2024
Apocalypse now

Vincent Gourvil (*)
Pseudonyme d’un haut fonctionnaire
Docteur en sciences politiques

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L’auteur dresse une rétrospective de l’année 2024 avec une approche globale, sur fond de jeux diplomatiques oscillant entre inefficacité et aspects délétères..

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« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » (Antonio Gramsci). Au fil des années, ce constat se trouve conforté en raison du « magma illisible du monde » (Pierre Hassner). Le temps béni des mal nommés « dividendes de la paix » est révolu. Aujourd’hui, les masques tombent. L’invraisemblable vérité crève les yeux. Que nous le voulions ou non, nous sommes contraints d’acquitter les « dividendes de la guerre », intérêt et principal. Car la (les) guerre(s) est (sont) de retour. Certaines sont à nos portes. La Maison brûle et nous regardons ailleurs. Que constatons-nous ? L’obstinée vérité. L’horizon du désordre[i]. Une comédie du tragique. Face à l’enchevêtrement des crises, l’impuissance générale et généralisée (États et système multilatéral) constitue le révélateur d’un dérèglement du monde, d’un monde sans règles en 2024[ii].

Un dérèglement du monde

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La guerre se substitue lentement mais sûrement à la paix dans un monde sans maîtres.

Une guerre sans paix. « La guerre, c’est quand l’histoire se remet en marche » (Régis Debray). Assoupis par un demi-siècle de sécurité, nous nous sommes racontés des contes de fée sur le thème de la paix perpétuelle. La parenthèse est fermée. Le réveil est effroyable. Le shérif (Joe Biden) est aux abonnés absents. Nous ne disposons pas d’assez de mots pour qualifier les maux du monde dont nos élites peinent à prendre la juste mesure. Alors comment appréhender le monde présent si ce n’est par touches successives à la manière d’un peintre impressionniste ? Un monde problématique traversé de multiples crises. Un monde incertain et imprévisible. Un monde dangereux et inflammable. Un monde de la défiance entre principaux acteurs et blocs. Un monde de la loi du plus fort rendant la diplomatie impuissante. La paix change de nature. La crise des relations internationales n’est pas un simple accident. Elle est dans la nature des choses. Elle n’est pas conjoncturelle. Elle est structurelle. Jamais, l’ordre international n’a paru aussi fracturé, le conflit révélant une nouvelle cartographie des relations internationales. « Nous sommes dans l’ère des pouvoirs sans visage et des visages sans pouvoirs » (Christian Salmon). L’on pense aux pouvoirs exorbitants, parfois occultes des GAFAM que le droit international peine à réglementer.

Un monde sans maîtres. « L’Histoire n’offre aucun réconfort, elle est inhumaine » (Charles de Gaulle). Nous sommes confrontés à un monde sans maîtres, facteur de graves désordres entre les Nations. Un monde où la seule certitude est l’incertitude[iii]. Un bateau ivre balloté par les tempêtes stratégiques, climatiques, humanitaires (Soudan[iv]), évoluant entre « puissances et impuissance »[v]. Le cours de l’Histoire s’inverse de manière inattendue (Syrie[vi]). Un monde en convulsions marqué par l’enchevêtrement des crises. Les guerres en Ukraine et au Proche-Orient n’en finissent plus. La possibilité d’un conflit régional n’est plus une hypothèse d’école. Le divorce entre Occident, « Sud Global » et dictatures/démocratures (Chine, Corée du Nord, Iran, Russie, Turquie …), est consommé. Émergent de nouveaux acteurs avec de nouvelles règles du jeu.  Nous assistons à un déplacement de l’axe de notre planète. La mondialisation heureuse recule face à un protectionnisme désinhibé. Les paradigmes du monde d’hier sont remis en question dans le monde d’aujourd’hui et, plus encore, dans le monde de demain. Le non-alignement se transforme en « plurialignement ». La crise de civilisation s’amplifie, s’approfondit en crise de la pensée.

Faute d’une inversion de tendance, le dérèglement du monde conduit à un monde sans règles.

Un monde sans règles
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Confrontés à une insécurité collective, les dirigeants se contentent d’un multilatéralisme inefficace.

