La stratégie indopacifique française
(2de partie)

Interview de Jérémy Bachelier (*) par Athénaïs Jalabert (*)

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Jérémy Bachelier, chercheur au Centre des Études de Sécurité (CES) de l’Ifri et membre du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD), spécialiste des questions de puissance maritime,  de l’’action de l’État en mer, et de la présence française en Indopacifique,
a bien voulu partager son analyse avec Athénaïs Jalabert. Nous publions, ici la suite et fin de cette étude dont le premier volet est paru dans le N°241.

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Les menaces sécuritaires de la région

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Par ailleurs, la France participe également avec ses alliés et partenaires à la stabilité stratégique dans différentes zones qu’on peut qualifier de sensibles. Il y d’abord la mer de Chine méridionale et le détroit de Taïwan avec une forme de coercition protéiforme de la part de la Chine qui peut se traduire par des actions de milices, des coupures de câbles sous-marins, au titre d’une forme de harcèlement intensif, et peut aller jusqu’à un déploiement amphibie de grande ampleur.

Si un évènement majeur devait arriver dans le détroit de Taïwan, deux conséquences notables seraient à prendre en compte : d’abord le flux maritime serait mis à mal dans cette région d’une manière assez durable avec des répercussions pour les intérêts économiques et financiers de la France. En outre, du fait de la présence des grands ports, il y aurait une incapacité progressive à pouvoir être autonome en matière de transport maritime.

La posture de la Corée du Nord est également un réel enjeu d’autant plus que le régime a signé, en juin 2024, un accord avec la Russie en cas d’agression et un accord mutuel des forces nucléaires, face à une Corée du Sud sous le parapluie américain ; la Chine restant globalement lointaine pour l’instant.
De plus, il est important d’évoquer la relation stratégique sino-russe qui s’est créée depuis 2022. Mais, profondément et intrinsèquement, ces deux pays ne s’apprécient guère. Ils ont des défis importants à relever chacun de leur côté, mais aussi des points de convergences, ne serait-ce qu’en Sibérie. Il est difficile de croire  qu’ils resteront partenaires de longue date. Il y a une conjoncture un peu anti-occidentale qui leur permet effectivement d’aligner un certain nombre de points communs mais il y a des besoins capacitaires, opérationnels extrêmement prégnantes pour les uns comme pour les autres. Typiquement, il y a un soutien très fort de la Chine vis-à-vis des Russes sur le plan tactique en matière de lutte sous la mer, et la Chine aide très largement la Russie aussi en Ukraine vis-à-vis d’un certain nombre de ventes de matériels. il y a donc une espèce de compromis qui a été trouvé depuis deux ans qui leur permet, tout un chacun, de s’accorder.

Dans la Péninsule arabique, qui va  du détroit de Bab-el-Mandeb au détroit d’Hormuz, il existe des points névralgiques et des intérêts stratégiques majeurs pour la France comme pour l’Union européenne mais aussi plus largement pour le reste du monde. L’Iran, elle-même, n’a que très peu d’intérêt à bloquer le détroit d’Hormuz. Elle met une pression assez régulière pour rappeler tout à chacun son existence et faire peser une menace qui puisse à terme lui permettre de trouver une forme de négociation de nouveau avec les Etats-Unis. Maintenant, il n’y a que très peu d’intérêt à ce que ce blocage soit définitif et structurel.

La coopération française avec les puissances régionales

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La France possède différents grands partenaires dans la région indopacifique dont, pour les principaux, l’Inde, l’Australie et le Japon. S’ajoutent nombre de partenaires plus locaux que sont la Malaisie, Singapour, l’Indonésie, le Vietnam ou les Philippines, qui sont les 5 pays de l’ASEAN avec lesquels la France entretient des relations assez importantes.

