MOYEN-ORIENT :
RECONFIGURATION SANS LA FRANCE…
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Richard Labévière (*)
Journaliste
Le jeu des alliances se renouvelle au Proche et au Moyen-Orient, la Chine s’y implante. L’auteur, un passionné et grand connaisseur de cette partie du monde, constate, s’alarme et enrage : la France disparait du paysage !
Dans un contexte de pression américaine maximale, en juillet 2020, l’Iran a finalisé un accord historique avec la Chine pour les 25 prochaines années ! Ce « partenariat stratégique », concernant les secteurs énergétiques, bancaires, les télécommunications, les transports et la coopération militaire, était en discussion depuis 2016. Pour les vingt-cinq prochaines années, la Chine obtiendrait pétrole et gaz à prix réduit contre des investissements lourds dans nombre d’infrastructures vitales pour la République islamique. Aujourd’hui, le pays exporte de 100 à 200 000 barils par jour, contre plus de 2,5 millions avant l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis.
Vaincre Dae’ch
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En fait, tout a commencé le 14 juillet 2015, jour de la signature de l’accord sur le nucléaire iranien.
A ce moment, l’organisation « Etat islamique » (Dae’ch) était au zénith de sa puissance, Paris était la cible d’attentats jihadistes et les Etats européens étaient inquiets. À Washington, Barack Obama pensait qu’il fallait constituer une nouvelle alliance contre la terreur, alliance qui réintègrerait l’Iran sur la scène internationale. En échange, Téhéran renoncerait à un enrichissement de l’uranium à des fins militaires, autrement dit à la bombe atomique.
L’accord est donc signé ce 14 juillet 2015, et les échanges commerciaux avec l’Iran reprennent, tandis que s’élaborent des projets communs d’envergure. A l’automne 2017, Dae’ch est militairement vaincu. La Russie a puissamment aidé la Syrie à résister aux jihadistes et à préserver son intégrité territoriale et politique. L’Iran retrouve progressivement son rôle de puissance régionale au grand dam de Tel-Aviv.
Quand Donald Trump arrive à la Maison Blanche, il estime que l’accord sur le nucléaire iranien doit être déchiré. Ce qu’il fait dès mai 2018, imposant des sanctions à toutes les sociétés étrangères qui continuent à travailler avec Téhéran. Le front occidental voulu par Obama se fracture. A nouveau, l’Iran est étranglé par des sanctions dont il connaît bien les conséquences et les méthodes de contournement.
Si les Etats-Unis n’ont plus besoin du pétrole produit dans le Golfe, essentiellement destiné à la Chine et l’Asie, Donald Trump s’est entouré d’une bande de faucons (évangélistes inconditionnellement pro-israéliens) qui cherche toujours à renverser le régime iranien. Ainsi, dans la perspective des élections présidentielles de novembre 2020, Washington multiplie les provocations à l’encontre de Téhéran.
Téhéran rebat les cartes
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Dans ce contexte, il n’est guère surprenant d’assister à la finalisation d’un important partenariat stratégique entre l’Iran et la Chine. Pékin entre ainsi de plein pied aux Proche et Moyen-Orient, au moment même où Washington cherche à en sortir, sans vraiment esquisser une politique régionale de remplacement.
« Indéniablement, cet accord avec la Chine représente une très bonne affaire pour les Iraniens », estime un diplomate européen en poste à Téhéran, « mais bien qu’ils considèrent désormais Pékin comme leur premier partenaire, les dirigeants iraniens n’en conservent pas moins d’intenses relations avec d’autres partenaires comme Moscou et New Delhi. C’est justement avec l’Inde que Téhéran coopère pour l’extension des infrastructures du port stratégique de Chabahar ».
Situé à l’extrême sud-est de l’Iran – à seulement une centaine de kilomètres de la frontière pakistanaise – Chabahar est le seul port iranien échappant aux sanctions économiques américaines. C’est aussi le plus grand port de la côte sud de l’Iran en dehors du Golfe. En bordure de l’océan Indien, Chabahar s’est vu octroyer une dispense lui permettant d’échapper aux sanctions. Pour Washington, ce régime spécial est justifié par la nécessité de soutenir « l’assistance à la reconstruction et au développement économique de l’Afghanistan de ce pays ». Selon plusieurs sources officielles, Téhéran a investi un milliard de dollars dans le développement du port de Chabahar.
Les autorités espèrent en faire une plaque tournante qui désenclaverait l’Afghanistan et permettrait à l’Inde de commercer avec ce pays en contournant le Pakistan, son voisin et rival. Les ambitions de la République islamique ne s’arrêtent pas là : à terme, l’idée est de créer une nouvelle route commerciale en reliant Chabahar à l’Asie centrale par le rail. Ce projet de voie ferrée a été baptisé « couloir Nord-Sud ».
Dans cette profonde reconfiguration régionale et internationale marquée par un rôle de plus en plus dominant de la Chine, où est la France ? Que fait la France ?
