Retour sur la guerre en ex-Yougoslavie

Jean Cot (*)
Général d’Armée (2s)

Bien des observateurs l’ont noté. S’agissant des rôles respectifs de l’Europe et des Etats-Unis, il y a une analogie certaine entre la guerre en Yougoslavie (1991-1996) et la guerre en Ukraine. L’auteur la souligne ici, en se rappelant les sentiments, souvent sévères, qui l’animaient lorsqu’il commandait les troupes des Nations-Unies en ex-Yougoslavie, avant d’être rappelé sur demande du Secrétaire Général de l’ONU, en raison de divergences majeures avec celui-ci.

Les Balkans du sud sont depuis l’Antiquité un extraordinaire carrefour de civilisations et de confrontations.  L’empereur romain Marc Aurèle (121 – 181) fit campagne dans la Croatie d’aujourd’hui contre « les barbares » du nord, les Daces, qui n’étaient barbares que parce qu’ils n’étaient pas Romains ! Pendant presque mille ans, Rome et Byzance (Constantinople) s’y sont opposées au plan religieux, jusqu’au grand schisme de 1054. Les Ottomans, peuple turcophone, ont fait tomber Byzance en 1453. L’empire ottoman et l’empire austro-hongrois s’y sont confrontés pendant des siècles.

La Première Guerre mondiale trouve son origine à Sarajevo. A l’issue de cette guerre, création de la première Yougoslavie. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Tito, chef communiste charismatique, mène une guerre héroïque contre les Allemands et contre les Croates, leurs alliés. Après la victoire, il parvient à cicatriser les blessures internes de la deuxième Yougoslavie. Après sa mort, en 1980, s’ouvrent des lézardes dans l’édifice de la Fédération des six Républiques yougoslaves dont certaines (Slovénie-Croatie) exigent plus d’autonomie et d’autres (Serbie) tiennent pour l’unité fédérale.

Depuis toujours, les Balkans du sud sont donc une terre de violence. La poudrière des Balkans a-t-on dit. Violence dans laquelle les peuples d’origine, tous slaves, se sont identifiés à leurs envahisseurs, dans le sac et le ressac des guerres. Ainsi, les Croates sont catholiques comme les Autrichiens, les Serbes sont orthodoxes comme les Russes et les musulmans de Bosnie-Herzégovine sont…musulmans comme les Turcs. Les trois communautés ont gardé la même langue, le serbo-croate.

C’est en Bosnie-Herzégovine que l’imbrication des nationalités est la plus grande. Dans chaque commune, chacune de ces nationalités n’est pas cantonnée sur un territoire spécifique mais est imbriquée aux autres. Ainsi, dans une même localité, on trouve souvent, à vue l’une de l’autre, une église catholique, une église orthodoxe, une mosquée. Les termes de nationalité et de communauté sont trompeurs, par ce qu’ils laissent supposer des séparations géographiques qui n’existent pas.

Quelques exemples de cette porosité entre les « nationalités ». J’ai rencontré deux fois le même homme, prénommé Majo. Il est mineur en retraite, musulman. Il habite à Varès, en Bosnie centrale, bourg où les nationalités étaient très imbriquées. Je lui ai demandé quelles étaient les relations entre elles avant la guerre. Réponse : « Je suis marié avec une musulmane, mon frère avec une Serbe et mon autre frère avec une Croate. Alors, comment se haïr ? »

Le cas de Sarajevo, capitale de la Bosnie est emblématique. Avant la guerre, dans les dix communes du grand Sarajevo, les musulmans étaient majoritaires avec 50%, les Serbes étaient 30%, les Croates 6,5% et les Yougoslaves, ceux qui avaient refusé d’être assimilés à une nationalité lors du recensement de 1991, plus de 10%. A Sarajevo, les mariages mixtes étaient très nombreux et l’harmonie était totale entre les communautés. Je m’étais entretenu avec des étudiants. L’un d’eux m’avait dit : « A la faculté, personne n’aurait eu l’idée de demander à son voisin d’amphi s’il était serbe, croate ou musulman ».

