Parler à Poutine, oui ; lui céder, non.

Renaud Girard (*)
Grand reporter et chroniqueur international

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Les présidents des Etats-Unis d’Amérique et de la Fédération de Russie ont eu mardi 18 mars 2025, une conversation téléphonique sur l’Ukraine. […] l’occasion pour Donald Trump de tenter de faire accepter par les Russes la première phase de son entreprise de paix, qui est un cessez-le-feu de trente jours, dont les Ukrainiens ont déjà accepté le principe.

 

Un torrent de critiques s’est abattu sur les propos tenus et sur les décisions prises par le président américain depuis le 20 janvier 2025. Mais ce brouhaha ne doit pas voiler trois points de politique internationale sur lesquels Donald Trump a entièrement raison.

Le premier est l’engagement qu’il prend, lors de son discours inaugural, de terminer les guerres en cours et de n’en pas commencer de nouvelles. Depuis leur indépendance, les Américains ont été en guerre pendant plus de 220 ans. Trump s’est toujours opposé à la doctrine néoconservatrice d’imposer la démocratie partout dans le monde, si besoin est par la force.

Le deuxième point est la volonté du 47ème président des Etats-Unis d’arrêter la boucherie en Ukraine, entre des jeunes hommes qui partagent les mêmes langue, culture et religion – une guerre qui rappelle celle de Sécession. Non seulement cette guerre régionale fratricide est meurtrière, mais elle porte des germes d’extension à tout le continent européen, voire au monde entier. Souvenons-nous comment, en 1914, une anecdotique querelle entre colonisateurs autrichiens et nationalistes serbes, dans la petite Bosnie-Herzégovine, a fini, à cause du jeu des alliances, par provoquer la Première Guerre mondiale, qui fut le suicide de l’Europe.

Le troisième point où Trump a raison, c’est de parler à Poutine. Dans toute confrontation géopolitique, il est précieux de toujours garder ouvert un canal de discussion. C’est ce qui avait été fait lors de la crise des missiles soviétiques à Cuba (1962) et qui avait évité l’apocalypse nucléaire.

 

L’ostracisme appliqué à des pays ne fait pas une bonne politique étrangère. Son résultat est toujours de rendre l’adversaire encore plus déterminé à vous nuire. Les Occidentaux ont eu tort d’ostraciser les maoïstes chinois en 1949 ou les talibans afghans en 1996. Discuter avec des ennemis idéologiques est toujours difficile, mais ce n’est jamais inutile. La politique franco-polono-britannique du « cordon sanitaire » contre la Russie bolchevique, à l’issue de la Première Guerre mondiale, eut des résultats contreproductifs : elle aboutit au traité de Rapallo d’avril 1922 entre les deux ostracisées qu’étaient la Russie et l’Allemagne, et qui permit aux Allemands de poursuivre sur le territoire soviétique les activités militaires qui leur étaient interdites par le traité de Versailles.

 

En parlant directement à Poutine, Trump flatte l’ego du président russe, qui s’était senti humilié quand Barack Obama avait traité la Russie de « puissance régionale ». Trump a raison car cela ne lui coûte rien et cela peut amener à la table de négociation le président russe, avec les moins mauvaises dispositions possibles.

Mais parler à Poutine ne signifie pas qu’il faille lui céder, sur toutes les « nuances » qu’il a évoquées lors de sa conférence de presse du 14 mars 2025. Le cessez-le-feu proposé par Trump devrait se suffire à lui-même, car il porte une dynamique d’armistice sur le court et le moyen terme. La Corée du Sud connaît un remarquable développement économique depuis 72 ans, à l’ombre d’un simple armistice.

 

Un traité de paix russo-ukrainien est une affaire de très longue haleine, peut-être inatteignable, dans la mesure où l’on ne voit pas un gouvernement ukrainien accepter par écrit que la Crimée et le Donbass soient russes. Après la Seconde Guerre mondiale, la France n’a jamais reconnu l’annexion des pays baltes par l’URSS et aucun ambassadeur de France à Moscou ne s’y est jamais rendu, de 1945 à 1990.

Maintenant que l’armée russe a reconquis le saillant de Koursk, le Kremlin n’a plus besoin d’échanger des territoires. La ligne de cessez-le-feu deviendra la nouvelle « frontière », de facto mais pas de jure. Car les Russes ne lâcheront probablement pas un km² des territoires qu’ils ont conquis par la force, et les Ukrainiens ne céderont jamais des territoires qu’ils tiennent, et qui leur appartiennent en droit international, comme les villes de Kherson et de Zaporijia, annexées unilatéralement par Moscou.

 

Vladimir Poutine est resté flou sur les conditions qu’il souhaite mettre à son éventuelle acceptation du cessez-le-feu proposé par Trump. La « démilitarisation » de l’Ukraine ne saurait évidemment être acceptée par Washington. Car cela ne ferait qu’aiguiser les appétits russes. Pour que l’armistice ait des chances de tenir, l’Ukraine devra être transformée (avec l’aide militaire européenne, sinon américaine) en « hérisson d’acier », dissuasif de toute nouvelle agression russe.

Le changement de pouvoir à Kiev serait également une condition inadmissible. Il appartient aux Ukrainiens de choisir démocratiquement leurs leaders, au moment qu’il leur conviendra. C’est un point sur lequel personne ne saurait céder.

Pour déclencher une dynamique de fin de conflit, la relâche des prisonniers sera cruciale, comme l’ouverture de voies aériennes ou terrestres entre les deux territoires, permettant la réunion des familles séparées.

 

Croire à la possibilité d’une telle dynamique de paix revient-il à rêver tout haut ? Peut-être, mais il serait criminel de ne pas essayer ? Après tout, les jeunesses russe et ukrainienne n’ont pas le moindre enthousiasme à poursuivre le combat.

 

L’important désormais est de travailler à ce que les leaders des deux côtés puissent sauver la face et survivre politiquement dans leurs pays respectifs. Les Américains ont la capacité d’édifier un tel théâtre, où Poutine et Zélinsky pourront chacun crier victoire. Le premier se félicitera d’avoir protégé les russophones en danger, et d’avoir empêché l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan. Le second sera acclamé pour avoir réussi à sauver l’indépendance et la liberté de l’Ukraine, alors qu’elle était attaquée par beaucoup plus fort qu’elle.

 

(Chronique internationale du Figaro du mardi 18 mars 2025)

 

(*) Renaud GIRARD, diplômé de l’École Normale Supérieure et de l’ENA, est journaliste et a couvert la quasi-totalité des conflits de la planète depuis 1984. Il est éditorialiste de politique étrangère au Figaro depuis 2013, chroniqueur régulier sur LCI, Géopoliticien Auteur de sept livres consacrés aux affaires internationales, il a reçu de nombreuses distinctions, dont le prestigieux prix Bayeux des correspondants de guerre pour son reportage « l’OTAN dans le piège afghan à Kandahar ». Il est également professeur de stratégie internationale à Sciences-Po.