L’idée d’une conférence régionale-globale abandonnée
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De la guerre israélo-arabe de juin 1967 à la fin du dernier mandat présidentiel de Jacques Chirac, la politique proche et moyen-orientale de la France est claire, continue et affichée. Considérant le conflit israélo-palestinien comme l’épicentre de l’arc de crises proche-orientales, le général de Gaulle en a fixé les trois principales perspectives : 1) des frontières stabilisées et sécurisées au bénéfice de Tel-Aviv ; 2) la création d’un Etat palestinien en continuité territoriale ; 3) la ville internationale de Jérusalem comme capitale des deux États israélien et palestinien.
Intégrant les conséquences régionales de la confrontation israélo-palestinienne à sa vision proche-orientale, Paris s’efforce de promouvoir la tenue d’une « conférence régionale-globale », afin de prendre en compte, sinon de résoudre, les prolongements internationaux de la fracture israélo-arabe. Cette posture gaullienne perdure jusqu’au printemps 2003, jusqu’à l’invasion anglo-américaine, l’implosion de l’Irak et l’adoption de la résolution 1559 par le conseil de sécurité des Nations unies.
Cette résolution est une véritable rupture puisqu’elle met fin à une séquence de plus de quarante ans de la politique étrangère de la France. En effet, aux antipodes de la proposition d’une « conférence régionale-globale », la résolution 1559, rédigée conjointement par la France et les Etats-Unis, isole le Liban de son contexte régional arabe comme l’a toujours souhaité la diplomatie américaine. Invoquant le respect de la souveraineté et de l’indépendance du Liban, le texte appelle au retrait de toutes les troupes étrangères (principalement l’armée syrienne) et au désarmement des milices armées (principalement le Hezbollah), sans tenir compte des 500 000 réfugiés palestiniens, ni de l’influence de l’Arabie saoudite, d’Israël et de l’Iran sur le pays du Cèdre continuellement considéré comme un « Etat-tampon ».
En dissociant la situation libanaise de l’épicentre du conflit israélo-palestinien, la résolution 1559 cherchait aussi à empêcher la réélection d’Emile Lahoud, jugé trop proche de la Syrie, à la présidence de la République libanaise. Le texte est adopté le 2 septembre 2004 par 9 voix (France, Etats-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, Angola, Bénin, Chili, Espagne, Roumanie) sur 15 et 6 abstentions (Algérie, Brésil, Chine, Pakistan, Philippines, Russie).
Grande victoire de la diplomatie américaine, la résolution 1559 contribue aussi à criminaliser un peu plus le Hezbollah que Jacques Chirac avait toujours considéré comme un interlocuteur majeur pour les affaires libanaises et régionales, notamment avec l’Iran (et pour cause, car il a l’appui d’une grande partie de la communauté chi’ite qui représente 40% de la population libanaise). Lorsque Maurice Gourdault-Montagne, alors conseiller diplomatique de Jacques Chirac, fait le déplacement à Washington pour soumettre un premier brouillon de la résolution 1559 à la conseillère à la Sécurité nationale Condoleezza Rice, celle-ci n’en croit pas ses yeux et croit plutôt à… une plaisanterie !
En fait, elle comprend vite que cette quasi-renonciation à la tenue d’une « conférence régionale-globale », du moins l’acceptation d’un Liban considéré et traité indépendamment de son contexte régional, est clairement le cadeau personnel de réconciliation du président français après la brouille provoquée par le discours de son ministre des Affaires étrangères Dominique de Villepin au conseil de sécurité le 14 février 2003, s’opposant fermement à la deuxième guerre anglo-américaine contre l’Irak.
Le renoncement
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Les Etats-Unis ont fait payer très cher à la France cet ultime sursaut gaullien d’indépendance. Et il faut remonter au G-8 d’Evian (1er/3 juin 2003) pour bien comprendre la genèse de la résolution 1559 : George W. Bush boude la rencontre, choisissant de résider à Genève. Il ne passe qu’une vingtaine de minutes à Evian, avant de rentrer dans la Cité de Calvin d’où il s’envole pour le Proche-Orient, sans avoir tenu le moindre point de presse.
Alors qu’il assiste au décollage de l’hélicoptère d’Air-Force-One (l’auteur de ces lignes assiste à la scène), Jacques Chirac se tourne alors vers Maurice Gourdault-Montagne, Jean-David Levitte (ambassadeur de France à Washington) et Stanislas de Laboulaye (directeur politique) : « il va falloir inventer quelque chose pour calmer ce connard que je vais devoir encore me taper dans quelques jours… ». En effet, les deux présidents devaient se retrouver sur les plages de Normandie pour commémorer le 59ème anniversaire du Débarquement allié.
Toujours est-il que l’adoption de la résolution 1559 a non seulement entériné le renoncement français à une conférence régionale-globale sur le Proche-Orient, mais aussi la fin de la fameuse « troisième voie française », ni Washington ni Moscou, inaugurant l’alignement pro-Atlantique que Paris avait prudemment mais résolument repoussé depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.
