« Elections américaines 2024
Qui l’emportera : le peuple américain ou les milliardaires ?»
L.
Jean-Claude Beaujour (*)
Avocat
L
A quelques jours du scrutin qui doit conduire à la désignation, le 5 novembre prochain, d’une nouvelle administration à Washington, la première puissance économique du monde et plus veille démocratie de la planète est à un tournant de son histoire.
Au-delà des orientations économiques ou de la politique étrangère que retiendrait le gagnant du scrutin, ce qui est aussi en jeu est le modèle de société que souhaitent désormais les Américains. A ce sujet, la manière dont est menée la campagne elle-même illustre le changement qui est en train de s’opérer.
Le poids de l’argent
;
En effet, chacun des deux principaux candidats à la Maison Blanche aura dépensé plus d’un milliard de dollars pour se faire élire. A la lumière d’une telle somme, on s’est légitimement demandé quelle pouvait être l’indépendance d’un élu en étant d’une certaine manière redevable à tous ces très nombreux et gros donateurs ; ces derniers, sans angélisme, espèrent sans aucun doute à l’appui de leur financement, être entendus de l’élu qu’ils auront soutenu pendant sa campagne.
Bien que les sommes engagées pour une telle campagne soient souvent dénoncées par certains comme pouvant mettre à mal l’indépendance de l’élu, la présidentielle 2024 fait un pas supplémentaire.
A l’occasion de cette campagne, l’avenir des Etats-Unis semble de plus en plus dicté, non par seulement les électeurs, mais aussi par une implication nettement plus importante d’une poignée d’ultra-riches—Musk, Bezos, Soon-Shiong en tête. Les forces qui redéfinissent le paysage politique américain s’apparentent davantage à celles d’une oligarchie, où le pouvoir est concentré entre les mains de quelques-uns, plutôt qu’à celles du peuple dans son entier.
Il ne s’agit pas ici de partis politiques, mais bien d’une élite de milliardaires qui exerce une influence démesurée sur les candidats, les politiques et le discours public. Avec des figures comme Elon Musk, Jeff Bezos ou encore Patrick Soon-Shiong, propriétaire du Los Angeles Times, qui sont au cœur des débats, il est permis de s’interroger quant à leurs objectifs, et surtout de se demander comment leur influence façonne l’avenir du pays.
Depuis l’achat du Washington Post (« Le Post ») en 2013, Bezos a proclamé son soutien à l’indépendance et à l’intégrité journalistiques. Le Post, dont on sait qu’il est à l’origine de la révélation du scandale du Watergate ayant entraîné la démission de Richard Nixon, a toujours été considéré comme ayant contribué à la démocratie politique américaine.
Jeux d’influence
;
Signe de changement des temps, Jeff Bezos est connu comme un magnat dont les intérêts s’étendent dans chaque recoin de la vie américaine. Pourtant son récent veto à l’encontre d’une potentielle recommandation de la vice-présidente Harris éveille des doutes. En intervenant pour s’opposer à la décision de son propre comité éditorial, Bezos envoie un message clair : le soutien du Post doit désormais s’aligner sur ses propres intérêts politiques et économiques, même au prix de l’indépendance journalistique.
Jeff Bezos se trouve dans une position unique qui lui permet de peser sur l’opinion publique américaine sur des sujets qui touchent son empire mondial. Bien qu’il évite de s’afficher publiquement aux côtés des candidats, les intérêts d’Amazon parlent d’eux-mêmes. On pourrait imaginer que la présence importante de lobbyistes d’Amazon à Washington témoigne d’un désir de politiques fiscales avantageuses, de réglementations du travail minimal, et d’accords commerciaux favorables. Ainsi, Jeff Bezos comme propriétaire du Post profiterait d’une Amérique favorable à la déréglementation, à des impôts réduits pour les entreprises et à une économie de marché libérale. L’influence discrète, doublée de la présence tentaculaire d’Amazon dans des milliers de communautés, en fait un acteur dont l’impact est omniprésent, mais subtil.
