On aimerait voir
l’armée ukrainienne

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Jean-Pierre Ferey (*)

Journaliste

.L’auteur, qui a mené une longue carrière de reporter pour la télévision, suit le conflit ukrainien devant son téléviseur. Et il est surpris par ce qu’il voit, ou plutôt par ce qu’il ne voit pas.

C’est un constat. Après deux mois d’une guerre de haute intensité, les Russes n’ont pas réussi à faire capituler l’Ukraine, ils n’ont pas réussi à s’emparer de Kiev, la capitale. Ils ont conquis des territoires au nord, mais ont dû se replier en abandonnant sur le terrain les cadavres de leurs soldats. Ils se contenteront de mettre la main sur l’est du pays, en annexant les provinces sécessionnistes du Donetsk et du Louhansk après les avoir reliées à la Crimée.

Cela signifie que l’armée ukrainienne s’est sacrément bien défendue, qu’elle a tenu en échec l’armée russe, à la grande surprise, il faut le dire, des stratèges occidentaux et experts de tous poils. C’est donc qu’elle est forte, cette armée ukrainienne, qu’elle est à l’évidence bien organisée, bien commandée, bien entrainée, bien équipée. Mais au fait, quelles images avons-nous de cette armée ? Quasiment aucune !

Depuis le début du conflit, les télévisions nous submergent de reportages glaçants. Mais ce sont toujours des images semblables qui reviennent. Les envoyés spéciaux et correspondants de guerre, quel que soit le camp qu’ils couvrent, qu’ils soient accrédités par le gouvernement de Kiev ou par les autorités du Donbass, nous montrent la détresse des habitants, atroce, les destructions, effroyables, l’exode des civils, pathétique, des carcasses de blindés détruits, qui laissent deviner l’âpreté des combats. Mais des soldats livrant bataille, jamais !

Photo Pixabay

On a certes vu dans les villes des hommes en uniformes, armés, casqués, équipés de gilets pare-balles. Ce sont des troupes de l’arrière, des miliciens, des réserves territoriales, on ne sait pas. Ils contrôlent la circulation, ils canalisent les civils, ils sécurisent les quartiers effondrés. On a vu quelques chars marqués du « z » de l’armée russe, quelques convois militaires en mouvement. Mais des images de combat, aucune.

Si, on a vu une batterie de canons ouvrant le feu, des camions lance-roquettes multiples lâchant leurs volées de fusées sur un objectif non précisé. C’étaient des images fournies par l’armée russe. On a vu un missile anti-aérien de courte portée abattre un hélicoptère. C’était une image fournie par l’armée ukrainienne.  

Les reporters occidentaux présents sur place ne nous rapportent aucune prise de vues filmée au plus près, aucun visage d’un soldat prêt à monter à l’assaut, aucune unité en position défensive. Pour une raison simple : ils n’ont pas accès aux troupes, on les tient à l’écart des lignes de front.

De la part des russes, ce n’est pas très étonnant : la liberté de l’information n’est pas dans leur culture. C’est plus surprenant de la part des Ukrainiens, qui se sont bien occidentalisés. Ils justifient leur attitude par des raisons de sécurité : « nous ne pouvons pas prendre la responsabilité de vous accompagner là, c’est trop dangereux ». Objection classique, qui ne tient pas plus de deux minutes. Leur vrai motif relève du secret militaire. Ils pensent que le moindre détail, un insigne, une arme collective, une localisation, peut devenir un renseignement exploité par l’ennemi. Ce raisonnement peut paraitre recevable.

Il n’empêche, c’est nouveau !

Après les excès de la guerre du Vietnam, où n’importe quel journaliste pouvait trouver une place dans un hélicoptère pour suivre une opération, les armées du monde entier ont mis au point des techniques pour encadrer et contrôler les reporters. Exemple, la technique du pool, souvent pratiquée. Un pool est une équipe d’une demi-douzaine de reporters, choisis par leur hiérarchie, représentant chacun une forme de presse : agence, photographie, presse écrite, radio, télévision. Sous la surveillance de deux ou trois officiers de presse, ils sont emmenés en première ligne pour rendre compte de la réalité du moment. Au retour, toutes les informations et toutes les images sont partagées et mises à la disposition de leurs confrères restés à l’arrière. Les membres du pool changent à chaque mission.

Dans toutes les vraies guerres de ces dernières décennies, les journalistes ont pu accéder aux combattants, sur le terrain, et raconter ce qu’ils avaient vu : guerre du Golfe, ex-Yougoslavie, Irak, Afghanistan, et même en Syrie.

Mais pas en Ukraine. Et cela pose problème.

Car si les reporters ne peuvent pas rendre compte, tout ce qui est information se retrouve contrôlé, verrouillé par les seuls belligérants, et plus aucune parade n’est possible contre la désinformation. C’est la porte grande ouverte aux manipulations de l’opinion, aux falsifications, mensonges et intoxications.

Cela étant, les journalistes sur place font ce qu’ils peuvent, et leur travail est essentiel. Par exemple, leurs reportages et leurs enquêtes sur ce qui s’est passé à Boutcha, où l’on a trouvé des cadavres de civils par dizaines, gisant dans les rues, certains ligotés, abattus comme des chiens, seront déterminants, un jour, lorsqu’un tribunal devra se prononcer sur ces crimes de guerre.

A ce jour, sept journalistes ont trouvé la mort dans cette guerre en Ukraine. Et d’autres ont été capturés et torturés par des soldats russes. Leurs témoignages sont accablants.

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(*) Jean-Pierre Ferey a mené une carrière complète de journaliste de télévision, où il a longtemps été spécialisé sur les questions de géopolitique et les affaires militaires. Auditeur de l’IHEDN (42° session nationale), il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont « les héros anonymes de l’été 44 » aux éditions du Rocher. Il est secrétaire de rédaction d’ESPRITSURCOUF


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