Alignement français
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Accédant à l’Élysée le 16 mai 2007, Nicolas Sarkozy annonce que l’une de ses premières initiatives en matière de politique étrangère sera de rééquilibrer une diplomatie proche-orientale de la France, jugée trop pro-arabe, en faveur d’Israël. Et pour faire bonne mesure d’atlantisme, il fait revenir la France dans le commandement intégré de l’OTAN. On ne peut être plus clair : Nicolas Sarkozy considère que la seule voie possible aux Proche et Moyen-Orient est bien celle des Etats-Unis d’Amérique. Ce qui n’empêche pas le même de donner le change en multipliant les professions de foi gaullistes… affaiblissant la présence militaire française en Afrique au profit d’une base permanente aux Émirats arabes unis.
Le 15 mai 2012, avec l’élection de François Hollande, on pouvait penser que cette orientation pro-américaine, sinon pro-israélienne serait revue et corrigée pour ramener peu ou prou notre pays dans sa filiation historique d’un règlement durable et équitable du conflit israélo-palestinien. Peine perdue, François Hollande fera même pire que Nicolas Sarkozy, laissant Benjamin Netanyahou traîner notre pays dans la boue… Après les attentats de Montauban, François Hollande se laisse accompagner sur les lieux du drame par le Premier ministre israélien, alors en visite officielle en France. Au cours d’une conférence de presse commune, Benjamin Netanyahou accuse la France d’être l’un des pays les plus antisémites du monde et appelle les Juifs de France à venir se réfugier en Israël. A deux mètres de lui, François Hollande ne pipe mot, laissant la France ainsi être insultée par… un chef d’Etat étranger !
Avec l’élection d’Emmanuel Macron, le 14 mai 2017, l’espoir de renouer avec une politique étrangère digne de ce nom aux Proche et Moyen-Orient refait surface. Mais très vite, les ravages du « en même temps », les coups de « com » et le « tout et son contraire » font clairement apparaître que la France éternelle n’est plus un acteur majeur sur une scène orientale délaissée par les Etats-Unis et, désormais, dominée par la Chine et la Russie.
Au Liban
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Au Liban, placé comme la Syrie, sous sanctions économiques américaines, certaines voix libanaises, dont celle du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah, ont appelé à une coopération « nouvelle » et « renforcée » avec la Chine, la Russie, l’Irak et d’autres pays afin de « préserver le Liban de la famine » ; situation encore aggravée par les terribles explosions survenues dans le port de Beyrouth le 4 août 2020.
Au Liban, dans ce dernier bastion de la francophonie, créé au début du XXème siècle à l’initiative de la France, l’absence de politique étrangère spécifiquement française est criante Alors que le pays du Cèdre traverse l’une des crises les plus graves depuis la guerre civile (la livre et le système bancaire se sont effondrés, plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté selon les Nations unies et les gens ont faim), le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian se rend à Beyrouth les 23 et 24 juillet 2020 où, annonce son cabinet, « il doit rencontrer tout le monde… ».
Alors qu’on s’attendait à une annonce claire et précise d’une France soutenant le rééchelonnement de la dette libanaise au FMI, le ministre breton s’en tient à des formules creuses du genre « aidez-nous à vous aider » en sermonnant le gouvernement d’Hassane Diab, qui est pourtant sans doute l’un des meilleurs exécutifs que le Liban ait jamais connu. Et pour ne pas heurter Washington, le ministre français refuse ostensiblement de rencontrer un quelconque représentant du Hezbollah, sans conteste l’une des principales composantes politico-militaires du pays. Comprenne qui pourra !
Lorsqu’on examine cette séquence proche-orientale qui va d’un Chirac finissant à la dernière visite libanaise de Jean-Yves Le Drian, force est de constater que la France ne pèse plus rien dans cette région qui demeure pourtant l’un des épicentres stratégiques du monde. La voix de la France y est devenue inaudible, ne condamnant même plus les attaques israéliennes pourtant répétées dans la bande de Gaza et la poursuite de la colonisation et de la répression en Cisjordanie et dans la vallée du Jourdain.
A ne pas vouloir mécontenter messieurs Trump, Netanyahou et ses partenaires européens au premier rang desquels l’Allemagne d’Angela Merkel, ou remettre en cause ses ventes d’armements aux pays du Golfe, Paris semble se résigner à la politique du fait accompli de Tel-Aviv et de Washington. La France continue à cautionner passivement des sanctions économiques américaines et européennes contre l’Iran et la Russie… des sanctions qui sont pourtant absolument contraires à ses propres intérêts.
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Quelle tristesse !
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(*) Richard Labévière est rédacteur-en-chef du site « Proche et Moyen-Orient ». Il a été rédacteur-en-chef à TSR (Télévision Suisse Romande) et à RFI (Radio France Internationale). Il a aussi assuré la rédaction en chef de la revue Défense de 2003 à 2011. Il exerce depuis 2010 comme consultant en relations internationales et en question de Défense et Sécurité. Il écrit dans le mensuel « Afrique Asie ». Son site « Proche et Moyen-Orient ». est répertorié dans la rubrique Revues et Lettres de la “Communauté Géopolitique, Économie, Défense et Sécurité” d’ESPRITSURCOUF.
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