Si j’insiste sur la composition démographique de la Bosnie, c’est pour montrer que, contrairement à ce qui est souvent avancé, y compris par des historiens « spécialistes » des Balkans, il n’y avait pas de haine historique entre les communautés. Ce sont de mauvais bergers, intellectuels, politiques, militaires, qui ont semé de la haine là où il n’y en avait pas et qui ont sauté à pieds joints du communisme rassembleur de Tito au nationalisme extrême, en instrumentalisant l’histoire et la religion

Photo DR

La guerre civile yougoslave commence en 1991 en Slovénie. Elle gagne la Croatie puis la Bosnie-Herzégovine

La communauté internationale n’en est pas responsable, mais ses tergiversations, ses démissions et ses lâchetés l’ont empêché de « tuer cette guerre dans l’œuf », comme elle le pouvait.

Acteurs extérieurs : les Etats
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L’Union européenne (UE), occupée par l’élaboration du traité de Maastricht, n’a rien vu venir. En septembre 1991, Vukovar et Dubrovnik, en Croatie, sont assiégées par les Serbes.

Commandant de la 1° armée française, je reçus mission d’organiser un séminaire regroupant des militaires des principaux pays de l’Union de l’Europe occidentale (UEO). Objectif : dégager les grandes lignes d’un engagement européen en Croatie pour imposer l’arrêt des combats. Nous avions établi qu’une force européenne de cinq mille hommes et cinquante avions pouvaient obtenir ce résultat. Le Royaume-Uni, ainsi que les Pays-Bas et le Portugal, rejetèrent ce plan, arguant que l’Otan était plus apte à assumer une telle mission.

L’Europe passait alors la main à une ONU réticente, tout en continuant à être largement majoritaire au sein de la Forpronu. Les bataillons engagés ont payé très cher en pertes humaines, le prix de l’impuissance politique de l’Europe.

La Russie était présente sur le terrain, avec un bataillon. C’était le grand frère slave et orthodoxe de la Serbie. La qualité de sa diplomatie n’était hélas que le cache-sexe de son chaos politique.

Les Etats-Unis étaient là sans y être. Pas de soldat au sol, si ce n’est un tout petit bataillon en Macédoine où il ne se passait rien. En l’air, en revanche, des nuées d’avions ont fait de la figuration, sans aucun risque. Dans l’ordre diplomatique, ils n’ont cessé de « mettre de l’huile sur le feu », poussant les Bosniaques musulmans à l’intransigeance lors de l’élaboration des plans de paix successifs. Ils prendront la main en mars 1994, imposant une Fédération croato-bosniaque qui conduira à une offensive décisive contre les Serbes. Je ne fais pas ici le procès des Etats-Unis mais le constat de leur comportement. Ils n’avaient pas d’intérêts dans cette guerre de tribus, sinon celui d’assurer la survie de l’Otan, survie problématique après l’implosion de l’URSS et du pacte de Varsovie, survie qui leur permettait de conserver un cheval de Troie en Europe. On fera plus tard le même constat à propos de la guerre en Ukraine.

Acteurs extérieurs : l’organisation des Nations-Unies
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La guerre yougoslave fut pour l’ONU l’occasion manquée d’une reconversion profonde après la guerre froide. Pendant cette longue période, dans toutes les crises mondiales, du Sinaï au Cambodge, elle n’eut qu’une action marginale, dans les interstices que voulaient bien lui laisser les deux Grands. Elle n’était engagée que là où des cessez-le-feu étaient signés et des accords de paix enclenchés. Elle y a acquis une expérience biaisée, contraire à la lettre et à l’esprit de sa charte, qu’il s’agisse de son concept opérationnel, de ses structures, de ses méthodes, de sa mentalité.

La fin de la guerre froide pouvait et devait conduire l’ONU à un risorgimento. Sous son égide, la première guerre d’Irak (1993) devait marquer le début d’un ordre nouveau. Le Conseil de sécurité (CS), libéré des vetos de l’URSS, se voyait en autorité discrétionnaire. Le Secrétaire général de l’ONU diffusait en juillet 1992 un « agenda » très volontariste.

