets centrifuges) ; celui des apports extérieurs à la guerre (effets centripètes) et, enfin, celui de la conduite propre de la guerre (effets tactiques). (NDLR : Effets centripètes et tactiques seront au cœur de la deuxième partie de l’article qui sera publié le 01 décembre, dans le N°226)

Nous parlerons de stratégie, d’opératif et de tactique.

Objectifs stratégiques mondiaux : une planification plus minutieuse qu’une invasion en Ukraine.
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Sur le front stratégique, les manœuvres continuent car l’objectif essentiel des visées russes, mises en mouvement par cette guerre, est de contester l’unilatéralisme américain et « l’ordre du monde selon des règles » que Poutine récuse, car d’après imposées par et au seul bénéfice des États-Unis : « […] tout le système du droit d’un seul État, avant tout, bien entendu, des États-Unis, a débordé de ses frontières nationales dans tous les domaines : dans l’économie, la politique et dans la sphère humanitaire, et est imposé à d’autres États. À qui cela peut-il convenir ? [9]»

 

Les objectifs stratégiques mondiaux sont préparés depuis les années 2000. La Russie, souvent de connivence avec la Chine, s’est employée depuis longtemps à rassembler autour d’elle y compris en invoquant la résistance à l’Occident : Organisation de Shanghai pour la Coopération (OSC – 2001) ; Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC-2002) ; premier sommet des BRIC à Ekaterinbourg (Russie-2009) ; sommet commun OCS/BRICS à Oufa (Russie-2015).

Au sommet russo-africain de Sotchi en 2019 devant 43 chefs d’État, le président Poutine a parlé de « l’attachement commun au multilatéralisme, au refus de l’ingérence et à la lutte contre l’exploitation, le racisme et le colonialisme ». Ainsi, Vladimir Poutine exploite une vision de l’Occident largement répandu dans les pays du Sud global, pour obtenir, sinon l’adhésion inconditionnelle à ses thèses et un soutien direct[10], du moins une écoute intéressée. Les candidatures de rapprochement ou d’adhésion à ces diverses structures de partenariats sont nombreuses[11], portées par diverses raisons : entre autres, la tentation de prendre des distances vis-à-vis d’un monde régulé par les États-Unis, la recherche de nouveaux équilibres régionaux, ou les perspectives économiques que paraissent offrir ces nouveaux partenariats, avec la Chine notamment. S’y rajoute aussi l’attirance pour le principe du respect de la souveraineté politique que proposent ces institutions.

Pour l’Occident, habitué à la rigueur du fonctionnement de l’Union européenne ou de l’OTAN, ces organisations qui n’imposent aucune exigence quant aux principes démocratiques et de politique intérieure pour accepter l’adhésion, qui ne développent aucun programme commun, paraissent peu crédibles, voire peu efficaces, et donc peu menaçantes. Attention aux conclusions hâtives.

Il est vrai que la Russie a échoué à affaiblir les États-Unis dans son espace « occidental ». Leur rôle de chef de cet espace est renforcé ainsi que leurs leviers de puissance : l’OTAN s’élargit, l’Union européenne est active et soudée dans la stratégie des sanctions envers la Russie et de soutiens multiformes à l’Ukraine, l’ensemble occidental accroit son intégration dans l’espace politique, civilisationnel, économique et énergétique américain.

Mais d’un autre côté, le « Sud global[12] » tend à se recomposer autour des multiples centres de gravité proposés par le couple russo-chinois, dans des postures critiques de l’Occident, alors que ce dernier attire des pays déchirés qui n’ont toujours pas pansé les plaies de leurs guerres civiles (Ukraine, Géorgie, Moldavie, Kosovo, Bosnie). Enfin, le discours de « la défense des démocraties contre les régimes autoritaires », tendant à discriminer ceux qui ne soutiennent pas l’Ukraine, fait resurgir la menace du président Georges Bush : « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous », mais cette fois-ci avec des effets moindres[13]  voire renforçant la détermination du « Reste du monde » à changer l’ordre mondial.

Sur le plan stratégique, la consolidation sur le long terme de cette dynamique, bien engagée, de création d’un monde multipolaire, marquera la victoire stratégique de la Russie.