Une insécurité collective. « Le pire dérèglement de l’esprit, c’est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient et non parce qu’on a vu qu’elles sont en effet » (Bossuet). Le XXIème siècle sonne la fin des illusions du monde des bisounours que l’on nous vantait à l’issue de la Guerre froide. Il interroge notre incompréhensible cécité, fruit d’une dissonance cognitive. Le temps des catastrophes semble proche. L’accumulation des menaces peut déboucher sur un conflit planétaire. Alors même que le système de sécurité collective bâti pendant la Guerre froide, s’effondre. Fondé sur un tissu de traités internationaux conclus à l’échelon international, régional et bilatéral, il apparaît en lambeaux. Il signe la fin du paradigme de la paix par le droit, fondement de nombreuses organisations internationales telle l’ONU. Cette dernière en est réduite à l’impuissance. Elle exerce un magistère de la parole dont nul se préoccupe ou ne craint les mises en gardes. Avec l’affaissement du système multilatéral, la seule voie possible consisterait à accroître la reprise en mains par les États de manière coordonnée et dans une vision stratégique. Avec la pluri-crises, le recours à l’ambition s’imposerait pour éviter le pire, à savoir l’irréversible. Or, nous n’en sommes pas encore là.

Un multilatéralisme inefficace. « Il ne suffit pas de clamer les vertus du multilatéralisme : nous devons continuer à prouver qu’il est plus qu’utile. La coopération internationale doit évoluer avec son temps » (Antonio Gutteres, Secrétaire général de l’ONU). Les vieilles recettes sont inappropriées lorsque l’époque privilégie ce qui est vraisemblable à ce qui est vrai. L’heure est aux désalignements, aux alliances incertaines, à un « plurilatéralisme » complexe. Les tourments du monde aliment un brouillard stratégique. L’arène médiatique l’emporte sur l’analyse stratégique. L’émotion tient lieu de raisonnement (Cf. concept de géopolitique de l’émotion, de « psychogéopolitique »). Les sentiments s’invitent dans les relations internationales (Cf. l’élection de Donald Trump donné perdant). La nouvelle grammaire des relations internationales se fait insaisissable[vii]. Tant que nous n’aurons pas trouvé le remède idoine, nous devrons accepter de vivre dans un monde dangereux au sein duquel la guerre retrouve toutes ses lettres de noblesse et où les choses peuvent prendre un tour imprévisible. Souvent dérèglement rime avec aveuglement. Hannah Arendt nous rappelle qu’« une crise ne devient une catastrophe que si nous y répondons par des idées toutes faites ». Notre planète est le théâtre de nouvelles mutations d’ampleur et de toutes natures. L’idéal serait de les anticiper pour mieux s’y préparer en imaginant tous les scénarios, surtout les plus impensables[viii]. Une invitation à prendre de la hauteur. Or, nous n’en sommes pas encore là.

Le bouleversement du monde[ix]

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« L’illusion est une foi démesurée » (Honoré de Balzac). Aux grands maux, les mauvais remèdes. On se rassure comme on peut. Ce qui évite les remises en causes douloureuses par les somnambules du nouveau monde. Et cela alors qu’il est possible que le pire soit devant nous. Tout ce qui était impossible est devenu réalité. Nier le réel par le déni ou la fabrique de l’aveuglement n’est plus une option viable. Quand apprendrons-nous de nos erreurs ? Changeons de grilles d’analyse et partons d’autres postulats pour stabiliser un monde devenu très instable. Au crépuscule des illusions de l’utopique « Fin de l’Histoire », la tristesse est amère, la solitude vertigineuse. Sans oublier l’essentiel, les dirigeants occidentaux n’apportent pas de solutions crédibles aux problèmes qu’ils prétendent résoudre[x]. 2024 pourrait rester dans les annales comme l’année du remake « d’Apocalypse now ».

 


Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur

 

 

[i] Frédéric Lemaître/Philippe Ricard, Après Gaza. Un nouveau désordre mondial, Le Monde, 22-23 décembre 2024, pp. 20-21.
[ii] Vincent Gourvil, 2023 : symphonie d’un nouveau monde, www.espritsurcouf.fr , 29 décembre 2023.
[iii] Service international, Dans le monde, beaucoup d’interrogations, Le Monde, 7 novembre 2024, pp. 10-11.
[iv] Noé Hochet-Bodin (propos recueillis par), Clément Deshayes : « Le conflit au Soudan constitue la plus grave crise humanitaire au monde », Le Monde, 13-14 octobre 2024, p. 18.
[v] Thierry de Montbrial/Dominique David (sous la direction de), Entre puissances et impuissance, Ramses 2025, IFRI, Dunod, 2025.
[vi] Le sort de la Syrie suspendu à ses conflits internes, Le Monde, 22-23 décembre 2024, p. 22.
[vii] Pierre Lellouche, Engrenages. La guerre d’Ukraine et le basculement du monde, Odile Jacob, 2024.
[viii] Éditorial, La fin d’un monde américain, Le Monde, 7 novembre 2024, pp. 1-28.
[ix] Gilles Kepel, Le bouleversement du monde, Plon, 2024.
[x] Gérard Araud, 2024 ou le crépuscule de l’Occident, www.lepoint.fr , 22 décembre 2024.


(*) Vincent Gourvil est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, par ailleurs Docteur en sciences politiques