Hélas ! Sur le terrain, se sont multiplié des conflits intraétatiques dans lesquels l’ONU s’est trouvée engagée sans cessez-le-feu ni accords de paix, comme elle en avait jusqu’ici l’habitude. Elle est entrée dans le pot au noir d’orages de plus en plus nombreux, de plus en plus dangereux, de plus en plus coûteux, comme en Somalie, au Rwanda, en ex-Yougoslavie. Le Conseil de sécurité a produit à flux continu des résolutions vigoureuses alors que le Secrétaire général de l’ONU et son état-major restaient littéralement inhibés par la religion du consensus. Elle ne s’est engagée que si tous les belligérants donnaient leur accord. Elle s’est tenue à une stricte neutralité entre ceux-ci. Elle ne se résolvait à utiliser la force que pour la stricte légitime défense de ses unités. Circonstance aggravante : elle ne disposait que des forces que les Etats voulaient bien lui donner et dont la capacité opérationnelle et la détermination étaient trop souvent très médiocres.

Acteurs extérieurs : la Forpronu
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La Force de Protection des Nations-Unies, que j’ai commandé pendant neuf mois, comptait 22 000 hommes à ma prise de fonction, le 1° juillet 1993, presque le double le 15 mars 1994. Sur la quarantaine de bataillons de cette force, je pouvais compter sur une petite dizaine que je pouvais engager là où il le fallait parce qu’ils avaient la capacité opérationnelle et la motivation de le faire : les quatre bataillons français, les deux bataillons canadiens, le bataillon belge, le bataillon britannique.

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Les bataillons nordiques, mixage de Danois, de Suédois, de Norvégiens, de Finlandais avaient belle allure, mais leur engagement était soumis à l’approbation très restrictive, au cas par cas, de leurs gouvernements respectifs. L’exemple le plus emblématique fut le refus des gouvernements nordiques d’engager un bataillon à Srebrenica, en 1993, en relève d’un bataillon canadien.

Je vais tenter d’être charitable à l’égard des autres bataillons. Ceux qui venaient de très loin, d’Argentine, de Jordanie, du Népal, ne manquaient pas toujours de bonne volonté, mais se demandaient ce qu’ils faisaient là.

D’autres, comme le bataillon russe, le bataillon ukrainien, le bataillon kenyan, savaient, eux, qu’ils étaient là parce que l’ONU les payait, ce qui dispensait leurs gouvernements de le faire. Générosité onusienne qui n’interdisait pas leurs cadres de se livrer à des trafics divers, comme la contrebande de voitures pour les Russes, ou la vente aux Serbes de l’essence de l’ONU pour les Kenyans. J’ai plusieurs fois demandé au siège de l’ONU à New-York de ne pas accepter des contributions aussi problématiques qui, au mieux, ne servaient à rien, au pire, salissaient l’honneur de la Forpronu. Réponse définitive : impossible diplomatiquement, politiquement, de refuser des contributions, d’où qu’elles viennent.

Aujourd’hui, les armées occidentales, riches, motivées, équipées, entrainées, ont cessé à peu près complètement de fournir des contingents à l’ONU. On peut facilement comprendre les mauvais résultats obtenus sur le terrain par les forces onusiennes actuelles en République démocratique du Congo, au Mali, en Centrafrique et ailleurs. 

Acteurs extérieurs : L’OTAN
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L’Otan est un vecteur de l’influence politique, économique et militaire des Etats-Unis en Europe. Pendant toute la guerre yougoslave, l’Otan a fait des ronds dans l’eau de la mer Adriatique, et des ronds dans l’air yougoslave, sans que les Etats-Unis ne mettent un seul soldat au sol, là où il aurait pu se faire tuer. Doctrine du zéro mort oblige.

Or, depuis le début de l’année 1993, la mise sur pied d’une force interarmées était planifiée à Naples, à l’état-major d’AF South, commandement Sud-Europe de l’Otan. Sa composante terrestre était de 60 000 hommes dont 10 000 Français. J’eus été le commandant de cette force, sous les ordres de l’amiral américain Boorda. Elle fut effectivement engagée au début de 1996, après la signature des accords de Dayton, en substitution de la Forpronu, pour assurer l’application de ces accords. La fin des combats, c’était la condition imposée par les Etats-Unis pour l’engagement de cette force.