Il se profile ainsi un pôle géopolitique eurasiatique de puissance russo-chinoise innervée par de multiples axes de communication et d’immenses ressources. La Russie notamment, regorge de réserves d’énergies fossiles, de compétences et de combustibles pour l’énergie nucléaire civile, sans compter son arsenal de matières premières et de minerais utiles aux industries du futur, ainsi que d’un important potentiel agroalimentaire à développer. Tout ce dont a besoin le Sud global pour vivre et la Chine pour dominer le monde, mais aussi le monde occidental et surtout américain, pour maintenir ses positions dominantes.

Au-delà de l’Ukraine, l’avenir de la Russie est le réel enjeu sous-jacent à l’affrontement sino-américain.

Les États-Unis, par leur soutien à l’Ukraine, ont choisi la voie de la force pour affaiblir la Russie, et espérer certainement y prendre à nouveau pied via les institutions internationales (retour de la décennie 1990-2000). La Chine, de son côté, a fait le choix d’accompagner la stratégie russe : « Un changement qui n’était pas arrivé depuis un siècle arrive et nous conduirons ce changement ensemble  [14]» a déclaré Xi Jinping à son homologue, Vladimir Poutine.

Ne négligeons pas l’hypothèse que, quel que soit le sort des armes en Ukraine pour la Russie, la ligne de front stratégique future soit en train de basculer de Taïwan vers la frontière occidentale de l’Eurasie.

   

 

(*) Jean-Claude Allard, saint-cyrien, diplômé de l’École supérieure de guerre, de l’Institut des Hautes Études de Défense nationale et du High Command and Staff Course, a été, entre autres, chef des opérations de la KFOR au Kosovo, représentant de la France au Central Command des Etats-Unis. Il a commandé le 4ème régiment d’hélicoptères de commandement et de manœuvre puis a été commandant de l’Aviation Légère de l’Armée de Terre (ALAT). Il   a été directeur de recherche à l’IRIS et enseignant à IRIS SUP. Il est désormais chercheur associé à l’IRIS.

 

 

[1] Cité par Olga Alexandrova. “Le facteur russe dans la politique de sécurité ukrainienne”. In: Politique étrangère, n°1 – 1994 – 59ᵉannée. pp. 49-59. www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1994_num_59_1_4247

[2] Demande formulée après le référendum du 11 mai 2014 mais rejetée par Moscou. https://information.tv5monde.com/international/ukraine-le-donbass-vote-pour-son-autodetermination-1390

[3] La guerre a donc commencé en 2014. Sur cette “offensive éclair dans le Donbass” voir Michel Goya & Jean Lopez, “l’ours et le renard”, Perrin, Paris, mai 2023, pp. 55-63.

[4] OSCE Special Monitoring Mission to Ukraine (SMM), https://www.osce.org/special-monitoring-mission-to-ukraine-closed qui quitte la zone lors de l’attaque russe

[5]https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/geopolitique/geopolitique-du-mardi-26-avril-2022-1371000

[6] Global War On Terror – guerre globale contre le terrorisme

[7]https://www.spacedaily.com/reports/US_ABM_Deal_To_Be_Signed_Wednesday_With_Broad_Polish_Support_999.html

[8]https://www.latribune.fr/economie/international/guerre-en-ukraine-comment-le-kremlin-organise-la-russification-des-regions-occupees-923905.html

[9] https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire/1886

[10] Voir les résultats des votes au Conseil de sécurité et à l’assemblée générale de l’ONU sur la guerre en Ukraine depuis 2014

[11] Par exemple pour les BRICS, 26 pays candidats, six acceptés au 15ème sommet (2023)

[12] Appellation désormais utile pour désigner les Etats ne se reconnaissant pas partie du monde occidental, sans pour autant que beaucoup y soient foncièrement hostiles.

[13]https://www.euractiv.fr/section/politique/news/reunion-de-ramstein-creation-dun-%E2%80%89groupe-de-contact%E2%80%89-mondial-pour-soutenir-lukraine/

[14]https://ecfr.eu/publication/china-and-ukraine-the-chinese-debate-about-russias-war-and-its-meaning-for-the-world/

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