D’abord, l’Inde est évidemment le grand partenaire de la France avec une coopération stratégique qui remonte à 1998. Il existe donc depuis une solide relation bilatérale, qui a été renforcée en juillet 2023 à la faveur du déplacement de Modi pour la fête nationale française. Cette visite a permis de renouveler ce partenariat stratégique, dénommé Horizon 2047, et qui permet de dresser sur les 25 prochaines années les ambitions des deux Etats sur le plan des relations bilatérales. Ce partenariat se veut très significatif avec une grande confiance mutuelle. Cela se traduit à la fois par la vente de Rafale, porte-avions et sous-marins Scorpène, et par les activités opérationnelles qui se multiplient avec un vrai partage d’expertises techniques tactiques. Des exercices maritimes et navales tels que les exercices Varuna, Garuda, Shakti, ou Fringex, ont été mis en œuvre et se sont intensifiés dans leur contenu et dans le volume des forces déployées, ces dernières années. En particulier sous l’ère Macron-Modi puisqu’il y a un lien de confiance très clair entre ces deux leaders ; ce qui a permis d’intensifier les relations sur les plans défensif et sécuritaire. Il existe également des points logistiques, des points d’appui qui sont plus consolidés qu’ils ne l’étaient par le passé pour pouvoir venir en escale avec un préavis diplomatique un peu plus court, pour pouvoir faire des maintenances ou des réparations lorsque cela est nécessaire. Essentiellement sur l’Inde métropolitaine puisque l’ambition française serait de pouvoir aussi d’être présente près de l’île de Nicobar ou dans les Andamans, pour être au plus proche de l’Asie. Les enjeux de politique intérieure indienne, notamment depuis les dernières élections législatives en 2024, sont à suivre de près. De même, il nous faut observer attentivement comment le nouveau gouvernement va poursuivre sa politique étrangère.

Ensuite, l’Australie, qui est un des partenaires qui dispose évidemment des moyens militaires et industriels les plus importants dans la région sud du Pacifique, est donc un acteur de choix essentiellement en matière de reprise à haut niveau de disponibilité après incident (HADR), pour tout ce qui traite des catastrophes environnementales et humanitaires dans la région.  C’est également un partenaire clé en matière de sécurité́ maritime, de par la proximité géographique du pays avec les territoires ultra-marins. Les partenaires de l’Australie, notamment la France, veulent contrer le narratif chinois et son influence grandissante. Il y a donc un réel intérêt avec la Nouvelle-Zélande, avec les gardes-côtes américains, à travers ce qu’on appelle le Pacific Quad, organisation quadrilatérale, qui permet véritablement de s’organiser en matière de soutien, de sécurité maritime, de préservation de l’intégrité territoriale maritime dans le sud du Pacifique, et de soutien aux pays pour faire de la surveillance.

Ils sont évidemment aussi un point d’appui important dès lors que des opérations conjointe sont lancées, avec des soutiens logistiques si c’est nécessaire. L’Astrolabe, navire brise-glace, a également cette capacité de faire escale en Australie ; ce qui permet d’avoir un soutien de leur part pour défendre nos propres intérêts, mais aussi, avant que l’AUKUS n’advienne, d’avoir un point d’appui pérenne à Darwin.

Malgré la crise des sous-marins en 2021, il y a donc une ambition commune, mais qui a du mal à se développer dans la lutte anti-sous-marine, la sous-marinade, et un déploiement conjoint via des patrouilles communes, par exemple. De toute façon, même si la Chine et l’Australie s’opposent de plus en plus, il n’y a pas de volonté australienne d’attiser les tensions. D’ailleurs, elle n’aurait pas réellement les moyens et les capacités pour se dresser contre la Chine .

Le troisième partenaire essentiel de la région est le Japon qui, depuis peu a besoin de comprendre très clairement ce que veut la France. Les Japonais ont été parmi les plus émoussés par le discours du Président Macron de retour de Chine et qui ont eu du mal à comprendre quelle était véritablement l’ambition de la position française dans cette région, notamment vis-à-vis de Taïwan. Pour autant, le Japon reste un partenaire essentiel, malgré le fait que l’Inde et l’Australie restent pour l’instant des partenaires prioritaires pour la France. Pour autant, le Japon est un pays avec lequel la France partage un certain nombre de valeurs communes, avec lequel aussi il existe une façon de travailler dans le temps long qui a permis d’avoir une réelle interopérabilité ; tout cela faisant du Japon un partenaire de choix sur lequel on peut s’appuyer.

Néanmoins, il y a eu des difficultés à obtenir un accord logistique, comme les Japonais l’ont obtenu assez rapidement avec d’abord les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l’Australie. Et puis, depuis peu, des démarches ont été initiées avec les Philippines. Et à la faveur de la visite de Fumio Kishida, Premier minsitre japonais, en France, des négociations pour un accord logistique qu’on appelle RAA ont été lancées. La lenteur de certains projets à aboutir provient du fait de la mauvaise compréhension de la politique menée par la France dans cette région. Ce qui      mis à mal très largement la volonté japonaise d’aller de l’avant en matière de relations bilatérales.

