Relations franco-algériennes :
Vision de l’ambassadeur
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Xavier Driencourt (*)
Diplomate
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Xavier Driencourt a publié l’an dernier un livre qui a aussitôt fait référence : « L’énigme algérienne », aux éditions de l’Observatoire. Il est vrai que son expérience et ses connaissances en font un des plus fins spécialistes de l’Algérie. Il y a été, c’est exceptionnel, nommé deux fois ambassadeur. Ce qui l’autorise à parler de ce pays, sans langue de bois.
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Au cours de mon second séjour à l’ambassade d’Alger, j’ai vu déferler ce qu’on a appelé le Hirak, ce mouvement populaire massif de protestation contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika, vieux, malade, handicapé physiquement, à un cinquième mandat de président de la République. Par centaines de milliers, les algériens se sont mobilisés pacifiquement tous les mardis et tous les vendredis, pendant plus d’un an.
J’ai été surpris par l’ampleur du Hirak. Une disparition politique aussi rapide de Bouteflika était presque inconcevable. J’étais en revanche convaincu que son cinquième mandat était l’élection de trop. Et je sentais dans la population une lassitude devant l’immobilisme du pouvoir, incapable de se renouveler, de trouver une figure à mettre en avant. Il allait se passer quelque chose.
Les manifestants voulaient changer les hommes, mais aussi changer le système. Ils souhaitaient un retour à la pureté des idées de l’indépendance algérienne, et se débarrasser de ceux qui, à leurs yeux, avaient détourné la révolution. Depuis l’indépendance, depuis 1962, c’est la même génération qui gouverne l’Algérie. En haut, les dirigeants sont nonagénaires ou septuagénaires, le bas regroupe de jeunes gens très connectés au reste du monde par les nouvelles technologies. Le Hirak était aussi un conflit de générations.
En définitive, le pouvoir, qui sentait le vent du boulet, a changé les hommes. Et puis le Covid est arrivé, stoppant les rassemblements, confinant les exaspérations. En 2021, les gens ont bien tenté de relancer le mouvement, mais l’armée les a réprimés sévèrement. Ce qui a permis aux généraux de reprendre leur place, essentielle dans le système.
Système, c’est bien le mot pour qualifier le régime politique de l’Algérie, qui se caractérise par l’opacité, des liens personnels très forts, une fidélité à la religion et au chef, un affairisme, un nationalisme, un autoritarisme policier, un discours anti-français. Au pouvoir, ce sont des gens qui n’ont connu que cela depuis la guerre d’indépendance, qui ont admis le rôle essentiel de l’armée dans leur gouvernance, qui ont compris l’importance de la rente pétrolière. Il leur est très confortable de maintenir ce dispositif. Ce sont des gens qui ont été formés en URSS et dans les pays de l’Est, au temps de la guerre froide et de Léonid Brejnev. Ils fonctionnent au rapport de force.
Ils rient de notre naïveté
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Emmanuel Macron veut sincèrement instaurer des relations paisibles entre la France et l’Algérie. Il croit qu’il peut réussir là où François Mitterrand, Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac ont échoué, pour la simple raison que lui est né bien après la fin des évènements d’Algérie, en 1962. Il croit aussi en son pouvoir de séduction.
En 2017, au moment de son élection, il avait officiellement dénoncé la colonisation comme un crime contre l’humanité. Et en décembre de la même année, il avait effectué une visite officielle à Alger. Je me souviens de son entretien avec Bouteflika. Le président français connaissait ses dossiers, il s’exprimait sans langue de bois, sans craindre d’aborder les sujets les plus sensibles, comme les difficultés de la jeunesse algérienne. « Il faut que votre jeunesse soit heureuse » disait-il. « Vous ne pouvez pas lui faire porter les haines de ses parents ».
Les Algériens présents, tous âgés, regardaient avec condescendance ce gamin venu leur faire la leçon. Macron était plein d’enthousiasme, il croyait les convaincre. Mais il ne s’est rien passé de notable après cette visite. Le pouvoir algérien est imperméable à la séduction.
Surprise ! En 2021, lors de sa réélection, Emmanuel Macron a reçu les chaleureuses félicitations de l’actuel président algérien, Abdelmadjid Tebboune, accompagnée d’une invitation pour une visite officielle, qu’il a honoré dès la fin août. Les choses se sont apparemment très bien passées : accolades, tapes dans le dos, communiqué final promettant des dizaines de projets en commun. En décembre, dans une interview au Figaro, Tebboune se félicitait des nouvelles relations franco-algérienne et annonçait qu’au printemps il se rendrait à Paris en visite officielle.