Ainsi, comme dans une tragédie ratée, il y eut une malencontreuse inversion dans l’entrée en scène des acteurs. Engagée en 1993, cette force otanienne aurait sans grandes difficultés imposé la paix et aurait « passé la main » à l’ONU pour l’application des accords. Or, entrée en scène la première, l’ONU n’avait ni le mandat ni les moyens d’imposer la paix.

 La diplomatie internationale
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 Les diplomates internationaux se dépensèrent sans compter pendant toute la guerre yougoslave, à New-York, à Genève, à Bruxelles, à Vienne. Les « plans de paix » se sont succédés à un rythme soutenu : le plan Vance-Owen de mai 1993, dit des « 10 provinces » pour la Bosnie, le plan Stoltenberg-Owen, dit des « 3 entités », le plan Hoolbrouck, l’américain, validé par les accords de Dayton.

La signature des accords de Dayton à Paris le 21 décembre 1995. De gauche à droite, debout : Bill Clinton (US), Jacques Chirac (France), Helmut Kohl (RFA), John Major (GB). Assis : Slobodan Milosevic (Serbie), Franjo Tudman (Croatie), Alija Izetbegovic (Bosnie). Photo Quai d’Orsay.

Pendant trois ans, ce fut une diplomatie « au fil de l’eau » s’alignant sur les rapports de force et les lignes de confrontation du moment, pour dessiner les cartes de partage successives. Un comble : cette diplomatie fut belligène. Elle fit durer la guerre au lieu de l’éteindre. Pourquoi ? Parce que chaque parti, serbe, croate, bosniaque musulman dans une moindre mesure, relançait son effort militaire pour défendre le bout de terrain que le dernier plan de partage en préparation voulait lui enlever, ou pour conquérir celui qu’il considérait comme vital et que ce même plan ne lui donnait pas. 

La négociation finale fut menée « à la cravache » par les Etats-Unis, sans considération pour les Européens qui n’y ont fait que de la figuration. Pour les Etats-Unis, il fallait clore le chapitre yougoslave à tout prix et passer à autre chose, même au prix de l’épuration ethnique du pays. Bilan : environ 300 000 morts et 3 à 4 millions de réfugiés et de déplacés, dont seulement une minorité a pu retrouver ses racines

Quel enseignement ? En toute guerre, il y a le temps de la guerre puis le temps de la paix. Ici, en ex-Yougoslavie il eut fallu que le soldat international de l’Otan impose d’abord l’arrêt des combats et que le diplomate international bâtisse la paix ensuite.

J’entends l’objection : la Forpronu était incapable d’imposer l’arrêt des combats, et d’autre part l’Otan, sous contrôle américain, refusait de le faire. Alors, que faire d’autre que ce qui fut fait et mal fait ?

Ma réponse, je le reconnais, ne vaut que pour l’avenir. Une Europe politique accomplie, dotée d’une armée européenne, gage de son indépendance stratégique, aurait dès 1993 tué dans l’œuf la guerre yougoslave. Pourquoi ? Parce que c’eut été pour elle une évidence : les Balkans du Sud devant la rejoindre au plus tôt, elle avait l’obligation d’y faire cesser le chaos. Pour les Etats-Unis, en revanche, l’ex-Yougoslavie était une terre lointaine, très éloignée de leurs intérêts majeurs. Il ne faut pas leur en faire le procès.

Faisons l’Europe politique, faisons l’armée européenne, qui n’est rien d’autre que l’Otan sans les Etats-Unis. Nous pourrons alors assumer notre destin, en cessant de le faire dépendre d’autrui.

 (*) Jean Cot, Saint-Cyrien, a commencé sa carrière en baroudant en Algérie. En 1982, il devient le plus jeune « deux étoiles » de l’armée de terre. Jean Cot a été inspecteur de la DOT, il a commandé la Ire Armée de 1990 jusqu’à 1993 à Strasbourg, avant de commander la Forpronu. Il a par la suite mené plusieurs études dans les Balkans à la demande de la Direction des Etudes Stratégiques. Il est l’auteur de cinq livres, dont le dernier, « Soldat, 1953-1994 », vient de paraitre.

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