Il est important aussi de souligner les relations qu’entretient la France avec d’autres pays d’Asie du Sud-Est. 
Singapour émerge ainsi comme partenaire stratégique essentiel depuis 2012, offrant des infrastructures de premier ordre à Changi et Saint-Bahong, qui facilitent des démarches logistiques cruciales. Toutefois, des incertitudes planent sur la position de Singapour en cas de conflit sino-américain, bien que la neutralité ou un soutien modéré aux Américains soit probable. Pour la France, un accord logistique avec Singapour permettrait non seulement de résoudre des difficultés de déploiement mais aussi d’accroître l’influence régionale et d’améliorer la sécurité maritime. De même, les Philippines, sous la présidence pro-occidentale de Marcos, offrent des opportunités de partenariat stratégique. Mais la stabilité de cet alignement est incertaine, nécessitant une prudence accrue.

La Malaisie, bien qu’elle soit un partenaire important pour la France, se montre parfois imprévisible, comme en témoigne la gestion des escales durant la pandémie de Covid-19.

De plus, l’Indonésie, avec un président pro-français et sans revendications maritimes conflictuelles avec la Chine, se positionne comme un partenaire prometteur pour le futur, bien que les infrastructures actuelles soient limitées.

Enfin, le Vietnam, malgré de bonnes relations bilatérales, reste un partenaire complexe à cause de la politisation de sa défense et de ses relations tendues avec la Chine en matière de liberté de navigation.

Ainsi, ce qui a été abordé précédemment montre que la France possède de nombreux partenaires plus au moins viables ou prometteurs dans la région, et semble privilégier des relations bilatérales. Les formats trilatéraux impliquant notamment la France, l’Inde, les Émirats Arabes Unis d’une part, et la France, l’Australie, l’Inde d’autre part, ont montré leurs limites, en se restreignant à des exercices navals basiques sans aboutir à des actions concrètes significatives.

Les défis capacitaires et d’armements pour la France
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Les patrouilleurs P-400, qui avaient environ 40 ans, sont progressivement remplacés par les nouveaux patrouilleurs d’outre-mer (POM). Les frégates de surveillance seront également remplacées d’ici 2030, probablement par des navires Gowind ou similaires, bien que cela reste à confirmer. L’aéronautique a également été renouvelée.
Tout cela se fait après plusieurs temps où il fallait renouveler le matériel qui vieillissait. En termes de capacités, même si les nouveaux navires offriront de meilleures performances et des systèmes d’armes plus avancés, y compris des missiles anti-navires et des capacités anti-sous-marines cruciales pour la crédibilité française, le nombre de navires reste limité.
Face à la Chine, qui investit massivement dans les drones de surveillance, la France ne peut rivaliser en termes de volume de force. Actuellement, la Chine déploie surtout des navires hôpitaux et  gardes-côtes dans le Pacifique insulaire, avec peu de navires militaires, pour éviter d’accroître les tensions : leur objectif semble pour l’instant de profiter économiquement et commercialement de ces territoires ultramarins plutôt que de les militariser.
La France reste tout de même limitée en termes de moyens afin d’assurer la sécurité et la surveillance.

(*) Le capitaine de frégate Jérémy Bachelier est chercheur au Centre des Etudes de Sécurité (CES) de l’Ifri et membre du Laboratoire de Recherche sur la Défense (LRD). Officier d’active dans la marine nationale, sa carrière professionnelle fut essentiellement tournée vers les opérations extérieures. Il a exercé des responsabilités à bord de 8 bâtiments de combat et en état-major. Il est spécialisé notamment sur les thématiques de puissance maritime, maritimisation et action de l’État en mer, sur la présence française en Indopacifique ainsi que le commandement et emploi des forces.

 

(*) Athénaïs Jalabert-Doury est actuellement étudiante en relations internationales à l’ILERI et stagiaire au sein de la revue Espritsurcouf. Elle se passionne notamment sur les sujets de sécurité internationale, plus particulièrement dans les zones géographiques des Amériques et de l’Europe.