D’un autre côté, Elon Musk, en utilisant sa plateforme X (anciennement Twitter), ne s’est pas contenté de financer un candidat comme c’est son droit le plus légitime, mais il est allé jusqu’à faire campagne comme s’il était candidat à la vice-présidence. Il amplifie indirectement les voix de Donald Trump et se sert de X pour promouvoir des causes protégeant ses entreprises de la régulation, soutenant ses ambitions pour l’exploration spatiale, l’intelligence artificielle, et une politique de marché libre pour Internet.
Point d’orgue de son engagement, la création d’une loterie récompensant à hauteur d’un million de dollars les électeurs des swing states, au risque d’être en infraction avec la loi qui interdit d’acheter ou de recevoir de l’argent pour favoriser le vote d’un électeur ou son inscription sur les listes électorales. Indiscutablement Musk se sert de sa plateforme !
De mêmen Patrick Soon-Shiong, propriétaire du Los Angeles Times (« LA Times »), exerce-t-il un pouvoir similaire pour orienter le discours politique. Il a récemment opposé son veto à une recommandation du LA Times pour Harris—un choix stratégique ? Si tel est le cas, cela montre bien comment même les soutiens peuvent servir de levier pour garantir des politiques avantageuses.
Ces engagements, qui voient un petit groupe d’entreprises peser de tout leur poids dans la vie démocratique, nous paraissent présenter deux risques qu’il convient de souligner avec force.
Tout d’abord, l’action politique doit servir en premier lieu l’intérêt général, l’intérêt du plus grand nombre. C’est le service de l’intérêt général qui permet de faire société et qui assure une certaine unité ; lorsque les intérêts particuliers prennent le pas sur l’intérêt général, alors la nation court le risque de se désintégrer. Comment accepter une société de tous les contrastes avec ses 40 millions de pauvres face à ses 800 milliardaires !
Vers une contration des pouvoirs ?
;
Ensuite, comment ne pas redouter que la concentration entre les mains de quelques-uns du pouvoir financier, conjuguée à l’influence politique, ne conduise à une forme d’oligarchie ? Or, l’histoire nous montre que les oligarques ne cherchent pas le pouvoir pour servir le bien commun. Ils ne visent pas la démocratie—ils cherchent le contrôle de la société au service de leurs seuls intérêts. Dans la Grèce antique, ils restreignaient le droit de vote pour aligner les politiques sur leurs intérêts. À Rome, les familles les plus riches contrôlaient le Sénat et bloquaient les politiques qui menaçaient leurs fortunes. Plus récemment, dans les démocraties comme dans les régimes autoritaires, les oligarques se sont emparés du pouvoir par les médias, la philanthropie et un soutien politique calculé, tout cela pour protéger leur statut et leur influence.
Si les milliardaires arrivent à façonner le paysage politique américain, ce sera certainement pour suivre une voie bien tracée et évoquée ci-dessus. Il est crucial de reconnaître que ceux qui financent les candidats, façonnent le discours public et influencent les politiques, le font peut-être moins pour le bien collectif que pour leur propre survie et pour leurs intérêts.
Alors, si l’Amérique veut rester une vraie démocratie, elle doit porter un regard critique sur les forces qui influencent ses décideurs publics. Au nom de la démocratie qui est notre bien le plus précieux, c’est au peuple, et non aux oligarques, que doit revenir le pouvoir. Quel que soit le candidat qui sera élu, les hommes et les femmes qui seront aux responsabilités le 20 janvier 2025 doivent avoir pleinement conscience de cette page de l’histoire américaine qui est en train de s’écrire sous nos yeux.
;
Sur ce sujet, vous pouvez consulter dans les Dossiers d’Espritcors@ire : « ETATS UNIS: Un bilan des années Trump et Biden à l’aune des nouvelles élections présidentielles » en cliquant ICI
(*) Jean-Claude Beaujour, Docteur en droit, diplômé de Harvard, est avocat au cabinet HARLAY Law. A ce titre, il a une pratique essentiellement orientée vers le règlement des litiges (contentieux transnational et médiation) ainsi que vers le secteur de l’aviation. Médiateur du CEDR (Center for Effective Dispute Résolution de Londres). Il est aussi président du forum transatlantique. Il a publié Et si la France gagnait la bataille de la mondialisation, aux éditions Descartes en 2013 (contact : jcbeaujour@harlaylaw.com). Comme expert, Il intervient très fréquemment sur de nombreux plateaux de télévision. |
Laisser un commentaire