Hélas, huit mois plus tard, le président algérien s’est rendu en Russie, en Chine, mais pas en France, où sa visite est sans cesse reportée. C’est qu’entre temps les autorités d’Alger se sont indignées de l’asile accordée par Paris à une algérienne, Amira Boudraoui, médecin et opposante, condamnée à deux ans de prison pour offense à l’Islam. « Notre relation est fluctuante » a dit Tebboune sur la chaine de télévision Al Jazeera. Rien n’a donc changé, nos rapports sont houleux, avec des alternances de fâcheries longues et des retours de flammes qui ne durent pas. Le discours anti-français demeure la matrice du système.
L’affaire des visas
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Un sujet qui empoisonne les relations entre Paris et Alger est la délivrance de visas accordés par la France aux ressortissants algériens. C’était une véritable obsession chez tous mes interlocuteurs.
Les conditions d’entrée et de séjour des algériens en France sont régies par l’accord de 1968, signé alors que la population algérienne comptait quelques dix millions d’habitants et que la France, en pleines trente glorieuses, recherchait une main d’œuvre francophone. Il visait à faciliter l’installation des Algériens en France en leur accordant un certain nombre d’avantages. Aujourd’hui, le contexte a changé, mais les avantages perdurent.
Les algériens ont droit à un certificat de résidence administrative pour tout visa de plus de trois mois. Ils peuvent obtenir un titre de séjour au bout d’un an, le regroupement familial est favorisé, les étudiants peuvent transformer leur visa d’étudiant en titre de séjour permanent. Toutes ces dispositions sont exorbitantes du droit commun, mais les traités internationaux, dans l’ordre juridique français, l’emportent sur les lois.
Cet accord fait un peu figure d’acte fondateur des relations franco-algériennes et sont symboliquement lourds. Dans la mentalité du peuple et des dirigeants algériens, il existe une sorte de « droit au visa », perçu comme la contrepartie de cent trente deux ans de colonisation. La France est détestée, mais on exige de pouvoir s’y rendre. Nous n’y retirons pour nous aucun avantage, ni sur le plan des laissez-passer consulaires (dispositif qui permet de renvoyer chez eux les clandestins), qui restent délivrés au compte-goutte, ni sur le plan des visas octroyés aux français désirant se rendre en Algérie, très limités, notamment pour les religieux et les journalistes. Tout serrage de vis dans l’octroi des visas déclenche de violentes crises.
En 2012, à la fin de mon premier passage à Alger, 213 000 visas étaient accordés. A mon retour en 2017, on en était à 410 000. En 2018, afin d’appliquer les accords de Shengen, la France a réduit le nombre de visas, tombé à 250 000. Cela ne s’est pas fait sans heurts.
Il faut comprendre que ces visas sont un facteur de stabilité en Algérie. La société algérienne va mal. 70% des 43 millions d’habitants ont moins de trente ans, et cette jeunesse n’a pas d’emplois, pas de logements et bien peu de loisirs. Face à un avenir qui parait bouché, les jeunes trouvent un exutoire dans la religion, le sport, la violence…et les visas. La perspective de rejoindre la France fait office de soupape. Le visa est un projet de vie !
Il faut oser
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Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, prépare une nouvelle loi de l’immigration. Il a déjà fait savoir qu’il ne toucherait pas à l’accord de 1968, comme tous les gouvernements précédents, qui ont tous reculé devant la renégociation du traité, trop inquiets de la tempête diplomatique que cela déclencherait et des remous qui agiteraient la France. Près de sept millions de Français ont, de près ou de loin, un lien avec l’Algérie, un lien charnel, intime. Et selon les derniers chiffres, 12,6% des immigrés vivant en France sont algériens. Toute décision de Paris, tout évènement algérien, a des répercussions immédiates en France.
Dénoncer l’accord de 1968 provoquerait une crise majeure, à la une de tous les journaux. Alger rappellerait immédiatement son ambassadeur à Paris, pourrait rompre les relations diplomatiques, pourrait expulser des Français d’Algérie et nous créer bien des misères.
Mais il faut braver cela, affronter la tempête, afin d’établir un rapport de force qui permette, lorsque les choses se calmeront, de redéfinir notre relation avec l’Algérie sur des bases plus saines.
Il faut être lucide. Pour atteindre cet objectif, il n’existe pas de manière apaisée. Refuser de l’admettre est une erreur historique.
L’auteur s’exprime ici à titre personnel.
(*) Xavier Driencourt, après son cursus à l’ENA, a opté pour la diplomatie, où il a mené une belle carrière, alternant les postes au Quai d’Orsay, à l’étranger et dans des cabinets ministériels. Il a été nommé deux fois ambassadeur dans un même pays : l’Algérie. La première fois entre 2008 et 2012, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, puis de 2017 à 2020, durant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron. |
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